mardi 10 avril 2018

La fin du jour


Les bruits de guerre se font de plus en plus inquiétants, les américanosionistes font la danse du scalp, organisent des coups montés pour compromettre la Russie, qui veut noyer son chien l’accuse de la rage.  Un ami, qui sanglote sur la famille impériale mais soutient Staline, ce qui ici est fréquent, pense que Poutine se fout de la Russie mais qu’il ne veut pas finir comme Saddam Hussein. Si Poutine finit comme Saddam Hussein, la Russie (et le monde entier) finira comme l’Irak…
Je risque de me retrouver sans retraite, si ça tourne mal. Je n'aurai sans doute pas le temps de faire venir mes affaires. Je perdrai mes journaux, mes aquarelles, mes tableaux, ma vielle, et mes derniers souvenirs de ma jeunesse et de maman.
En même temps, je suis soulagée d’être ici, j’aurais mal vécu une guerre avec la Russie en France. J'aurais mal vécu d'être dans le mauvais camp, celui des agresseurs, des psychopathes pervers, des hypocrites, des menteurs et des mafieux. Je me débrouillerai…
A mon retour de Moscou, m’arrêtant près du marché, je vois de loin un chien : Rosie, menant sa vie de bohême. Elle s'est jetée sur moi pour me faire des fêtes délirantes mais n’a jamais voulu monter dans la voiture, elle l’a suivie jusqu’à la maison, ce qui me donne des angoisses, mais il n’y a pas d’autre issue. Elle fait ce qu’elle veut. Et courir après ma voiture est un jeu qui l'enchante.
Il fait 16°, tout à coup, avec ce grand vent tiède de printemps qui souffle ici, plein de soleil et de mouettes. La neige ne subsiste plus que par petites plaques, et je contemple cette chose étonnante, après plusieurs mois de blancheur impavide, des étendues d’herbes jaunes, où se devinent de petites pousses encore très discrètes. Les ordures remontent de partout, j’essaie de nettoyer le terrain qui est inégal et détrempé, un marécage. Je regarde ce qui a résisté à l'hiver, à peu près tout. 
La terre est encore gelée.
Violetta est venue m’accabler de conseils extrêmement insistants. C’est vraiment étonnant comme certaines vieilles Russes sont absolument persuadées d’une part d’avoir raison et d’autre part de la nécessité de faire votre bien malgré vous.
Claire, que j'ai pu voir à Moscou le temps d'un thé, trouve les romans perturbants, n’importe lesquels, elle trouve perturbant d’entrer dans un monde imaginaire et d’avoir du mal à en sortir, comme sa fille de l’univers de Tolkien. Son père spirituel lui déconseille d’en lire. C’est une question que je me pose aussi, car je  n’arrive pas à sortir de celui que j’ai écrit, encore que je trouve que ça vient, petit à petit, cela s'apaise. 
Mon père Valentin semble penser également que le roman est un exercice périlleux, mais il pense du mien qu'il m'a permis de comprendre l'âme russe avec une étonnante profondeur et que cela est en soi une grande chose...
Le roman est formateur, c’est une leçon de vie, ceux de Dostoïevski, de Thomas Mann, de Giono, de Proust, de Céline, de Flaubert m’ont beaucoup apporté, m'ont aidée à me construire, Dostoïevski surtout. Il me semble qu’il y a un moment de la vie où il faut en lire mais que cela peut devenir gênant par la suite pour le développement de sa vie spirituelle. 
Avant de revenir au mien, je n’arrivais plus à en lire, d’ailleurs.
La peinture, la musique et même la poésie ne me font pas cet effet-là.  Le roman est quelque chose de très particulier, un jeu dangereux, en tous cas pour l’auteur. Une descente dans les profondeurs de l'âme collective, dans un grand orgue mystérieux où résonnent au travers de nous des voix qui ne sont pas la nôtre, où se manifestent des forces de toutes sortes, les ténèbres et la lumière affrontées...
Les gens qui ne sortent jamais de la littérature et ne vivent que par elle peuvent-ils vraiment avoir une vie spirituelle aboutie ? 
