vendredi 16 novembre 2018

L'hospice d'Ilinskoïé


Lioudmila m’a demandé de l’emmener à côté d’Ouglitch pour déposer une vieille dans un hospice. Je râlais comme un pou, parce que je devais aller les attendre en bas de chez elles à 8 heures et me dépêcher le matin devient au dessus de mes forces. Tout en laissant rouspéter mon démon, je prêtais attention à la voix navrée de mon ange : « Tu as l’occasion de faire quelque chose pour les autres, cela t’arrive-t-il si souvent, vieille égoïste ? Tu as la chance d’être chez toi, et cette pauvre vieille s’en va à l’hospice, tu vas la fermer, ta gueule ? »
Donc, je suis arrivée au lieu du rendez-vous pour m’entendre dire que la vieille s’était oubliée et qu’il fallait attendre qu’elle eut fini de prendre son petit-déjeuner. La vieille n’a en fait que 12 ans de plus que moi, et elle a dû être jolie. J’ai refait avec elle, Lioudmila et Rita , le trajet de Borissoglebsk, en allant 40 km plus loin, presque jusqu’à Ouglitch, cela sentait le bout du monde, l’avantage, c’est que ces villages oubliés entre champs et forêts n’ont pas trop été défigurés par la tuile métallique et le siding, les isbas sont délabrées mais toujours charmantes, avec des dentelles de bois et des couleurs passées.
Nous sommes arrivées dans celui d’Ilinskoïé, où était l’hospice. Notre grand-mère n’avait pas trop mauvais moral, elle trouvait l’endroit tranquille. Oui, il était on ne peut plus tranquille… au milieu de nulle part, comme on dit en Amérique.
Lioudmila est allée s’occuper de l’admission. Je suis allée implorer le personnel de me donner l’accès aux toilettes, et j’ai discuté avec les infirmières. Gentilles et humaines. Elles se sont renseignées auprès de moi sur la grand-mère, enfin dans la mesure où je pouvais en dire quelque chose : « Elle marche seule ?
- Oui, elle marche.
- Et la tête ?
- Ca a l’air d’aller. »
J’ai promené Rita, petit pipi. Dans la grisaille sourde du matin lourd d'une neige qui se refuse à tomber, l’église avait l’air du seul point de lumière auquel on pouvait se raccrocher dans le coin : des coupoles dorées qui brillaient gaiement, fraichement restaurées.
Au retour, Lioudmila était triste. Elle ne sait pas quoi faire avec sa vieille, qui est sa voisine. C’est une femme sans défense, choyée toute sa vie par un mari attentif mort il y a huit ans. Des Arméniens ont commencé à faire de grandes démonstrations d’amitié à cette veuve, et ils ont fini par lui proposer de leur faire une donation de son appartement, dont elle reste théoriquement usufruitière, en échange de bons soins.  Et un soir, Lioudmila a vu arriver la vieille : «J’ai faim, je n’ai pas mangé depuis trois jours… » Dans l’appartement, plus rien, plus de vaisselle, plus de linge, plus de vêtements, comme si on l’avait déménagé, et la vieille ne s’y supporte plus, elle a peur.
Lioudmila a pris sa voisine chez elle, mais son appartement est minuscule, elle y vit avec sa fille et sa mère. La vieille lui a proposé de venir s'installer dans le sien. Mais il appartient aux Arméniens…  et de plus,  il est inhabitable sans meubles ni électroménager.
La solution est de dénoncer la donation, puisque les Arméniens ne respectent pas le contrat. Mais que faire, en attendant, de cette grand-mère ? D’après ce que Lioudmila raconte, elle a certainement une maladie dégénérative, même si elle reste assez autonome, et capable de converser.
La vieille elle-même ne veut plus rester seule, et envisageait l’hospice assez sereinement. Cependant, si celui d’Ilinskoïe fait bonne impression, on sera probablement obligé de l’envoyer dans un internat, et Dieu sait comment il sera.
Je raccompagne Lioudmila dans une semaine, voir comment cela se passe.
L’équipée m’avait également profondément remuée et me rappelait ce que j’ai vécu avec ma mère. «Un imbécile m’a accusée sur Facebook d’être partie en Russie pour sauver ma peau, ai-je confié à Lioudmila, mais ce n’est évidemment pas la raison, car il n’y a plus grand-chose à sauver, même ici, on n’est pas à l’abri, et en fin de compte, mourir, par exemple, fusillée dans une procession m’éviterait la maison de retraite… la fin de ma mère m’a rendue fataliste par rapport à la mienne.
- Nous t’éviterons cela !
- Tu sais Lioudmila, c’est très dur à vivre. Avec maman je n’ai pas tenu très bien le coup, et c’était l’être que j’aimais le plus au monde. Je compte sur Dieu pour arranger les choses au mieux. Je me dis que si maman a vécu cela, c’est que Dieu voulait lui faciliter le passage. Mon amie moniale, dont la mère était morte folle, avait été prise en stop, en Grèce, par saint Païssios. Et celui-ci lui avait dit : «Les gens comme ta mère vont directement au ciel. Il n’y a rien de pire que de perdre la tête et c’est une maladie qui les dépouille de tout, de sorte qu’ils passent comme une lettre à la poste. » Maman avait une bonté rare, mais elle en voulait à Dieu de la mort de mon père et ne voulait pas revenir à lui. Elle avait un certain orgueil, et ses filles étaient tout pour elle. La maladie l’a privée de tout, de son orgueil et de ses filles, et l’a laissée absolument démunie, elle est sortie de la vie comme elle y était entrée : comme un petit enfant. Dieu va-t-il demander des comptes à un petit enfant ? Un jour que, dans un éclair de lucidité, elle se désespérait d’être séparée de moi dans l’au-delà parce que j’étais croyante et pas elle, je lui avais répondu : « D’abord, personne ne sait qui de nous deux passera première, et puis, si tu vois le Christ devant toi, tout d’un coup, maman, quand tu passeras de l’autre côté, vas-tu te détourner de lui ? Si tu le vois devant toi ?
- Oh non, non… bien sûr que non. Je lui dirai : « bonjour monsieur, je m’appelle Michelle Pleynet… »
Elle me répétait aussi : « Dieu me pardonnera bien, je pardonne à tout le monde, alors lui d’autant plus… »
Lioudmila m’a déclaré : « Pour Dieu, la bonté couvre pas mal de choses, j’en suis persuadée ».


