Translate

mardi 30 juillet 2019

Garçon manqué


Je me lève dans les brumes, un chat avait dégueulé sur le dessus de lit. J’arrive dans la salle de bains, je monte sur la balance : elle était mouillée. Une mare de pisse. De chat, de chien, je ne sais pas, j’espère que ce n’est pas mon artiste peintre… Voilà qui fait bien débuter la journée.
Le père Constantin m’avait engagée à venir à la liturgie aujourd’hui, car il n’aime pas lorsqu’en semaine, il n’a personne à qui donner la communion. Je n’avais aucune envie d’y aller. Mais aucune. C’est même étonnant que moi, qui suis si orthodoxe, je n’arrive pas à surmonter mes petites faiblesses pour aller à l’église ou respecter les carêmes qui me compliquent la vie et me cassent les pieds. Mais c’est comme ça…
Enfin pour finir, j’ai lu les prières de communion que je n’avais pas lues la veille, et je suis partie en traînant les pieds, en jupe, avec les collants et tout, et le fichu sur la tête, pour enfourcher mon vélo, direction la cathédrale. Il faisait un froid d’automne profond, 12°,  vent du nord, le mois d’octobre. Hier, il ne faisait pas beaucoup plus chaud, mais il y avait au moins du soleil. Cela dit, quand il ne pleut pas, qu’il y a du vent, de beaux nuages, c’est vivifiant, le pire c’est les rideaux de flotte et le ciel gris.
Quand je passe au pied de l’église de la Transfiguration, où saint Alexandre Nevski a été baptisé, j’ai toujours un élan du cœur : elle est si belle, si pure, elle me parle d’un temps où tout était simple et sacré, elle a survécu à tout, elle a vu le beau prince du XII° siècle et les affreux bolcheviques, et elle est toujours là. Ouvre-moi la porte, saint Alexandre, de la ville invisible de Kitej et protège ce qu’il reste de Pereslavl…
J’aurais bien aimé être madame Alexandre Nevski, encore que je ne suis pas sûre d’avoir ce qu’il faut pour remplir la fonction de princesse à longue tresse penchée sur son métier à tisser aux côtés d’un guerrier qui va périodiquement risquer sa peau en vous faisant des enfants entre deux campagnes, mais on ne se posait pas la question, et la question ne se posait pas, et cela me paraît psychologiquement tellement reposant. Et puis au moins, on l’avait d’office, le mari, et les enfants aussi. A cinq ans, on commençait à préparer son trousseau, on n’avait pas à se demander si on passerait son bac, quelles études on ferait si on « réussirait sa vie », on avait de la chance ou l’on n’en avait pas, et ce qui comptait, c’était ce qu’on faisait de son âme, si on avait aimé les siens, si on leur avait été utile.
Alexandre Nevski avait dix neuf ans, quand il a commencé à remporter ses victoires. Je n'aime pas tellement les bustes de lui qui hantent la ville. J'aimerais bien voir la tête qu'il avait. Je pense qu'il était beau, beaucoup de Russes le sont, et à l'époque, ils devaient l'être encore plus, avec la vie qu'ils menaient, rude et saine.
Je me suis confessée, j’ai communié, j’ai pris le petit déjeuner au café Montpensier avec le père Constantin. Il est anti Poutine, mais pense que de toute façon, depuis la mort du tsar, la Russie est aux mains de n’importe qui, et que suivre Navalny, avec sa tête de faux témoin, il faut être idiot ou vouloir le malheur de sa patrie. Comme moi, il voit dans la ferveur et l’élan de la procession ukrainienne une sorte d’événement mystique qui est notre lueur d’espoir. Je lui ai fait part de mon sentiment d’inadéquation de ma nature aux exigences chrétiennes orthodoxes. « Oh mais nous en sommes tous là, me dit-il. D’ailleurs il ne faut pas projeter sur l’ensemble des fidèles ce qui relève du monachisme et qui n’est pas à la portée de tout le monde.
- Dimanche, vous avez dit dans votre homélie qu’à notre époque, garder figure humaine était déjà un exploit. Le métropolite Onuphre aussi avait demandé à ses fidèles de prier pour garder figure humaine. Eh bien, c’est à peu près tout ce que je suis arrivée à faire de ma vie : garder figure humaine… »
Dieu aime bien qu’on fasse un effort, même insignifiant, car cette communion à l’arraché m’a fait du bien. 
J'ai dit au père Constantin que j'aimais bien les monastères de Pereslavl, et les moines que j'y voyais, que j'aimais bien aussi le monastère saint Théodore, mais que je préférais les moines aux moniales: "Vous voyez, à la limite, je voudrais bien être moniale, mais dans un monastère d'hommes, et cela ne se fait pas. Parce que les vertus domestiques des moniales, cela me casserait vite les pieds, alors que je vois des moines tellement intéressants, qui ont l'air d'avoir des vies spirituelles ardentes et des activités intellectuelles profondes, enfin j'aurais rêvé d'être une femme au foyer modèle et je suis quand même un garçon manqué..."
Il pense que néanmoins, Dieu m'avait choisie dès mon enfance pour un destin particulier, et gardée à l'écart des erreurs de l'époque. 



dimanche 28 juillet 2019

La Procession 2019 : pourquoi sommes-nous si nombreux ?




300 000 personnes ont suivi la Procession en mémoire du baptême 
de la Russie, derrière le métropolite Onuphre, à Kiev

Elan du cœur, confession, réponse aux persécutions, pourquoi la procession à Kiev réunit-elle toujours plus de monde ?
Il y a quelques heures à Kiev s’est achevée la grande Procession en l’honneur de l’anniversaire du baptême de la Russie kiévienne. Cette année, le nombre des pèlerins a dépassé toutes les attentes, surpassant les indicatifs de 2017 et 2018.
Pourquoi aujourd’hui, quand l’Eglise du Christ est persécutée par le pouvoir,  quand se sont dressées contre elle de puissantes forces extérieures , et  que l’esprit même de l’époque, semble-t-il, éloigne l’homme de l’exigence de la vie spirituelle, toujours plus de gens se rassemblent autour d’elle ?

