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jeudi 5 octobre 2017

Visite d'un lecteur

Après un échange de correspondance, j'ai reçu Nicolas, qui a l'intention de s'installer en Russie.
Sa visite à Pereslavl a été précédée d'une visite dans le Don, où il a rencontré un monsieur qui fabrique du fromage français et emploie des cas sociaux. Son exploitation est au milieu de la steppe. J'ai regardé sur Internet, le paysage est étonnant, plus proche de ce que nous connaissons en France, par certains côtés, avec des falaises calcaires et une végétation plus méridionale, des grandes dalles de pierre dévalant jusqu'au fleuve, comme sur les bords de l'Ardèche ou de la Cèze, mais le tout est beaucoup plus vaste, plus grandiose, et plus désert. Cette immensité vierge a quelque chose d'envoûtant, et je songeais aux siècles passés, aux cosaques qui la parcouraient, à ce monde incroyablement beau, coloré et poétique dont cette nature était le théâtre.
L'amateur de fromages francophile a aussitôt proposé à Nicolas de l'employer, ce qui est précieux, car cela signifie le pied à l'étrier, un visa de travail, un logement, un salaire. Néanmoins, divers signaux font un peu peur à Nicolas, l'impression d'être phagocyté, quasiment kidnappé, et cela m'a beaucoup amusée, car cela m'a rappelé certains parents d'élèves riches et fastueux, et surtout, ce qui arrive au héros anglais de mon livre, quand il fait fortuitement la connaissance du tsar Ivan qui se prend d'affection pour lui et le confisque purement et simplement.

Après quelques mois d’aller et retours à la Sloboda sous divers prétextes, Arthur fut convoqué par le tsar, et Fédia le conduisit dans son bureau, où le souverain le fit asseoir près de lui, et après l’avoir considéré avec des yeux pleins d’émotion, et lui avoir pris affectueusement le bras, lui déclara : « Mon cher Artour, j’aimerais beaucoup te garder auprès de nous. Tu pourrais nous rendre de très grands services. Que dirais-tu de quitter ton ambassade, où tu occupes une position subalterne, pour venir à la Sloboda ? Après tout, tu n’es ni marchand ni diplomate, tu es un oiseau libre…
- Souverain, je suis très honoré, je ne sais que dire… »
Il ne le savait pas, en effet. Quitter l’ambassade pour la Sloboda était un pas décisif et risqué, refuser l’offre du tsar pouvait être considéré comme une offense. « Nous pouvons te loger ici, poursuivait ce dernier, en lui caressant la main, pour plus de persuasion, mon cher petit Anglais, tu nous serviras d’interprète et d’interlocuteur…
- Souverain, sans doute conviendrait-il de demander à mon ambassadeur ce qu’il en pense…
- Cela peut se faire, Artour, pour la forme, mais peux-tu imaginer qu’il s’oppose à ma volonté ? »
Arthur jeta un coup d’œil à Fédia qui battit des cils en signe d’assentiment. Refuser était exclu. Arthur accepta, et déménagea le peu qu’il avait dans la maison de bois colorié qui lui fut octroyée au sein de la place forte de l’Opritchnina. Il se retrouva dans la situation de tout un chacun en cet endroit : entièrement dépendant du souverain, qui lui avait même fourni les vêtements russes qu’il enfila avec plaisir, car ils étaient beaux et pratiques et lui permettaient de ne pas se faire trop remarquer dans son nouvel environnement. Le voyant ainsi transformé, Fédia lui déclara qu’il avait déjà meilleure allure mais gardait quand même une tête d’Anglais. « Mais qu’est-ce qu’une tête d’Anglais, Fédia ? lui demanda Arthur.
- Ce n’est pas une tête de Russe, » énonça Fédia, comme une évidence.
Malgré sa tête d’Anglais, Arthur passait inaperçu tant qu’il n’ouvrait pas la bouche, mais l’Opritchnina comptait aussi des Allemands et des Livoniens. Il arpentait la place forte, évitant les  exécutions, dessinait et écrivait beaucoup, et il s’entraînait sur les gousli, tout en considérant qu’il fallait être russe pour s’en servir, lui-même ayant jusqu’alors joué du luth et en jouant encore. Il en fit une démonstration à Fédia qui s’y essaya avec intérêt et déclara qu’il allait montrer cela à oncle Micha.
Varia était pratiquement la seule femme russe, avec le personnel de Fédia, les deux servantes de sa maison, les paysannes sur les marchés, à laquelle Arthur eût accès. Le tsar s’en émouvait : «Est-il possible d’être encore célibataire à vingt-cinq ans, mon cher Artour ?
- C’est que je n’ai pas trouvé, souverain, de demoiselle qui me convint…
- Comment ça, Artour, mais ta famille ne pouvait pas s’en occuper ?
- Eh bien, souverain, je suis orphelin, et j’ai marié avantageusement ma sœur Rosamund, avec notre modeste héritage, mais je suis resté pratiquement sans fortune. Voici pourquoi je suis parti courir le monde…
- Et alors, qu’est-ce que tu fais, maintenant, tu couches avec tes servantes ?
- Non, souverain, non… Je ne couche avec personne… Enfin pour l’instant.
- Mais Artourotchka, cela n’est pas convenable et pas tenable… Tu vas sombrer dans l’adultère et la fornication. J’espère que Fédia ne te laisse pas seul avec sa femme…
- Souverain, je suis un homme d’honneur et jamais je ne me permettrais…
- On dit cela, mais le diable est habile… Selon l’apôtre, « il vaut mieux se marier que de brûler », mais peut-être ne brûles-tu pas, peut-être n’es-tu pas travaillé par ces sortes de choses ? »
Arthur secoua la tête en riant : « Souverain, je m’efforce d’oublier cela dans le travail !
- Quel contrôle de soi ont les Anglais… » déclara le tsar avec respect.
Arthur sentait qu’il rêvait de le marier, et, pour ce faire, de le convertir à l’Orthodoxie, de le lier à lui de toutes les manières. Il songeait à l’avertissement de Fédia : « Ne t’approche pas trop près ! » Et comprenait que le jour même où Fédia lui avait fait prendre pour la première fois le chemin de la Sloboda, son destin avait été scellé. 