2 commentaires:

  1. Ainsi, vous faites rudoyer par votre ange gardien ! Celui-ci vous rappelle presque brutalement à vos devoirs… Il faut dire que vous venez d’accomplir une action éminemment méritoire, d'autant plus que celle-ci a débuté laborieusement à l'aube. - Cette personne âgée s'est fait arnaquer par des bandits, et c'est assurément une situation difficile. - « Être fusillée dans une procession m’éviterait la maison de retraite » : c'est effectivement une solution élégante, même si l'idéal, c'est de rendre le dernier souffle après avoir fait un signe de croix, à la fin de la Liturgie. L'ennui, c'est qu'une fin tellement abrupte met dans l'embarras tous ceux qui nous entourent ! Disons qu'on ne choisit pas… - Personnellement, je souhaite garder ma vision et mes facultés cognitives ; le reste, on peut sans doute s'en accommoder. Il est important de « garder ses passions » : ne pas renoncer à ce qui nous intéresse, et rester en contact avec les gens, et notre environnement en constante mutation. Sinon, c'est la chute libre vers le vieillissement. Heureusement, avec l'Église orthodoxe, nous avons toujours de quoi râler - ce qui entretient nos neurones - et la nécessité de se tenir debout fort longuement - ce qui est très positif pour l'état physique. Si, en plus, on chante et on lit, on a des chances de se maintenir en une forme éblouissante ! Je trouve absolument délicieuse et charmante, la réflexion de cette personne qui se dit qu’au cas où elle rencontrera le Christ, dans l'au-delà - même si elle n'est pas croyante - elle lui dira : « Bonjour Monsieur, je m'appelle une telle… ». Je suis sûr que le Christ lui fera un signe de la main, en murmurant : « Oui, oui, je le sais déjà ». - Le pardon divin ! C'est toute une question… Notre dette envers le Créateur est réellement infinie. Il me semble que l'être humain éprouve des difficultés particulières à recevoir quelque chose de la part du Créateur. Au lieu de simplement tendre la main, nous voulons absolument que tout vienne de nous, et uniquement par nous. L'absence de la simplicité nécessaire pour, tout simplement, recevoir un bienfait, c'est la tragédie de l'être humain. - Nous asseoir dans la joie, à la table qui nous est préparée, c'est ce que Dieu nous demande ; c'est ainsi que le sable de nos péchés se dissoudra dans l'océan de sa miséricorde.

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    1. Ah mourir à l'église, cela ne serait pas mal, je dois dire... moins brutal aussi! Moi aussi, je souhaite garder mon esprit intact, pour ce qui est de tenir debout, ce n'est plus pour moi, j'ai trop mal au genou et j'entre en compétition avec les vieilles locales pour les bancs du fond... Ma mère était un être délicieux, bienveillant et dévoué, qui avait toujours gardé sa fraîcheur enfantine. Quand j'avais raconté cette histoire à soeur Agnès de Solan, elle avait éclaté de rire: "Comment voulez-vous que le Seigneur ne craque pas, en entendant une chose pareille?" Je trouve qu'ici, les gens acceptent plus simplement les dons du ciel, ou de leurs prochains. Le don fait encore partie de la conscience collective.

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