La Procession en tant qu’élan du cœur
Sa béatitude le métropolite Onuphre l’a expliqué simplement : les croyants viennent à Kiev parce que l’âme humaine ressent le besoin de communiquer avec Dieu. " l'âme humaine n'a pas besoin d'apprendre les nouvelles, mais d’apprendre  Dieu, de découvrir pourquoi l’homme a été créée et  à quoi  il est destiné", a-t-il déclaré dans une interview accordée à la chaîne Inter TV. "Au cours de la procession, celui qui entre en relation de prière  avec les autres apaise sa soif spirituelle de la parole de Dieu, de la prière et de la relation avec Dieu."

La Procession en tant que confession de foi.
Mais il est évident que dans l’Ukraine contemporaine, la participation à la Procession avec la prière suppose encore un autre aspect, le désir de confesser sa foi.
Tous ceux qui sont venus aujourd’hui à Kiev, par leur présence sur la colline de Vladimir, ont exprimé leur soutien à l’Eglise Orthodoxe Ukrainienne, s’est déclaré en unité avec elle.
Nous vivons, au moins extérieurement, dans une société démocratique. Mais derrière les belles paroles sur la démocratie et la liberté, on cache souvent, en Ukraine, les faits de persécution de croyants sur des signes religieux.
Les confiscations d’églises, les lois anticléricales, la haine et l’agressivité envers l’Eglise ne rencontrent pas de réaction de la part des organes législatifs, on les tait et on les nie. Beaucoup de médias sont catégoriquement opposés à l’Eglise et ne donnent pas seulement de l’information fausse, mais mentent carrément. Les politiques et les fonctionnaires font des déclarations contre elle et se mêlent directement de ses affaires.
Et c’est pourquoi, dans avoir les moindres leviers extérieurs d’influence sur la situation, et ne voulant pas non plus de confrontation avec « ceux qui nous haïssent et nous attaquent », les croyants de l’EOU utilisent le seul moyen qui leur permette de rappeler leur présence dans la société ukrainienne et leur égalité de droits devant la loi et la constitution, la Procession.

La Procession en tant que soutien de l’Eglise
Dans la société capitaliste et les pays démocratiques, dont notre pays désire faire partie, il y a un bon principe qui s’appelle « voter avec son porte-monnaie ».  Par exemple, très souvent le pouvoir démocratique n’interdit pas certain produit ou marchandise, il existe librement, sans intervention extérieure. Mais les gens réagissent à son existence par le désir, ou l’absence de désir, de l’acheter. De la sorte, si personne ne veut payer pour cette marchandise, le producteur comprend que personne n’en a besoin et soit il arrête la production, soit il enlève la marchandise de l’étal pour la perfectionner.
Cet exemple est grossier et peut-être mal  choisi, mais il correspond  d’une certaine façon à la situation qui s’est installée dans la sphère religieuse ukrainienne. Pour voir quelle église soutient le peuple, les autorités doivent laisser toutes les églises tranquilles. Comme Gamaliel l’a dit un jour: si l’affaire vient de Dieu, vous n’y pouvez rien, et si c’est de l’homme, elle s’écroulera.
D’après une enquête publiée par les médias, c’est l’ELU récemment fondée (il y a un an c’était l’EOU du Patriarcat de Kiev) qui bénéficie du plus grand soutien. Cependant, la Procession démontre justement  et précisément quelle Eglise soutient le peuple ukrainien, à quelle Eglise s’identifie la majeure partie de l’Ukraine.
On peut affirmer autant qu’on veut que l’Eglise Orthodoxe Ukrainienne n’a pas de soutien dans la population, et l’on peut simplement regarder la transmission de la Procession d’aujourd’hui, et se convaincre que c’est une énorme erreur.

La Procession comme réponse aux persécutions
Les persécutions ne font que renforcer l’Eglise et tous ceux qui ont en leur temps lutté contre l’Eglise on disparu de l’arène historique.
Sa béatitude Onuphre, dans une interview, a comparé l’Eglise avec un navire. Il semble à beaucoup, dit-il, que sur ce navire, il n’y a pas de capitaine, et ces gens essayent de piloter, de diriger ce navire. Cependant, tous ceux qui ont pris la barre de l’Eglise en mains ont fini leur vie tragiquement.
L’Eglise a un Pilote, le Christ et Lui seul confirme la route et la direction dans lesquelles ce navire vogue. Toutes les tentatives pour changer de cap, s’immiscer dans les affaires internes ou diriger soi-même se terminent mal.
D’autre part, plus l’Eglise était persécutée, plus elle avait de fidèles par milliers. On peut même supposer que l’Eglise croît en proportion directe avec les problèmes que lui créent les politiciens  et ceux qui sont au pouvoir.
Au tout début des persécutions contre l'orthodoxie, organisées par le gouvernement soviétique, l'un des nouveaux martyrs et confesseurs russes a déclaré: «Dieu utilise la persécution comme un fer à repasser pour brûler tous les poux de la Tunique du Christ. Ces mots sont durs mais justes. Pendant les persécutions, l'Église devient non seulement nombreuse, elle devient plus propre, la foi devient plus forte, l'espoir se renforce et l'amour pour les ennemis  passe de l’incitation à un principe de vie.

La Procession comme réponse à l’agression
Pendant la Procession, un journaliste de la chaîne « 112 Ukraina » a pris une interview à des jeunes filles qui étaient venues à Kiev depuis la région de Tchernovitsa, du village de Vaslovotsy. Pendant 180 jours, dans ce village, la communauté orthodoxe a, grâce à sa prière permanente, défendu ses droits à son église, que des représentants de l’Eglise Locale ont essayé de lui prendre.
L'archimandrite Alipy (Svetlichny) a comparé cette veille de prière avec l'exploit monastique du monastère de Ceux qui ne dorment pas. Dans ce monastère créé par le moine Alexandre au Ve siècle, la prière monastique durait 24 heures par jour. Et ce parallèle n'est pas accidentel. Dans le premier et le second cas, la prière est un moyen d'aider l’homme à être avec Christ. Les habitants de Vaslovtsy, réagissant à l'agression et à la colère par la prière, témoignent du fait que le Christ leur est plus cher que tout, et même que la vie.
Les journalistes ont noté que la prière en tant que réponse à la violence est la principale preuve de la vérité de l'Église, une sorte de critère du vrai christianisme. Christ lui-même nous appelle à aimer nos ennemis et dit que nous devrions bénir ceux qui nous maudissent, prier pour ceux qui nous persécutent et nous causent des ennuis.

