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dimanche 23 octobre 2016

La manière noire



Un étang près de chez moi

Il me semble être partie depuis au moins six mois, tellement j’ai changé de monde, je pense avec affection et nostalgie à Cavillargues, à mes orthodoxes, à ma famille, aux magnifiques promenades quotidiennes dans la lumière et la beauté du midi, mais je ne regrette pas, car je me sens en paix avec moi-même, et en phase avec le milieu où je suis.
Ce matin, je suis quand même retournée chez le père Dmitri, qui a fait aujourd’hui deux sermons, un après l’évangile, et l’autre à la fin de l’office, racontant la vie de tous les saints célébrés au cours de la semaine à venir, comme s'il les avait personnellement connus. Son sermon partait de la compassion, de la solidarité, exprimée par le passage de l’évangile où le Christ ressuscite le fils de la veuve, et aboutissait à l’iconographie, en passant par la foi et le repentir, c’est un prêtre intarissable. A propos de l’iconographie, il a dit : «Un enfant ne dessine pas ce qu’il voit, il dessine ce qui est important pour lui. Dans les icônes, nous peignons ce qui est important. Les icônes nous regardent depuis l’au-delà et reflètent le mystère de toutes choses mieux que n’importe quelle peinture réaliste et académique. » Je ressentais de la paix et de la joie. Une petite fille de quatre ans chantait avec enthousiasme, sa petite voix perçante et très juste voletait au dessus de celles du chœur, dirigé par Olga. Elle connaissait tout le symbole de Nicée, et beaucoup de répons.
Au moment de la communion, un type d’une quarantaine d’années m’a glissé : «Vous me donnez quelque chose pour acheter du pain ? » Il avait l’air d’avoir honte, je lui ai donné.
L’église  du père Dmitri est ornée de très belles icônes contemporaines, et le mobilier en est bien choisi, simple, et les chants aussi sont simples et beaux. A la fin de l’office, je suis allée vénérer la croix et lui baiser la main et il m’a embrassée et accueillie comme l’enfant prodigue, en m’invitant à sa table et en me demandant où j’étais passée. «J’ai essayé plusieurs fois de vous appeler, votre numéro ne marchait plus, mais je n’ai pas cessé de prier pour vous. »
A table, après la soupe, les pirojkis, les salades composées et le petit verre de vin doux, il a déclaré aux paroissiens présents : « Laurence, notre paroissienne française nous est revenue. Pour longtemps, j’espère ? Peut-être pour toujours ?
- Si on ne me chasse pas, oui, j’ai l’intention de rester…
- Mais même si l’on voulait vous chasser, nous ne vous laisserions plus partir ! »
Moi qui n’étais pas sûre qu’il arrivât à me reconnaître…
D’après le plombier Rouslan, le père Dmitri a tout un espace dans son église pour donner des concerts, et il s’intéresse beaucoup au folklore, ce que je savais déjà. Il doit être possible d’organiser des choses avec lui, de faire venir les cosaques, ou des joueurs de gousli et de balalaïka.
Pour l’instant, les gens du cru me conviennent parfaitement. Je ne ressens pas la nécessité d’un public plus choisi, de relations moscovites. Je me sens dans mon élément.
Le soleil étant revenu, je suis allée me promener avec mon chien dans la direction du lac, et j’ai fini par le trouver, mais il n’était pas encore très accessible de ce côté. Finalement, Kostia m’a montré comment parvenir à la plage de la ville, un endroit idéal pour aller rêver devant l’espace bleu. Puis je suis allée chez Olga, en traversant d’immenses ondulations de terre parcourues d’herbes sèches et de bouleaux transis, dans les vestiges dorés de leur fête automnale. Sa mère, Anastasia, une grand-mère en fichu encore belle et très digne, m’a accueillie avec un sourire timide et m’a brusquement saisie dans ses bras. Olga préparait des varenniki au fromage de ses chèvres, pour ma venue, et m’a montré comment on les faisait. Puis nous les avons mangés, avec de l’infusion de sorbes, avant de passer à l’étuve. On m’a prévenue qu’elle était « à la manière noire », c’est-à-dire que la fumée ne s’évacue pas par un conduit, et que la pièce est noire de suie. Je suis entrée dans la délicieuse chaleur d’une cabane ténébreuse où nous étions  nues comme des sorcières, dans la faible lueur d’une seule lampe, à transpirer sur une serviette. Nous nous sommes fait un gommage avec du marc de café, et nous nous sommes fouettées avec des branches de bouleaux. Puis nous nous sommes aspergées d’eau plus ou moins froide, à notre convenance. On sort de là bien mieux récuré qu’après un bain ou une douche, et merveilleusement détendu.
A l’issue de ces procédures, nous sommes allées nous étendre dans l’isba, manger à nouveau des varenniki et boire du vin de groseille fabrication maison : outre qu’il est plein de vitamines, il est excellent pour le cœur, car il dilate les vaisseaux et favorise la circulation du sang. On met un volume de fruits pour un volume d’eau, une livre de sucre et on laisse fermenter, avec un gant de chirurgie enfilé sur le couvercle : tant que le gant reste gonflé et dressé, c’est que le processus n’est pas fini.
Olga et sa mère ont deux chèvres, un potager et vivent presque en autarcie. En hiver, tout le monde se replie dans une seule pièce, celle où se trouve le poêle russe.
Elles m’ont reçue avec une immense gentillesse. Kolia l’électricien m’a raccompagnée. Le ciel était plein d’étoiles et je ne les avais pas revues depuis ma terrasse de Cavillargues, quand je dormais sur mon hamac par les nuits du mois d’août.
Comme Olga se désole de ne pas avoir un seul tableau chez elle, je lui ai promis de lui en faire un.

Apparition du lac
Ma rue

Une trouée de lumière

Ma maison se couvre de planches. Un taxi a trouvé la couleur sensationnelle.
On la voit de loin.




8 commentaires:

  1. Splendide. Merçi merçi beauçoup pour çette tranche de vie bel et douçe soiree amities marie

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  2. J'espérais de tes nouvelles !Et Bingo en allant sur ton Mur...Toutes ces personnes ont des racines et l'on ressent le poids,la densité je veux dire, de leur quotidien...

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  3. Quelle chaleur vous nous envoyer, une chaleur profonde une chaleur qui vous réconcilie
    avec l'humanité.

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  4. C'est magnifique je ne me lasse pas de te lire et j'attends chaque jour voir s'il y a un autre récit aussi palpitant, merci Laurence de nous faire vivre ta vie et la vie de nos amis russes au travers de tes écrits

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  5. C'est magnifique je ne me lasse pas de te lire et j'attends chaque jour voir s'il y a un autre récit aussi palpitant, merci Laurence de nous faire vivre ta vie et la vie de nos amis russes au travers de tes écrits

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  6. Pas beaucoup de soleil .. Mais pourtant, de là-bas, vous nous illuminez !

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  7. J'aime beaucoup tes photos et tes "personnages" (pardon! tes nouveaux amis,)tous hauts en couleurs. Tout le monde, ici, aime ton initiative de nous faire pénétrer tous les jours un peu dans ta nouvelle vie. Merci.

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