vendredi 6 avril 2018

Que Dieu se lève


Liéna, la fille du père Valentin, a cuit je ne sais combien de koulitchs, et coloré des oeufs durs, avec ses petites. Elle a préparé la paskha. Le grand jour arrive. 
Cette Pâques me fait une curieuse impression. Le sinistre pouvoir qui s’empare de l’Europe, et peut-être du monde entier, tombe de plus en plus le masque. De plus en plus de gens sont inquiets, révoltés, désespérés. Et j’éprouve, au sein des préparatifs de la fête et de sa joie approchante, une sorte de tristesse solennelle et aussi de soulagement : j’ai rejoint l’arche russe, et dans le pire des cas, je sombrerai avec elle, mais je contribuerai autant que possible à combler les voies d’eau, car c’est notre dernière arche.
Et c’est peut-être aussi notre dernière Pâques, notre dernière Pâques en paix, du moins. Quand j’ai contourné l’église pour y entrer, à mon arrivée, l’encens embaumait toute la rue. L’église entière était devenue une précieuse cassolette de parfums qui diffusait ses effluves dans l'espace empuanti par les vapeurs d’essence.
Le samedi saint coïncide cette année avec l’Annonciation, ce qui est très rare, et nous a valu un office un peu différent, et plus long.  Au sein de tout ce magnifique rituel de l’enterrement du Christ, voilà que le père Valentin nous a lu d’une voix sonore l’évangile de l’Annonciation, faisant se superposer exactement la conception miraculeuse du Seigneur et son séjour provisoire et non moins miraculeux dans la tombe. Cela donnait à la célébration une sorte de vive lumière intérieure.
Je pensais à cet office, quand il se déroulait à Solan. Nous suivions la procession sous les étoiles,  et parfois les arbres en fleurs, et des bougies posées dans des verres  balisaient notre chemin. Et ici, dans ce centre trépidant de Moscou, ce petit ilôt de sainte Russie lançait ses carillons et ses chants  par-dessus le fracas du tramway, des trains et des voitures, dans cette pagaille urbaine post-soviétique, dans ce très vieux quartier défiguré, scarifié par les profanations successives du communisme et du libéralisme, du déchaînement, sous diverses étiquettes et divers prétextes, de la laideur tonitruante, à laquelle nous sommes tellement habitués que nous ne pouvons plus imaginer ce qu’était la Pâques, je ne dirais pas au XIX° siècle, mais disons au XVI°, quand les « quarante fois quarante églises » de la ville sainte orthodoxe, de la troisième Rome, lançaient de toutes parts des anges énormes.
Nous marchions dans le tohu-bohu et le chaos, portant le Christ, et suivant nos prêtres, dans leurs vêtements brillants et sombres, avec pour seules étoiles nos lanternes colorées, et le glas se balançait au dessus de nous comme un enfant désolé.
"Saint Dieu, saint Fort, saint Immortel, aie pitié de nous"
Mais l’office s’est terminé de façon particulièrement allègre, par l’hymne de Pâques : « QueDieu se lève et que ses ennemis soient dispersés… »
Oui, vraiment, il est temps: que Dieu se lève, et que ses ennemis  soient dispersés.




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