Et les habitants de nombreuses villes et villages d'Ukraine, qui  ressentent la haine envers eux-mêmes et leur Église, prient. Ils ne prennent pas les armes, des scies sauteuses, des barres de fer et des marteaux pour démolir les portes des églises des autres communautés. Ils prennent le psautier et l’Évangile afin d’ouvrir les portes de leur cœur et de laisser le Christ y entrer. Ils prennent des chapelets et des icônes dans leurs mains, et, eux-mêmes marqués du signe de la croix, demandent à Dieu d'envoyer paix et amour au cœur de tous, y compris de ceux qui se tiennent en face avec un pied de biche ou autres accessoires.



La Procession est la preuve que le christianisme  se vérifie par la pratique. Ce n'est pas simplement une belle théorie qui vise à rendre une personne plus parfaite moralement. C’est d’abord  un mode de vie qui aide à se rapprocher de Dieu, à s’unir avec Lui, à devenir participant de son Etre.

C'est pourquoi les représentants de l'Église orthodoxe ukrainienne ont souligné à maintes reprises que la Procession est avant tout une prière. Les gens qui vont de la colline de Vladimir à la laure de Kievo-Petchersk le font pour illuminer par la prière aussi bien eux-mêmes que le monde dans lequel ils vivent. Et ce qui est surprenant  c’est que pour ce droit, pour la possibilité de prier pour tous et pour tout, le chrétien est prêt à mourir.
Ce n’est probablement pas par hasard que notre Eglise a décidé de mettre aux rangs des saints, pas n’importe quel jour mais précisément demain, trois hommes qui ont vécu et sont morts en Christ.
Il s’agit du recteur de l’Académie de Théologie de Kiev saint Basile (Bogdachevski), confesseur de la foi, de saint Sylvestre (Malenavski) et du saint prêtre martyr Alexandre Glagolev, professeur à l’Académie de Théologie de Kiev.  Leurs reliques participaient à la Procession, et leur exploit est la meilleure preuve de la vérité du christianisme.
Il serait souhaitable en général que non seulement aujourd’hui, mais chaque jour, notre terre ukrainienne soit emplie de porteurs de croix qui la consacreraient par la prière et l’amour du prochain. Chacun de nous peut plus ou moins le faire. Il n’est pas besoin pour cela d’aller quelque part, il suffit de comprendre que Dieu est présent partout. Et où que nous allions, nous pouvons être avec lui. Et là où est Dieu, là est le Royaume des Cieux.

Article de l'Union des Journalistes Orthodoxes traduit par mes soins




Trois petits jours d'été


Trois jours de beau temps, dont j’ai profité autant que j’ai pu, car demain, on annonce 13°… Les Français, accablés par la canicule, m’envient. Pour ne pas sombrer dans le cafard, je suis allée me promener avec Ritoulia, j’ai rencontré la chevrière, Nadia, qui elle-même a rencontré une collègue. Je suis montée à la chapelle au dessus du lac. Que cet endroit devait être beau, quand le monastère s’y dressait encore… maintenant, les affreuses maisons s’y accumulent. Un point positif, les monceaux d’ordures ont été retirés, le long du chemin. Des gens qui habitent à l’année une maison en bas montent la garde et engueulent les cochons qui  viennent sournoisement larguer leurs poubelles.  
Assise près de la chapelle, j’ai vu monter une nuée si sombre, si énorme, si impressionnante, une sorte de raz-de-marée céleste qui chassait devant lui de blancs et brillants nuages effarés. Dans ses convulsions, ses anneaux, ses déchirures, des bribes d’arc-en-ciel, juste une allusion, un arc-en-ciel en gestation. Je l’ai vu ensuite se déployer alors que je me hâtais de rentrer sous une pluie pleine de lumière. Nadia était toujours à flanc de coteau aves sa copine. Leurs chèvres se connaissent et se saluent quand elles s’aperçoivent de loin. Elles sont très intelligentes, et très caressantes.
L’évêque célébrait les vigiles de la fête de saint Vladimir, hier soir, et me donnant sa bénédiction en entrant, il s’est exclamé : « Oh il y avait si longtemps ! » Il a l’air si intelligent, et malicieux, plein d’humour. Le lendemain, à la liturgie, Anastassia qui m'avait apporté des fleurs de la datcha de sa mère, m'a fait cadeau d'un linge brodé ancien pour me faire des rideaux, je ne crois pas que cela fera l'affaire, mais j'ai été très touchée.
La grande Procession ukranienne pour la commémoration du baptême de la Russie par saint Vladimir a rassemblé 300 000 personnes. Les persécutions viles et brutales de ce pouvoir aux ordres des forces mondialistes qui haïssent l’orthodoxie, et tout peuple qui garde sa foi, sa cohésion et sa mémoire, n’ont fait que confirmer la position de l’Eglise. Comme dit mon ami Henri Barthas : « A côté de toute cette foule, on voit dans un coin Philarète et quelques uns de ses affidés qui cherchent le Tomos dans une poubelle… »
En allant porter des tableaux à encadrer, j’ai vu et photographié une maison contemporaine, à Pereslavl, toute simple, bien proportionnée, avec un revêtement de toit gris et mat, elle pourrait s’inscrire dans n’importe quel coin de la ville sans le déparer, à proximité des monastères, ou des maisons anciennes. Comme quoi c’est possible, de faire du neuf qui ne soit pas immonde.
A mon retour, deux gosses des maisons voisines m'ont demandé s'ils pouvaient s'inviter chez moi. Ils ont fait le tour, ils ont tout regardé et trouvé la maison "riche". Je crois qu'elle est surtout neuve, et faite avec un certain souci esthétique, car je n'ai que des meubles IKEA ou achetés d'occasion sur AVITO. L'un d'eux a compté quelques pièces de dix roubles que j'avais laissées sur la table de la cuisine. "Oh, dis-je, tu veux faire quoi dans la vie, banquier?
- Oui!" me répond-il avec conviction.

