vendredi 10 mars 2017

Mois de mars, calendrier de Constantin Soutiaguine

Skountsev m’a reçue dans son studio de l’Arbat, car il avait un concert et ses activités avaient déplacées à samedi, ce que j’ai appris dans le bus pour Moscou. Je lui ai chanté une complainte bretonne qui est ce que je connais de plus proche d’un vers spirituel russe, sur le plan du contenu, « la Vierge et saint Jean Baptiste ». Et puis une autre chanson, de Picardie, «Jésus Christ s’habille en pauvre. » Cela lui a beaucoup plu, et j’ai vu que cela lui donnait aussi des idées. Il a observé que j’avais fait des progrès, pour les gousli, et il voulait m’accompagner à la vielle à roue, mais comme cela se produit avec cet instrument capricieux, il n’arrivait pas à l’accorder, et il a laissé tomber, car cela prenait trop de temps. 
C’était le printemps. Au dernier moment, à Pereslavl, j’ai renoncé à prendre ma doudoune, et enfilé un manteau en polaire que j’avais abandonné depuis l’automne. Il y a trois jours, nous avions encore des chutes de neige et des températures négatives. Hier, à Moscou, il devait faire pas loin de 10°, il y avait du soleil, les gens avaient comme moi ressorti des vêtements plus légers. Les rues et les trottoirs sont débarrassés de la neige, on marche à pied sec, et le plus étrange, c’est que les décorations de Noël sont toujours partiellement en place, les arbres lumineux de l’Arbat, par exemple. Le printemps, en Russie, vient toujours très brusquement, mais c’est encore très tôt, et nous aurons sûrement des retours provisoires de l’hiver…
J’ai voulu donner de l’argent à une vieille femme qui mendiait, elle a refusé, car je suis moi-même une vieille, elle ne s’adresse qu’aux jeunes qui travaillent encore. J’ai insisté, mais rien à faire. Elle mendie pour payer les charges de son appartement, qui se montent à 500 roubles, ce que j’aurais pu facilement lui donner. Elle m’a répondu qu’elle n’avait pas trop de mal à les rassembler. Sa terreur est de perdre son logement, et elle ne fréquente personne, les gens lui semblent tous susceptibles de l'exproprier, car elle n’a plus de parents qui puissent la défendre. Je l’ai adressée à notre père Théodore, dans notre église voisine, c’est sa vocation que d’aider ceux qui sont dans la détresse matérielle.
A mon retour de l’Arbat, j’ai accompagné Xioucha chez les Soutiaguine, c’était l’anniversaire de Sveta. Nous sommes arrivées si tard, que nous avons croisé leurs hôtes précédents, leur fille Macha et son mari, et le peintre Sacha Chevtchenko, que je n’avais pas vu depuis longtemps, et que j’aime bien. Nous nous sommes retrouvées dans leur pièce encombrée, aux murs couverts de tableaux. Ils habitent encore dans un appartement communautaire. Ils louent une des chambres pour leurs filles, ce qui leur donne plus d’espace, et ils auraient acheté une pièce qui est à vendre, mais manquent d’argent, la dernière pièce est encore occupée par un voisin, pas trop bienveillant, comme cela arrive souvent dans ce genre de logements.
Ils se sont montrés, comme à leur habitude, enjoués, drôles et chaleureux. Soutiaguine nous a chanté une extraordinaire chanson de truand sur « le beau ténébreux, prince de la pègre, qui avait séduit la belle Nina, la fille du procureur, et la tenait entièrement en son pouvoir ».  Il l’a chantée avec beaucoup de sentiments, et c’était un chef d’œuvre, qui m’a rappelé le répertoire du cosaque Iouri Chtcherbakov.

Nous avons évoqué Staline, à la suite de ma discussion sur Facebook à ce sujet. Il pense que sans nier les horreurs commises, on pouvait lui concéder qu’il avait ramené l’ordre, éliminé les bolcheviques et les trotskistes, gagné la guerre (mais je trouve discutable de lui en attribuer le seul mérite) et permis d’amorcer un processus de russification du communisme. C’est en effet ce qu’on peut lui concéder, et que je lui concède pour ma part.
Nous avons observé que se forme, quand un groupe prend le pouvoir avec un objectif idéologique ou politique implacable, une entité maléfique qui dévore tous ceux qui en font partie, comme ceux qui en sont  victimes: les torts sont partagés par l'ensemble des membres du groupe, qui s'entraînent et se tiennent les uns les autres, de sorte qu'il n'est plus possible à un seul d'entre eux de s'échapper ou de revenir à plus de modération, phénomène auquel je me suis intéressée à propos  de l'Opritchnina d'Ivan le Terrible. Mais que les crimes soient le fait de plusieurs ou d'un seul, ils restent à mes yeux injustifiables.

Sveta

Kostia


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