J'ai néanmoins conseillé à Nicolas d'accepter son offre, l'expérience promettant d'être humainement très riche, et pouvant lui permettre de pénétrer immédiatement dans le coeur étrange de la Russie, avec la possibilité d'y faire son trou. Cet homme a sûrement des qualités, les Français qu'il a employés reviennent le voir, il semble généreux, mais c'est comme cela, les Russes vous adoptent, ils veulent votre bien, parfois plus que vous-mêmes ou d'une autre façon!
Nous avons visité un peu Pereslavl, remonté la rivière jusqu'à l'église des quarante martyrs de Sébaste et l'embouchure sur le lac. J'ai constaté que les abords avaient été terriblement abîmés. On a construit de grosses maisons hideuses, avec des façades en dalles de plastique imitant la pierre, comment est-il possible de permettre une chose pareille? En réalité, ce que je vois arriver, c'est qu'à part le lac, les églises, les monastères et les sites naturels, il n'y aura bientôt pratiquement plus rien de beau à Pereslavl, tout sera post-soviétisé façon Disneyland, façon nouveau riche ou qui voudrait bien l'être mais ne l'est pas. Tout ce qui avait le charme capricieux et plein de sens de la tradition est remplacé par la banalité prétentieuse. Les artistes-peintres fuient en masse à Romanov-Borisoglebsk, qui n'est pas défigurée, mais se délabre car les fonctionnaires ne voient pas l'utilité d'une restauration ou d'un entretien des vieux bâtiments, ils vont éventuellement s'extasier sur Prague, Paris ou Venise, mais leur propre patrimoine, ils le méprisent souverainement. 
Je suis obligée de choisir les points de vue pour faire des photos, car il y a toujours un monstre pour gâcher l'ensemble. Je me souviens des petites isbas, des palissades à claire-voie et des jardins fleuris au dessus desquels surgissaient des coupoles et des bulbes, maintenant, on ne les voit pratiquement plus, les maisons sont hautes et lourdingues, les palissades en tôle métallique opaques et disgracieuses, un vrai massacre.
Cependant, tout cela étant construit de bric et de broc, on peut garder l'espoir, si l'on conserve l'étincelle des savoir-faire artisanaux, de ressusciter un Pereslavl digne de son beau passé et des ses édifices religieux, l'Eglise étant avec les musées et les cercles ethnographiques le seul refuge de la beauté et de la mémoire.
J'ai été récemment attaquée par des Russes, sur Facebook, qui me reprochaient de ne pas aimer la Russie contemporaine. Mais que pourrais-je aimer, dans la Russie contemporaine? Les gigantesques monstres en béton moscovites qui ont ravagé une des plus belles villes du monde, méthodiquement détruites par ceux qui voulaient en faire, selon les slogans brejniéviens, "une vraie ville communiste", ou plus tard, par la cupidité de richards sans conscience, sans culture et sans goût? Les vêtements hideux dont nous affuble la modernité? Le silence des campagnes où plus personne ne chante? Ou bien le vacarme des radios et des engins à moteur? Les chefs d'oeuvre paysans à l'abandon? La sous-variété vulgaire qui nous casse les oreilles? L'imitation servile de ce que l'Occident a fait de pire?
J'aime la Russie, ce qu'il en reste, ce qu'il faut sauver, ce qu'il faut remettre entre les mains de Dieu, au jour du Jugement, son héritage doré, cette petite flamme poétique, pure et vivace que veillent ceux qui prient et ceux qui chantent, ceux qui perpétuent et conservent pieusement. Qu'elle allume de sa grâce le maximum de coeurs avant que tout ne s'effondre, et peut-être que la Russie accueillera debout le Second Avènement...


