mardi 24 avril 2018

Faut-il en parler?


Papa, je n'aime pas les filles, je les trouve dégoûtantes...
- Oh, Vania, tu serais plus grand que je te fouetterais pour de telles
paroles. (dessin de Phobs)
Une amie orthodoxe m’a dit au téléphone, avec des tas de précautions oratoires, que la traductrice, pressentie pour traduire mon livre trouvait  à la page 80, qu'il ne parlait que de l’homosexualité du tsar Ivan.
J’en ai été absolument abasourdie, et je lui ai dit que je ne voulais pas de cette traductrice qui sans doute ne souhaite pas faire le boulot non plus. Je m'attendais à ce qu'elle n'aimât pas mon livre, ce que j'admets tout à fait. Mais le réduire à la relation homosexuelle du tsar et de son favori me sidère et me blesse. Ce qui m'ennuie, c'est qu'elle ne sera pas la seule à le faire. Quelqu'un m'a dit que de simplement évoquer ce thème revenait à agiter un chiffon rouge devant la bêtise qui, c'est bien connu, a un front de taureau. 
Il se trouve que j’ai pris comme héros ou anti héros Fédka Basmanov de sinistre mémoire, « très beau par le visage et affreux par l’âme », qui était selon toute vraisemblance le jeune amant du tsar Ivan. A cela, même le film d’Eisenstein, hagiographie de l’époque stalinienne, fait une allusion discrète mais claire. Le fait est mentionné dans le roman d’Alexeï Tolstoï « prince Serebrianny », où c’est franchement décrit, d’une manière beaucoup plus offensante et caricaturale. Mais c’est peut-être justement cela qu’on me reprochera, de l’avoir fait, et pas d’une manière caricaturale, ce qui est sans doute plus dérangeant. Les choses étant ce qu'elles sont, dans une certaine tradition historique du moins, je ne pouvais éviter d'en parler un minimum, ou alors, il ne fallait pas prendre ce garçon pour héros, il fallait le laisser, "très beau par le visage et affreux par l'âme", dans l'enfer où il était tombé. Il fallait prendre pour héros quelqu'un d'honorable, de fréquentable, écrire une édifiante hagiographie. Mais qui dit que l'histoire de mon héros n'est pas édifiante? Je la crois profondément édifiante. Si on la lit et ne s'arrête pas à la situation de départ.
La traductrice n’a pas vu que je passais déjà plusieurs chapitres à parler plutôt du passé du tsar, avant cette histoire, soit son enfance martyre, son mariage heureux, la glorieuse parenthèse du début de son règne, son veuvage et ses conséquences.  
De plus, je montre assez vite que Fédia, pris dans sa toile d’araignée d’or et de sang, n’y est pas vraiment à l’aise et sa rencontre avec le métropolite Philippe lui fait jeter sur sa courte et déjà désastreuse existence, un autre regard. Ce passage du monastère des Solovki n’a pas du tout, semble-t-il, distrait la prude personne de la « relation homosexuelle » sur laquelle elle est obnubilée.
L’homosexualité existe, les homosexuels aussi, il y en a de toutes sortes, il y en avait même en Russie du moyen âge, d’autant plus que les femmes étaient peu accessibles hors mariage. Mais pour certains, il ne faut pas en parler, ces gens-là sont des monstres, un point c’est tout. Se pencher sur ce qui a pu unir un veuf viril, luxurieux et dominateur à un jeune garçon sans doute blessé dans son enfance, béat d’admiration devant son tsar, et peut-être sutout désireux d’échapper à son père est la marque d’une nature étrangement attirée par le vice. Mais on fait le même raccourci avec Dostoïevski, que le même genre de personnes prend pour un personnage sulfureux et infréquentable, malgré une existence douloureuse et somme toute, vertueuse, parce qu’il a parlé des passions humaines les plus extrêmes, y compris le viol d’une petite fille par son anti héros Stavroguine.