Les deux chevrières

Le lac avant la pluie

la maison discrète et de bon goût! La palissade est en bois, au lieu d'être en horrible tôle métallique. Le petit balcon sous le toit ne fait pas grosse verrue, il s'intègre bien.





lundi 22 juillet 2019

Monter dans l'arche


Voici une analyse géniale d'Igor Rostislavovitch Chafarevitch du destin de la Russie, et du nôtre par la même occasion, c'est un extrait d'interview publié par le site pravoslavie.ru, qui rejoint mes propres réflexions, ce qui m'a amenée à le traduire et à le commenter.

".......Vous savez, il me semble que la crise russe n’est en fait pas seulement russe. C’est une crise mondiale, qui se reflète d’une manière particulière en Russie. Et si cela ne nous éloigne pas trop de notre thème, je peux exposer comment je me figure le problème. Il me semble en effet que le problème de la Russie ne peut se résoudre qu’à l’échelle mondiale.

Il me semble que ces derniers siècles, particulièrement les deux derniers, l’Occident construit une société absolument unique qui n’a jamais existé auparavant, et sous bien des aspects, est en rupture complète avec la tradition de l’histoire humaine.
D’abord, elle n’est pas agraire, mais purement citadine. Il y eut des cas d’apparitions de grandes villes et de régression de l’agriculture. C’était habituellement lié avec la fin d’une civilisation : la Rome antique, Babylone… Spengler dit que le signe typique de la chute d’une culture, c’est quand croissent de grandes villes au dépend des campagnes. Mais cette croissance n’était pas du tout à la même échelle : la majeure partie des gens a toujours vécu à la campagne, or maintenant se construit une société dans laquelle idéalement, personne ne vivrait à la campagne. Aux USA, peut-être trois pour cent des gens vivent à la campagne et font de l’agriculture, alors que l’agriculture occupe une grande partie de la population, dans la production d’engrais, la construction de machines, la recherche scientifique, la génétique… On a l’impression que cette société est hostile à l’agriculture et il lui faut, comme dans les mines d’uranium, avoir le minimum de contact avec elle, si possible, remplacer l’homme par la machine.
Cette société s’est fondée sur l’anéantissement des campagnes qui a commencé en Angleterre, avec la persécution féroce des paysans. On les chassait de leurs terres, on les déclarait vagabonds, dans la mesure où, en effet, privés de leurs terres communales, ils erraient à la recherche de travail. Ces vagabonds étaient marqués au fer rouge et pendus. Ou on les enfermait dans des maisons de travail, où les conditions de vie étaient à peu près carcérales et qu’on appelait les « maisons des horreurs ». Ils se transformaient peu à peu en prolétariat urbain, mais là aussi on les tenait sous la menace de lois féroces, supposant par exemple la peine de mort pour le vol d’un bien de quelques fartings, c’est-à-dire quelques kopecks. Alors les parcs de Londres étaient décorés de pendus… C’est de cette façon terroriste que fut édifiée, aux dépens des campagnes, la société technique industrielle.
 Maintenant, la vie est de plus en plus basée sur la technologie et la technologie est considérée comme l'élément le plus fiable de la vie. Et partout où il est possible de remplacer une personne par la technique, on la remplace par la technique. Sur les commutateurs, par exemple, lors du remplacement de personnes par des dispositifs techniques, on a moins d’erreurs ... La technique est comprise dans un sens très large, non seulement en tant que technologie de la machine, mais également en tant que système bien conçu et élaboré d’activités dirigées, tel que tout le monde peut être formé. Ce peut être la technique du jeu boursier, la technique de la publicité, la technique de la propagande politique ... La machine ici n’est qu’un idéal, une "technique idéale". Cette technique subordonne complètement l'homme. Elle lui indique à la fois les objectifs de la vie et les moyens de les atteindre. Et le moyen de se détendre. On travaille sur la technique et c'est elle qui organise notre repos. Le contact avec la vie réelle est remplacé par un contact artificiel, principalement par la télévision, comme dans un roman de science-fiction sur l'avenir ... Un sociologue allemand a brièvement caractérisé ce courant: il s'agit de détruire la nature et de la remplacer par une nature artificielle, à savoir: technique. Il se produit dans le monde une sorte de coup d'Etat.
La Russie était dans une position particulière, car cette civilisation technique crée de très grandes forces et un grand nombre d'opportunités très attrayantes pour la mentalité russe. Après tout, cette nouvelle technique très spécifique est basée sur la science, chaque nouvelle réalisation technique est basée sur une réalisation scientifique qui vient de se produire. Par exemple, la bombe atomique est créée sur la base de la mécanique quantique, découverte par pratiquement la même génération de personnes.

Et ainsi, la Russie s'est retrouvée dans une position qu’elle partage avec un certain nombre d'autres pays. Ils sont confrontés à un problème: comment doivent-ils gérer une civilisation aussi technique? Et c’est une civilisation extrêmement cruelle et intolérante. Bien qu’elle agisse sous le couvert de la tolérance, d’une tolérance non partisane, elle ne s’applique qu’à ce qui se passe à l’intérieur d’elle-même et à ce qui n’interfère pas avec son fonctionnement. En elle-même, elle est prête à défendre toute minorité: religieuse, sexuelle, peu importe ...