Il y a beaucoup de problèmes qui m’agitent et que je pourrais creuser et analyser au travers de romans, mais je me demande si je dois le faire, maintenant que j’ai pondu Yarilo et Parthène, car je crains de compromettre ma paix intérieure. Je l’ai déjà pas mal compromise, mais je devais le faire, je devais traverser cela, pour moi mais aussi pour mes personnages, pour les âmes de leurs prototypes.
Je voulais prendre comme point de départ les deux Russes du caveau d’Annonay, inventer une histoire à partir de là qui me permettrait de parler de la France et de la Russie. Un autre thème qui m’obsède et me terrifie, c’est celui de la pédophilie, enfin ce qu’on appelle à tort de la pédophilie et qui serait plutôt, au sens premier, de la pédérastie, et de ce qu’on met en place en occident pour détruire les enfants et les utiliser. Mais je crains de toucher à cela, qu’y a-t-il de plus perturbant ?
Du reste, j’arriverai peut-être à publier Yarilo et Parthène, mais le monde se dégrade à tel point que je ne suis pas sûre d’avoir la possibilité d’écrire quelque chose d’autre. Le chaos risque d'être énorme et je ne suis pas sûre d'y survivre. 
Je regarde cela avec terreur, douleur, honte et fascination. La destruction accélérée du milieu naturel, la destruction de tout ce que nos ancêtres nous ont légué, la destruction de l’Europe, de notre culture, la montée d’une barbarie sans précédent, d’une idéologie transhumaniste plus épouvantable que les golems du XX° siècle…
Cela m’ôte parfois tout regret de ne pas avoir eu d’enfants, car j’aurais une descendance que je ne lui verrais aucun avenir enviable.
Claire me parlait de ce mélange russe de beauté fantastique et de désolation, friches industrielles, décharges sauvages, maisons hétéroclites et mal fichues, où est passé l’extraordinaire sens de la beauté qu’avait ce peuple avant qu’on « l’éduque » ou plutôt le rééduque ? Cependant, les Russes gardent une simplicité, une espèce de pureté devenues rares en Europe et la capacité de passer de l’athéisme complet à un engagement religieux total. Alors qu’en France, par exemple, le sens esthétique s’est à présent beaucoup mieux conservé, mais le sentiment religieux, l’exigence intérieure  d’une autre dimension, semblent avoir généralement disparu à un point sidérant. Les gens s’en foutent, ils ne vivent que pour eux dans un tout petit univers restreint, on se demande même comment on peut faire des enfants et les élever quand on a cette vision de choses. Car mettre un enfant au monde sans la perspective de la vie éternelle et intérieure, cela rime à quoi ? Est-il possible de vivre sans devenir fou quand on résume la vie à se donner du bon temps (ce qui n’est pas permis à tout le monde et vraiment pas de façon constante), baiser de manière généralement sommaire et triste, bouffer, faire des gosses, payer les traites, prendre sa retraite (de plus en plus tardive et de plus en plus maigre) et rejoindre sa concession au cimetière ? Même la culture, dans cette perspective, n’a plus de sens et devient un simple jeu d’esprit et de snobs, un étalage de connaissances ou de virtuosité parfaitement creux, raison pour laquelle les intellectuels français m’ont toujours emmerdée.
D’ailleurs, sans la dimension sacrée du monde, « se donner du bon temps » aboutit à de pitoyables caricatures de ce que devraient être la joie de vivre et le plaisir d’aimer. Notre monde est laid, plat, vulgaire, tonitruant, désespérant, empoisonné et peut être condamné. A moins d'un miracle.
Et pourtant, le ciel est plein de nuances, au dessus des roseaux et des herbes sèches, mes chats sortent avec bonheur dans la douceur du vent, Rosie fait des siestes bienheureuses au soleil. Je pense à mon nouvel ami Alexandre le fromager qui entend vivre intensément les moments qui lui restent. En effet, attendons la fin du monde à Pereslavl Zalesski, avec ses nombreux saints, ses monastères et les mânes amicales de mon tsar et de son favori. Chaque minute compte...




