Sans doute à la suite de la fin de Georgette, et de deux autres nouvelles qui m'affectent, je suis plus ou moins malade depuis trois jours, de terribles maux de tête, je me suis
encore levée avec cette saloperie ce matin. L’impression qu'une bestiole circule dans ma
boîte crânienne, et qu’elle va craquer aux sutures, et puis que tout d’un
coup, on m’enfonce une aiguille à un endroit, puis à un autre... Il y a bien longtemps que je n'avais rien éprouvé de pareil. C’est passé
avec un nurofen, mais j’étais bizarre toute la journée, comme si j’étais un peu
droguée. Il faisait encore un temps magnifique, je n’avais qu’un désir, profiter
de ces derniers jours de soleil sur ma terrasse. Mais autour de moi, c’était la
cacophonie habituelle. Le barbare d’en face qui sabote à coups de marteau la
malheureuse isba, prise dans une excroissance rigide et contrefaite. Les camions et les engins qui viennent brinqueballer là où,
au vu des travaux pharaoniques depuis trois ans, un esthète raffiné va sans nul
doute m'édifier un palais des mille et une nuit à trois étages avec des
chapiteaux corinthiens dorés. La tronçonneuse de l'hyperactif, et puis sa radio. Enfin la moto de l’ado d’en face,
et le cycle recommence. J’ai décidé d’épargner mes nerfs et d’aller chercher
ailleurs un peu de paix et de beauté. J’ai essayé le « val », les
fortifications, d’où l’on a encore une belle vue sur ce qu’il reste de la
ville, mais l’accès était bloqué dans tout le quartier : travaux. J’ai
donc poursuivi jusqu’à l’église des Quarante Martyrs et l’embouchure de la
rivière. Et j’ai pu observer les ravages en quelques mois, l’accélération
vertigineuse des progrès de cette lèpre qui a défiguré une des plus jolies
petites villes de Russie, un des joyaux, soi-disant, de l’Anneau d’Or. Les
maisons traditionnelles harmonieuses ont presque toutes disparues, ou bien
elles sont devenues difformes. L’emplacement de la moindre ruine vaut ici
des sommes folles et l’on y dresse des cacas prétentieux qui justifient la
dépense aux yeux des acquéreurs. Il est parfois difficile, pour une personne
normalement instruite, éduquée, d’en croire ses yeux, tellement ces maisons
sont laides, chaotiques, dépourvues de poésie, de proportions, de cohérence, de charme, et l’état
second dû à ma migraine donnait à tout cela un relief inhabituel, j’en
éprouvais une sorte de terreur métaphysique, l'impression d'être entrée dans un délire de science-fiction. A côté de l’église avait longtemps
subsisté une petite isba dans une petite cour, avec un arbre, on était en train
de la détruire, et au dessus apparaissait le pignon de la maison voisine, qui
était rose poupée Barbie avec un toit vert émeraude. Plus d’arbre, évidemment.
Je me suis
engagée sur le quai qui borde l’église, pour oublier tout ça, et devant, c’était
le lac, ses couleurs, sa lumière, ses oiseaux, ses berges dorées. Je me
fais alors aborder par une dame qui m’avait vue à la télé et voulait une photo
avec moi. Cela m’a fait un drôle d’effet. Puis, alors que je commençais à
dessiner, un troupeau de touristes passe dans un sens. Un peu plus tard, un
troupeau de touristes passe dans le sens inverse. Puis les troupeaux commencent
à se croiser. Et je ne voyais pratiquement plus le lac. Mais je me demandais
avec curiosité s’ils allaient se mettre à galoper comme des gnous.
De retour
chez moi, j’ai reçu Katia, qui passait par là, et je lui ai offert un jus de
grenade sur la terrasse. Elle s’est extasiée sur mes asters qui croulaient dans
la lumière dorée, plein de papillons et d’abeilles, enlaçant le buisson de plus
en plus pâle des hortensias exsangues dans leur écume mauve, et sur l’énorme
touffe d’orpin, qui brûlait d’un ardent feu vert entre ses braises roses. «Que tout est beau, chez vous, mais que de bruit ! »
Et en effet, le joyeux bricoleur était aussi actif que les abeilles mais
beaucoup plus tonitruant, et la moto du petit ado pétaradait dès que le marteau
se calmait. « Il faut nous habituer, me dit Katia, il n’y a plus
aucun endroit où avoir la paix, sauf l’hiver. »
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Mieux vaut ne pas mettre le son... |
Elle fait du
bateau, ce qui n’est plus de mon âge, parce que sur le lac, c’est calme, et les
horribles constructions disparaissent derrière les arbres. Au vu des berges
saccagées de la rivière Troubej, m’avait traversé l’esprit la célèbre phrase de
Dostoievski : « La beauté sauvera le monde ». C’est sans doute
pour cela qu’il faut l'en faire radicalement disparaître. En tous cas, si c’est
la beauté qui doit sauver le monde, ce ne sera pas la Russie qui va s’en
charger. Car on lui a fait complètement oublier toute notion de ce que mot
recouvre, dans l’ensemble, les gens ne savent plus ce que c’est. Et parfois
même les prêtres, les artistes-peintres ou les folkloristes se laissent aller au mauvais goût ambiant,
et c’est ce qui me bouleverse le plus. Rien ne m’a fait douter du destin russe
dans les diverses analyses que je lis ça et là. Mais l’ivresse que met la
population à se jeter sur le kitsch et à tout métamorphoser en horreur
incongrue et arrogante reflète quand même une inédaquation profonde à l’harmonie,
et l’harmonie a ses lois cosmiques et divines, ce n’est pas seulement une vue
subjective des choses. Une isba s’inscrit dans le nombre d’or même si son
bâtisseur n’en avait jamais entendu parler, car il était harmonieux et
produisait de l’harmonie, comme le rossignol son chant. Le mutant actuel
contrefait produit du contrefait et du tintamarre, il devient le supplice
permanent de tout être vivant normal par son éléphantesque indiscrétion. Il ne
s’agit pas seulement de moi, ou des esthètes qui me ressemblent, je ne pense
pas d’ailleurs être une esthète au sens qu’on donne à ce terme. Mais de tout ce qui
vit, et subit ces ondes sonores destructives, et des âmes des enfants qui grandissent de
travers dans cet environnement, ne pouvant plus rêver, ne pouvant plus créer,
et pas prier non plus, et se jettent sur les mobylettes et les tablettes. N'ayant plus aucune notion d'un autre monde, ils s'adaptent à celui-ci comme les rats à leur décharge.
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photo Katia |
Evidemment,
n’étaient les gens que je connais ici et auxquels je me suis attachée, Katia,
Ania, le café, je regretterais terriblement d’avoir choisi ce malheureux
endroit. D’ailleurs, je serais plus jeune de dix ans... Car je le crains vraiment, on va nous transformer
Pereslavl en Lunapark pour moscovites en goguette.
C’est sans
doute ma croix. Il va me falloir surmonter, essayer d’aimer tous les barbares et
les pignoufs qui me consternent, ou du moins ne pas les traiter de tous les
noms d’oiseaux du fond de ma cuisine, et essayer de trouver les sources de la
beauté ailleurs, au fond de moi, là où en principe, on peut rencontrer Dieu.
Katia a été adoptée par un chat, un jeune chat sentimental et intelligent qui s'infiltre chez elle et l'adore. "C'est Dieu qui vous l'envoie pour vous consoler dans vos épreuves", lui ai-je dit. Et je le pense, moi, j'avais Georgette. J'en ai d'autres, bien sûr. Ils font ce qu'ils peuvent.