- Vous voulez dire la civilisation occidentale ?
Oui, bien sûr. La civilisation technique, c’est la civilisation occidentale… Mais avec tout cela, avec quelques alternatives, elle est complètement incapable de coexister. Elle détruit tout simplement. Les Indiens d'Amérique ont choisi la solution de ne pas y succomber - et ils ont été complètement détruits. Les Chinois, les Indiens étaient soumis à la colonisation ... La Russie a choisi le chemin très difficile d'emprunter, d'apprendre, tout en essayant de conserver ses fondements. Et il me semble que la lutte pour sauver les campagnes, pour empêcher l’arrivée de cette révolution en Russie, est au centre de l'histoire russe: éviter la construction d'une civilisation industrielle aux dépens du village. Ce fut la base des réformes d'Alexandre II. C’est pour cela, que la communauté villageoise avait été préservée, afin d'empêcher la prolétarisation du village. Puis, s’il s’est avéré que cette voie comportait un certain nombre de défauts, les ministres d’Alexandre II et d’Alexandre III de Bunge et de Witte ont proposé leur propre version… Mais c’étaient tous des actes administratifs qui n’entraînaient pas de véritables mesures. Beaucoup de choses ont été préparées qui furent ensuite accomplies par, Stolypine. Parallèlement, tout à fait indépendamment de cela, s’est développé un courant grandiose pour l'étude et la mise en œuvre de la coopération paysanne, qui a permis de préserver l'élément le plus central et le plus individuel de l'économie familiale, tout en la rendant économiquement puissante, en lui donnant accès au marché mondial, en réfutant le point de vue que seules les grandes exploitations sont compétitives. Et avant la guerre mondiale, 85 millions de personnes avec des membres de leur famille étaient membres de coopératives - une grande partie de la population paysanne. Il existait d’énormes entreprises coopératives - le Centre pétrolier, le Centre du lin - des monopoles sur le marché mondial, qui reposaient sur la coopération des fermes paysannes
Toutes ces tentatives se sont toutefois avérées tardives et insuffisantes et n'ont pu empêcher l'explosion de la révolution. Qu'est-ce qui manquait? Je pense que c’était la même chose, que ce qui nous manque aujourd’hui, le sentiment que "la patrie est en danger". Si les propriétaires de cette époque avaient été suffisamment au courant de ce qui se passait, ils auraient bien sûr été prêts à faire de plus grands sacrifices. Mais parmi eux, régnait cette sorte de confiance à courte vue dans l'inertie de la vie, que j'ai déjà mentionnée, l’idée que tout continuera à rouler de la même manière ... "

Quand j'avais lu les descriptions que donnait Jack London du Londres des misérables au XIX° siècle, je m'étais fait la réflexion que cet univers n'était pas loin de celui du goulag: une sorte de mise en esclavage industriel de sa propre population, et notez que la violence avec laquelle on a détruit la paysannerie en Angleterre, où toute cette horreur technique a pris naissance, rappelle énormément la dékoulakisation soviétique, les spoliations de la collectivisation et la détresse subséquente des paysans voués à la famine, à la misère, aux brimades, à l'incarcération et aux exécutions. Qu'est-ce qui nous a pris, pourquoi avons-nous pris en haine ce que nous avions de plus vénérable, de plus sain, de meilleur, à savoir notre civilisation agraire antique, humaine et pleine de sens? Je me souviens d'un peintre juif new-yorkais, propriétaire d'un mas en Provence, qui parlait avec une haine hallucinante des paysans du coin, et m'avait répondu quand je m'en étais étonnée: "les paysans font échouer toutes les révolutions". C'était la réponse que m'avait donnée un petit communiste français quand je lui avais parlé des horreurs de la collectivisation: "Que veux-tu, les paysans ne comprennent rien aux révolutions". Mais pourquoi la faire, cette révolution, technique, scientifique, industrielle, bourgeoise, prolétarienne, quelle rage nous a tous pris d'entrer dans cette sanglante arnaque, dans cette prison et cette destruction systématique de tous nos peuples? Pourquoi tant d'imbéciles se sont mis à mépriser les paysans, leur culture ancestrale, pourquoi nous sommes-nous reniés, pourquoi avons-nous choisi notre auto-domestication et notre avilissement, notre dénaturation, et quels avantages en avons-nous retirés, quel monde tout cela a-t-il enfanté, et à quel prix? 
Si j'aime tellement la Russie, c'est que malgré les ravages soviétiques, puis libéraux sur la société paysanne, elle fleure encore la campagne, celle du moyen âge, fervente, généreuse et fantastique. Mais pour combien de temps? Car le Moloch lâché en premier sur le monde par les Anglais ne fait que gagner en monstruosité et en infernale astuce.

Dans la foulée de cet interview, je suis tombée sur un remarquable documentaire, malheureusement sans sous-titres: 
Quelque part en Russie, un prêtre, le père Victor Saltykov, sauve un village de la disparition complète, programmée par tous les monstres d'une humanité affolée par le diable et son train. Dommage que je ne puisse traduire tous ses propos, qui sont parfois peu  intelligibles, mais ce qui est compréhensible est très consistant. De ce village perdu dans l'immensité de cet océan de terre peuplé de paysans qu'était la Russie, le prêtre dit qu'il est matériellement le plus pauvre et ajoute: "Quoique bien sûr, on ne peut pas dire que nous soyons vraiment pauvres, est-ce qu'on est pauvre, quand on a autour de soi cette beauté et cette grâce? "
Et en effet, je vous le demande: qui, dans les hideuses cages de béton où nous fait vivre la civilisation technique, dans les labyrinthes exténuants de ces villes hypertrophiées, peut dire qu'il a autour de lui la beauté et la grâce?
Dans ce village du fin fond de la Russie, la vie est lente, contemplative, les gens travaillent à leur rythme, et comme dit le prêtre, ils ont tout sous la main, la terre, ses fruits, un endroit pour se reposer, un endroit pour se baigner. Pas de médecin, mais dit le prêtre, avec la vie que nous menons, nous ne sommes jamais malades. Quand nous le sommes, c'est que c'est le moment de mourir. D'ailleurs, j'ai déjà repéré l'endroit où je veux être enterré, et j''espère maigrir d'ici-là, pour que les bonshommes d'ici n'aient pas trop de mal à me porter. 
Les visages des gens sont calmes, leurs sourires lumineux. Regardez les visages de fous furieux ou de fantômes hagards qui vous entourent en ville, dans le métro, au boulot. Sommes-nous faits pour cela?