La fin du jour




Les voici déferlant, ces ténèbres pressées
De marcher sur les fleurs éparses de nos fêtes,
Aux murs de nos cités de suspendre nos têtes,
Sans relâche traquant les lueurs oubliées
Des printemps d’autrefois et les promesses claires
Faites aux cœurs d’enfants,  de chemins de lumière
Que leur ont interdits trop de furieux démons…
A l’issue de mes jours, je guette l’horizon
D'où nous viendra la fin.
La fin de tout s’élance, elle est noire et puissante,
Plus rien ne la retient
Elle lâche sur nous, meute tonitruante,
Ses hérauts et ses chiens.

Je meurs sans descendance et j’en rends grâce à Dieu,
Sur l’autel de Moloch, je n’étendrai personne.
Pas de fille soumise au plaisir des messieurs,
Pas de garçon brisé par le canon qui tonne.



9 commentaires:

  1. Je partage vos interrogations vis à vis du roman et vos inquiétudes quant à la venue du chaos. Les deux sont liés, d'ailleurs... A quoi bon écrire des romans dans un monde condamné ? Le dernier roman que j'ai lu est le votre, n'est-ce pas drôle ? en même temps, je me suis lancé dans un roman qui, à partir de la vie de Gemma Galgani veut "raconter" la crise de l'église romaine à partir de la Salette et jusqu'à Vatican II. Et comme vous, je me demande. Je me demande. Qui cela peut-il intéresser ? N'est-il pas trop tard ? Heureusement que ce monde n'est pas le seul ! La négation qu'il commet du sacré et du surnaturel est d'ailleurs son ultime moyen de défense pour se croire le seul. Mais ce n'est qu'un moyen de défense, à soi seul un aveu de faiblesse devant l'Eternel.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. J'ai écrit ce roman parce que j'en éprouvais l'impérieuse nécessité intérieure, c'est lui qui voulait s'écrire, en somme. Je pense qu'il pourrait avoir son utilité pour des lecteurs, surtout en Russie. Les questions que je me pose concernent l'éventualité d'en écrire d'autres. Mais je suppose que ce sera la nécessité intérieure qui décidera.

      Supprimer
    2. Il est possible que ce soit trop tard, et j'ai eu souvent l'impression de déjà écrire dans une langue morte sur des sentiments humains tournés en dérision, mais qui furent les nôtres pendant des siècles et des siècles, or j'appartiens aux siècles des siècles et non pas "au siècle". donc je l'ai fait, pour quelques uns, pour maintenant, je l'ai fait parce que j'étais faite pour le faire.

      Supprimer
  2. ps : martin, c'est en réalité solko (http://solko.hautetfort.com). Cette signature date d'un vieux blog pédagogique que je n'utilise plus mais dont google semùble-t-il se souvient pour moi ...

    RépondreSupprimer
  3. Comment ont vécu les centaines de milliers de générations avant nous ? oui, nos ancêtres néandertaliens qui ont survécu à l'ère glaciaire en se tenant chaud, grâce à leur dévouement et leur empathie ? je n'ai pas votre inquiétude et j'ai des enfants. en les mettant au monde j'étais persuadée d'apporter quelque chose de bon, et je n'ai jamais changé d'avis. Si nous devons être vitrifiés, et bien soit... une mort instantanée en somme, et puis mourir ce n'est pas le plus difficile. Sinon, la vie ce n'est pas pour les lâches. Mon fils rêve d'être la génération qui partira coloniser Mars, ma fille imagine des voyages...des rencontres, et à 19 ans elle a une vocation: transmettre ce qu'elle a reçu...
    J'ai une éducation très religieuse, et chaque soir je priais pour voir la fin du monde... une destruction effroyable avant une renaissance, dans mon imagination...Maintenant, ce qui me crève le coeur c'est la disparition des espèces animales, la souffrance des bêtes... Les humains je m'en fiche.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Je ne dis pas qu'il ne soit pas bon d'enfanter, et j'ai parfaitement conscience que la vie a toujours été dangereuse, mais le monde où nous sommes me fait l'effet d'un cauchemar de science-fiction, quelque chose que nous n'avons jamais connu auparavant, malgré tous ceux qui me disent "cela a toujours été comme cela". Non, ce n'a pas toujours été "comme cela". Il devient de plus en plus difficile de rester un être humain, tout l'héritage moral, culturel et spirituel des milliers de générations précédentes est menacé de disparition, et notre abominable genre de vie cause un tort affreux à tout ce qui existe. Je voulais simplement dire que n'ayant pas eu la "chance" de mettre des enfants au monde, j'en suis venue à penser qu'en me les refusant, la providence m'avait peut-être épargné les angoisses que cela m'aurait causées de les laisser face à un avenir que personnellement je serai contente de ne pas voir, chacun son ressenti. Quand au humains, je ne m'en fiche pas, car en tant que chrétienne orthodoxe à la sensibilité médiévale archaïque, je m'en sens solidaire, ce qui est évidemment une grande douleur et souvent une grande honte. La dégradation sans précédent, l'infâme naufrage qui sont ceux de l'humanité actuelle ne constituent pas un spectacle qui me laisse indifférente. Vous me demandez comment faisaient les centaines de milliers de générations avant nous: elles avaient des traditions spirituelles et des codes qui leur permettaient de transfigurer leur destin, de lui donner un sens et une grandeur, de l'inscrire dans un devenir cosmique. J'ai peur comme tout le monde de mourir mais ce n'est pas ce qui me tracasse le plus dans ce qui nous arrive en ce moment, et ce n'est pas cela que j'exprimais dans mon texte.

      Supprimer
  4. PS cela fait bien 15 ans que je ne lis plus de romans... Je ne m'intéresse qu'aux récits et aux témoignages.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Il en était de même pour moi, mais j'ai dû écrire le mien, parce qu'il ne me lâchait pas. J'ai écrit comme les oies migrent, parce que c'était ma fonction. Et c'est une forme de témoignage, du reste.

      Supprimer