Je suis personnellement moins choquée par l’aventure du tsar avec un jeune garçon que par ses cruautés. Mais il est plus licite d’évoquer les secondes que la première.
L’homosexualité n'est pas le thème de mon livre, ce serait plutôt la chute et la rédemption, les ravages et les dangers du pouvoir, l’égrégore maléfique qui se forme autour de l'Opritchnina et qui ne laisse échapper personne, le rôle salutaire de l’amour conjugual et des liens familiaux. Et surtout, la Russie et l'âme russe. Que le héros en soit un jeune homosexuel, homosexuel du reste de hasard, mais peut-être beaucoup d’entre eux le sont-ils au départ, je n’y peux rien. Ce livre s’est emparé de moi et ne m’a plus lâchée, c’est lui qui m’a choisie et pas le contraire et en réalité, il se peut que les personnages eux-mêmes, les âmes en peine de ces deux hommes, se soient jetés sur moi pour me le faire écrire : je les montre sans les juger, et sans caricaturer. J’ai prié pour eux, je les ai aimés. C’est pourquoi aussi, je pense que le tsar n’était pas davantage le saint que certains voudraient voir en lui, que le monstre absolu dépeint par les autres. Je sens que d’une certaine manière, je leur rends justice. Je parlais dans ma chronique sur la pièce de Youri du jeu théâtral, le roman est aussi une sorte de jeu très sérieux, où sans prétendre à l'exactitude historique, en l'occurrence d'ailleurs impossible, on peut jeter sur une situation un éclairage psychologique et parfois spirituel.
A la lumière de tout cela, j’en viens à penser que la pornographie et la pudibonderie, qui me sont également complètement étrangères, relèvent de la même déviation qui consiste à séparer l’acte sexuel de tous sentiments, bons ou mauvais d’ailleurs, et le fait parfois passer du secret absolu à l’exhibitionnisme, comme on l’a vu dans le sociétés puritaines protestantes. Dans mon livre,  le sexe est indissociable des sentiments. Ce sont parfois des sentiments passionnels et pécheurs, mais ce sont des sentiments quand même, et à ces sentiments passionnels et pécheurs se mêlent aussi parfois des élans d’affection ou d'empathie, car rien n’est simple. Lorsque mon métropolite Philippe rencontre Fédia pour la première fois, il ne voit pas en premier lieu un petit sodomite sulfureux et criminel qu'il juge, mais un garçon perdu à qui il témoigne de l’intérêt et de la compassion, car le métropolite est un saint, et pas un bigot.
Dany me dit de me préparer à ce genre de réactions, car elles seront nombreuses. Oui, mais c’est dur, j’ai mis toute mon âme là dedans et cela me fait mal qu’on réduise mon âme et celles de mes héros à des "histoires de pédés". Parfois, je redoute vraiment de publier, si certaines personnes voient dans la publication d’un livre un événement flatteur pour leur ego, ce n’est vraiment pas mon cas, car je sais que mon ego risque d’en prendre un vieux coup, je suis si impliquée que je risque d’être complètement écorchée.  Pourtant que faire? J'ai essayé pendant trente ans d'oublier ce livre, mais lui, ne m'oubliait pas.  J’ai conscience d’avoir fait un roman profond et original qui peut réellement faire du bien, même s’il aura l’effet d’un pavé dans la mare. Il pourrait amener à la foi des jeunes que rebutent la bigoterie et la pudibonderie, par exemple. Moi, cela me rebute énormément. Mais au moment où j'avais fait le choix de l'orthodoxie, j'avais été instruite par un moine à qui ces deux défauts étaient étrangers, Dieu merci. Autrement, je serais sans doute passée à côté.
Reste qu'il me faudra plus de courage pour publier l'engin que pour le laisser dans mon tiroir.


Bonne fête du 8 mars!
Je voudrais une pelisse comme celle de Viazemski!
(cadre du film d'Eisenstein détourné par un Russe facétieux)


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