Le père Victor parle de l'arche de Noé: "Très peu de gens sont venus y monter, mais les bêtes sont arrivées toutes seules, Noé n'a pas eu à leur courir après. Il y a un temps pour prier et un temps pour construire une arche. Et cette arche reste un moment ouverte à tous ceux qui voudraient y entrer. Mais quand les portes se fermeront, il sera trop tard".
Traversant des hectares retournés à l'état sauvage, il explique: "Cela n'était jamais arrivé, depuis des siècles, même pendant la guerre, ces terres étaient travaillées, et maintenant, regardez..." Sa constatation rejoint les réflexions de Chafarévitch: assassiner la paysannerie, c'est assassiner la Russie, mais c'est aussi assassiner la France, comme on le voit aujourd'hui, c'est assassiner les peuples, leur mémoire, leur histoire, et de gros salauds qui ont organisé tout cela viennent nous dire maintenant que nos villages désertés en résultats de leurs efforts, de leurs entreprises néfastes et méticuleusement implacables, peuvent être repeuplés par les Africains!
Hier, devant un passage de montgolfières dans le ciel de Pereslavl, Katia évoque le paysan russe qui parvient à voler dans les airs, au début du film Andreï Roublev, et se tue à l'issue de l'expérience. "J'ai lu quelque part, lui dis-je, qu'un type était vraiment arrivé à voler, et c'était sous Ivan le Terrible, qui l'a fait exécuter, parce qu'il considérait que l'homme n'était pas fait pour voler dans les airs".Or le prêtre, dans le film, explique: "Voir la terre depuis le cosmos, cela paraît extraordinaire à des tas de gens, mais vivre sur la terre normalement, ils n'en sont plus capables, or regarder la terre de l'extérieur, nous ne sommes pas faits pour cela, nous ne sommes pas faits pour regarder de l'extérieur, nous sommes faits pour être dedans, regarder de l'extérieur, c'est mauvais pour l'âme".
La première fois que j'ai pris l'avion, j'étais émerveillée, et pourtant, assez vite, je me suis rendu compte, moi qui suis fascinée par les nuages, lorsque je les regarde depuis la terre, par leurs ombres et leurs lumières, leurs formes et leurs couleurs, toujours changeantes, que la "mer de nuages" vue d'en haut, d'au dessus, n'avait pas grand intérêt: c'est plat, c'est blanc, c'est sans nuances. Ce que les nuages ont à nous dire se passe dessous, entre la terre qu'ils ombragent et inondent, et leurs dérives monumentales, leurs monts et leurs caravanes, leurs architectures, leurs armées, l'endroit du tableau que Dieu a composé pour nous.
La technique est mauvaise pour l'âme quand elle prend le dessus sur nous et sur la vie. "Les anges sont dans ce qui est simple, et dans ce qui est élaboré, il n'y a rien": proverbe russe cité par le père Victor.
Pour finir, le père Victor déclare: Il ne faut pas sauver la nature, sauvons-nous nous mêmes, et la nature sera sauvée. Il ne faut pas sauver l'Eglise, c'est elle qui nous sauve. Il en faut pas sauver la Russie, il faut l'aimer. Et il ne faut pas sauver le village, il faut y vivre"... C'est encore une des raisons qui m'ont fait préférer, en fin de compte,  la Russie à la France, ce genre de visions profondes, essentielles, de ce qui nous arrive à tous. Certes, en France, pas mal de gens se rendent compte que la modernité les fait passer à côté de la vie, non seulement de ses joies mais de son sens réel, de sa nécessité, mais ils ne voient pas les racines du mal ni les véritables issues et se lancent dans des retours à la terre new age avec tam-tams exotiques, sans se retrouver, sans retrouver leurs sources, sans se placer dans le doit fil de leur mémoire éternelle, et sans exigence intérieure fondée.
Si j'étais un peu plus jeune, je rejoindrais une de ces "réserves russes" du fond de l'océan de terre, mais à mon âge, cela ne vaut sans doute plus le coup. Cependant, à tous les autres, je recommanderais de suivre les conseils du père Victor et d'entrer dans l'arche avant que les portes ne se ferment. D'être audacieux et de tourner le dos à Babylone et son tumulte.