J'aime les hortensias russes, souples et gracieux, avec leurs têtes blanches et bouclées, j'en ai planté chez moi.

L'église des quarante martyrs

Sur le lac

Brusque apparition de bulbes dorés

Un point de vue sauvegardé


3 commentaires:

  1. Quel doux et beau moment passé (trop vite) à vous lire Laurence... Je souriais à moitié en en voyant, comme si j'y étais, la mocheté des coups d'oeil d'endroits sans charme, voire hideux, à nos yeux en tout cas. J'imagine aussi la "perplexité" de ces braves gens qui trouvent, au contraire, que rien ne peut être plus beau que ce qui s'approche le plus, à leurs yeux, de la modernité et le "luxe" et l'abondance factices dont l'Occident les nargue depuis... trop longtemps... Alors, oui, Dieu que c'est laid, mais, Dieu que c'est beau de naïveté et "fraîcheur" de croire, dur comme fer, qu'en saccageant les réminiscences de tout ce qui leur rappelle les durs temps de privations et en y mettant à la place les hideuses caricatures de l'"opulence" occidentale, ils conjurent définitivement le sort et accèdent d'office à la classe des nantis... Les pauvres, s'ils savaient... J'espère que vous ne manquerez pas de les mettre au courant de la dure réalité qu e de beaucoup - toujours plus nombreux- vivent aux endroits qu'ils admirent tant...
    Merci encore pour ces précieux instants à vous lire.

    Je vous embrasse

    Magali Perrochet

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    1. Je ne vois pas tout à fait les choses comme ça. Dans les destructions soviétiques (du passé faisons table rase etc.) il y avait le désir plus ou moins conscient de supprimer tout ce qui pouvait rappeler la poésie du monde précédent, car là où subsiste la poésie naît la nostalgie. Et le résultat est une mutilation de la personnalité qui fait que les gens ne sont plus reliés à la source de toutes beautés, et ne voient plus le lien entre les choses, ce qui les unit. Tout ce qu'ils font et tout ce qu'ils aiment est donc en dissonance et en porte-à-faux. Ils prennent ce qui brille pour de l'or et les vessies pour des lanternes.

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  2. Cela me fait penser à la France des années 60 que je n'ai pas connu mais mes parents m'ont expliqué qu'à l'époque, comme la Russie de maintenant, les gens des campagnes voulaient faire "moderne" et ont troqué leurs vieux meubles rustiques contre du formica... Et bien des maisons anciennes sont tombées en ruine. On a complexé les ruraux et au delà des pays "en retard" comme l'Irlande et l'Espagne qui font maintenant dans l'hystérie moderniste. Dites à nos amis russes que nous sommes nombreux en France à aimer l'authenticité et la tradition, que ces maisons en bois délicatement ciselées sont magnifiques et de plus, adaptées aux rudes hivers russes. Je ne m'imagine pas vivre la bas dans un immeuble en béton, que ça doit être dur à chauffer ! C'est déjà le cas en France... Merci encore pour tes articles Laurence, belle soirée

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