Sarafanes et roses-trémières

Katia
Nous avons reçu nos sarafanes pour donner des concerts ou participer à des rencontres de folklore, j'ai eu toutes sortes de commentaires, on m'a dit que "chaque région avait son costume", oui, bien évidemment, mais comment faire quand on n'est pas spécialisé dans une région particulière? En réalité, ces sarafanes sont faits avec de véritables imprimés populaires que l'on réimprime de nos jours, ce qui n'est déjà pas mal, plutôt que de nous déguiser en poupées de foire, comme j'en vois trop d'exemples épouvantables, et le sarafane était répandu dans toute la Russie, disons que nous n'avons pas de vêtements de fête, mais des vêtements de tous les jours, qui sont simples, et en même temps colorés.
Mes copains avec qui je chantais dans l'ensemble 3D avaient choisi de s'habiller d'une manière loufoque et hétéroclite, pour éviter l'écueil du costume typique. C'est le choix de l'excellent groupe Ottawa Io. Notre petit ensemble a pour l'instant le look de la plupart des bonnes femmes qui se retrouvent pour des fêtes où l'on ressort les vêtements d'autrefois, tellement plus dignes et jolis que les nôtres.
Chaque fois que nous nous allons chez Liéna, elle nous prépare des tartes aux myrtilles et des pirojki, du thé d'épilobe qu'elle fait elle-même, elle a toutes sortes de recettes d'herboriste, comme beaucoup de Russes. Les prix de son mari étant très raisonnables, je vais lui commander des encadrements de fenêtre traditionnels pour ma maison. J'aurai une vraie maison russe au milieu des "cabanes au Canada" recouvertes de plastique, des châteaux américains à tourelles et des cottages pseudo-allemands.
Nous avons fait un tour à pied, après notre séance de chant, que de jolies maisons subsistent encore à Rostov... Et une belle petite église du XVII° siècle, qui faisait partie d'un monastère, dont il ne reste plus grand chose.
Je regrette parfois de ne pas m'être installée dans une de ces communautés où les gens se rassemblent pour recréer la Russie agraire perdue et ses usages, et j'aurais quinze ans de moins, j'en rejoindrais une, par exemple Davydovo. Mais déménager me semble au dessus de mes forces. Pourtant, l'avantage, c'est qu'en attendant la fin du monde, on ne voit aucune maison hideuse, aucune manifestation de la modernité dans tout ce qu'elle a de révoltant.
Cela tente Katia, mais elle voudrait avoir un mari avant de se lancer. Mauvais calcul. Elle peut vivre des années à Moscou ou à Pereslavl sans trouver personne et rencontrer l'homme de sa vie à Davydovo. Moi aussi, j'avais peur du coin de campagne perdu sans avoir trouvé le merle blanc au préalable. Moyennant quoi, non seulement j'étais seule et le suis restée,  mais en plus, j'ai passé des décennies dans un milieu urbain que je déteste. Il est vrai qu'en France, il me fallait aussi trouver un coin perdu avec une église orthodoxe, ici, ce n''est pas dur, car ce sont souvent des prêtres qui sont au coeur des communautés de néo ruraux.
Mon électricien m'a dit: "Mais Pereslavl, c'est bien aussi, pour attendre la fin du monde, vous allez voir, on va tout reprendre en mains, et vous avez bien raison de faire des encadrements de fenêtres russes, ici, on n'est pas chez les Américains..."
En chemin, nous avons parlé du temps, Katia avait été très impressionnée par une conférence sur la "Recherche du Temps perdu" qu'elle avait découverte à cette occasion, et nous avons toutes deux pris conscience par différents canaux, que présent et passé sont inséparables, le premier étant l'écume, la surface du second, et l'avenir le résultat de leur interaction. Donc qui n'a pas de passé, n'a pas non plus de présent, ni bien sûr d'avenir, et partant de là, pas d'éternité non plus, et c'est là ce que nous ont préparé deux ou trois siècles de progressisme matérialiste, nous volant notre existence, avec tous les prolongements qu'elle est censée avoir, en un mot notre âme, notre destin spirituel, et celui de ceux qui nous ont enfantés, et avec lesquels nous ne sommes plus reliés. Quand on prend conscience de cela, on ne se laisse plus complexer ni intimider par ceux qui nous traitent de passéistes et nous parlent des lendemains qui chantent. On n'en a plus rien à foutre. On est passéiste avec la plus grande sérénité car retrouver notre passé nous fait entrer dans l'éternel présent, toujours renouvelé.

« Lorsqu'on se rappelle, on établit en soi un miroir intérieur pour y refléter le passé ; lorsqu'on"écoute en silence" dans l'état de contemplation, on fait aussi de sa conscience un miroir, mais ce miroir a la tâche de refléter ce qui est en haut. C'est l'acte de se rappeler dans la verticale. Il existe en effet deux espèces de mémoire : la "mémoire horizontale", qui rend le passé présent, et la "mémoire verticale", qui rend ce qui est en haut présent en bas, ou selon notre distinction entre les deux catégories de symbolisme, la "mémoire mythologique" et la "mémoire typologique". Henri Bergson a parfaitement raison lorsqu'il écrit de la mémoire horizontale ou mythologique : "La vérité est que la mémoire ne consiste pas du tout dans une régression du présent au passé, mais au contraire dans un progrès du passé au présent " ("Matière et Mémoire" p. 269; ¨Presses Universitaire de France, Paris, 1946) - et aussi : "...le souvenir pur est une manifestation spirituelle. Avec la mémoire nous sommes bien véritablement dans le domaine de l'esprit." (p. 270-271). »
[Valentin Arnoldevitch Tomberg (Saint-Pétersbourg, 1900 – 1973)]


J'ai vu que ma deuxième rose-trémière fleurissait, elle est quasiment noire. Je me demande de quelle couleur seront celles qu'on m'a données cette année. Je voudrais en avoir des roses pâles et même des blanches. J'en ai une qui a poussé toute seule, je l'ai découverte aujourd'hui. Donc, l'invasion des roses-trémières commence, je la préfère nettement à celle des migrants.


La maison de Liéna. Son mari l'a agrandie, et c'est lui qui a fait les encadrements de fenêtres. Le toit de tuile métallique reste discret...

la petite église

A Rostov, on est encore en Russie: deux grands-mères au milieu des flox. Elles nous ont expliqué comment en obtenir à partir d'une tige qui donnera des racines

une petite merveille....


la rose-trémière noire


mercredi 17 juillet 2019

Le monde illuminé de Soutiaguine



Soutiaguine, les noces de Cana
Je suis allée hier porter ma voiture au garage Renault, près de Moscou, et à l'assurance un papier qui manquait, et qu'en fait j'avais déjà. La voiture va devoir me quitter douze jours pour la réparation de l'accrochage contre la porte de mon propre terrain...
Je ne pensais pas dormir à Moscou mais Xioucha m'avait fait une place dans son auberge permanente, où en plus de ses nombreux enfants, elle héberge un mari, son frère et le fils de celui-ci.
Dans un sens, j'aurais préféré rentrer, car il y avait un office de nuit en mémoire de la famille impériale à l'église du Signe. Mais d'"un autre côté, il y avait à Moscou, à la galerie Tseretel, le vernissage de la grande expo personnelle de mon ami Soutiaguine.
C'était la première fois depuis bien longtemps que je voyais autant de tableaux de lui exposés, et j'ai été vraiment impressionnée par la maîtrise acquise dans son style particulier et bien à lui, fait de fraîcheur enfantine, de profondeur sous-jacente,  d'humour, d'humanité et de simplicité.
Ses paysages, ses bouquets sont habités par l'espace et la lumière et le moindre coin de Moscou, de campagne russe ou de Crimée, avec quelquefois de braves gens qui passent, revêt une espèce de profondeur mystique. Quand à ses sujets religieux ils ont été pour moi une sorte d'expérience spirituelle, car ils semblent venir du passé pour illuminer le présent, ce Christ aux vêtements éclatants paraît contaminer les gens qui l'approchent et l'espace qu'il occupe d'une bouleversante lumière. J'ai particulièrement aimé les noces de Cana, où la table éclairée pourrait avoir été dressée de nos jours, à vrai dire, j'ai même pensé aux noces de la fille de Soutiaguine, Macha, à laquelle j'avais convié Skountsev et dansé comme une folle pour la dernière fois de ma vie. Je me souviens de Kostia, pleurant sur mon épaule qu'il perdait sa fille, tandis que je lui répétais: "Mais vous l'aimez bien, votre gendre"! Dressée de nos jours, la table des noces de Macha, enfin celle des noces de Cana, aboutit mystérieusement à ce moment lointain brusquement rapproché où le Christ fit son premier miracle.
En réalité, toutes les pièces religieuses de Soutiaguine ont quelque chose de miraculeux, et d'enfantin.
Il y avait beaucoup de monde, et c'était très bruyant. Au milieu de tout cela, un ami compositeur, Sokolov, était venu interpréter au piano des pièces qui me rappelaient vaguement l'impressionnisme musical français, ce' qui n'est sans doute pas un hasard, puisqu'au départ, Kosta a été inspiré par l'impressionnisme, et particulièrement Marquet.
Ensuite, avec Xioucha, nous sommes allées au dépôt de pâtisseries du café la Forêt. Les pâtisseries se vendent très bien mais l'endroit fait un peu hall de gare, avec des tas de points de vente différents au même endroit et des tables au milieu. Nous avons discuté avec Maxime, et je l'ai ramené en voiture le lendemain à Pereslavl.
En chemin, j'ai eu un coup de fil de l'immigration: j'ai dû passer à la banque demander encore un papier, les employés se marrent quand ils me voient arriver, maintenant. Je devrai donc aussi retourner à l'immigration le remettre demain matin. D'après la responsable, on accepte mon dossier, mais il faut ce papier.

Mes photos des tableaux de Kostia sont bien ternes, mais c'est pour donner une idée...

dans le brouillard

bouquet

entrée du Christ à Jérusalem

La Cène (sur une vieille porte réutilisée)

Thomas

A la fin de la vidéo; on voit Xioucha et son dernier bébé

dimanche 14 juillet 2019

Retour à Tverdilkovo

Génia m'ayant invitée à la liturgie mensuelle du village de Tverdilkovo, j'y suis repartie avec un début de migraine qui n'a fait que croître au cours de la journée, mais je ne regrette quand même pas, car l'endroit est très beau, j'ai été accompagnée tout le long de la route par de splendides nuages, et le hiéromoine de service,  m'a fait grande impression. C'est un homme qui a dû être beau garçon, mais qui est à présent comme ravagé par l'ascétisme et la douleur, maigre et convulsé, et pourtant, ce visage tourmenté de combattant épuisé est pénétré d'une sorte de grâce, de lumière dévorante, et lorsque je suis allée me confesser à lui, j'ai senti tant de miséricorde et de vertigineuse profondeur, que le seul fait de lui avoir parlé et de recevoir sa bénédiction m'a fait un bien immense. "Vous devez patienter et subir tout cela, la création vous rapproche du Créateur, et il sait ce qu'il fait de vous et pourquoi. Quand à ce qui nous arrive à tous, oh c'est bien compréhensible que cela vous fasse du mal et que cela vous fasse peur, nous sommes faibles, mais le Christ est avec nous, et il sait ce qu'il fait".
Génia m'a dit ensuite qu'il avait fait la guerre en Afghanistan et qu'à son retour, il était entré au monastère, ce qui arrive à beaucoup de guerriers. Le métropolite Philippe de Moscou aussi était un ancien guerrier, et je suis très sensible à cette dimension virile, héroïque du monachisme russe.
Une des fidèles disait, à la sortie de l'église, qu'il semblait un fou-en-Christ surgi des siècles passés. Il y a de cela, parce qu'il parle avec tant de sincérité et d'inspiration, et aussi de souffrance, et pourtant de joie... c'est un champ de bataille à lui tout seul, contre quels souvenirs se bat-il? Contre quelles sombres armées? Et pourtant, il est présent à ce qu'on lui dit, et il ne juge pas.
Il y a quelques temps, une personne très négative m'avait raconté toutes sortes d'anecdotes sur l"Eglise et ses représentants locaux, il fut un temps où de telles anecdotes m'avaient presque fait perdre la foi, mais personnellement, je n'ai pratiquement jamais été le témoin direct de pareilles histoires. Bien au contraire, mes expériences sont généralement extrêmement positives, et en dépit de certaines moniales tyranniques ou de dépenses excessives pour des projets inutiles alors que nos églises anciennes ne sont toujours pas restaurées, je suis quand même étonnée de voir la qualité spirituelle des monastères de Pereslavl. Aussi en suis-je venue à faire miennes deux assertions que je rencontre souvent dans les milieux orthodoxes: "Celui qui ne reconnaît pas l'Eglise comme sa mère, Dieu ne le reconnaît pas comme son fils" et "l'abeille va trouver instinctivement les fleurs, et la mouche la merde".
"Je n'arrive pas à aimer assez le Christ, à l'aimer personnellement", ai-je dit en confession. Mais j'avais l'impression tout à coup de l'avoir auprès de moi, en ce moine souffrant, j'aime le Christ à travers ses moines.
Génia m'a donné du "vin de prune sauvage" qu'il fait lui-même, de la tisane d'épilobe et d'argousier. Il m'a dit que sa défense acharnée et victorieuse des environs du monastère saint Nicétas avait fait de lui l'ennemi numéro un pour les autorités locales. "Pourtant, je suis un pragmatique qui n'aurait jamais dû s'occuper de ce combat, mais je savais qu'on pouvait le gagner et que je devais laisser quelque chose de bien derrière moi. Je n'ai pas toujours été un ennemi du capitalisme, dans les années 90, nous nous sommes presque tous jetés dedans, d'abord parce qu'il fallait survivre, et ensuite, parce qu'il nous arrivait d'occident toutes sortes de biens matériels, le fer à vapeur que j'utilise encore, c'était une vraie conquête, la machine à laver également. Mais au bout d'un moment, j'ai ressenti une espèce de vide que rien ne pouvait combler, et c'est là que je me suis tourné vers Dieu, et vers nos valeurs éternelles"...