lundi 25 février 2019

« Je pensais que la Russie, c’était un pays attardé du siècle dernier ».


 Un Américain parle de son déménagement à Moscou, de son baptême et de l’hospitalité russe.



A 18 ans, Matthew comprit qu’il voulait quitter l’Amérique.  Il n’y avait pas à cela de cause cohérente : « je ne voyais seulement pas mon avenir là bas », dit-il. Le garçon, originaire de la banlieue de New-York, a vécu et étudié aux USA, en Allemagne et en Angleterre, mais il a voulu rester en Russie après qu’il a assisté à un office dans une église de Saint-Pétersbourg. Matthew a reçu le baptême avec le nom de Matfeï et a passé les six dernières années à travailler comme traducteur et spécialiste de la publicité dans le bureau moscovite de « Yandex », il parle parfaitement le russe, et il est devenu tout à fait des nôtres. En outre, l’Américain a un hobbit très inhabituel, l’été, avec d’autres bénévoles du projet « Cause Commune », il restaure des églises de bois dans le Nord.

Je vins pour la première fois en Russie quand j’avais 24 ans. Jusque là, j’avais beaucoup de préjugés sur ce pays. Je me souviens d’une conversation avec l’un de mes meilleurs amis à New-York : il racontait quelque événement en Russie, dont il avait entendu parler dans les nouvelles, et ajouta à la fin qu’il lui serait intéressant de passer quelques temps là bas. A cela, je répondis très durement que je n’irais jamais là bas et que d’ailleurs, « c’était un pays attardé du siècle dernier, où il n’y a rien ». Et voilà déjà 6 ans que je vis ici et je comprends combien je me trompais.
Tout a commencé avec une invitation de mon ami russe de Saint-Pétersbourg, avec lequel j’avais étudié en Grande-Bretagne. Ses proches m’accueillirent comme je n’avais jamais reçu personne, même certains de mes parents ne m’ont jamais traité ainsi. On m’emmenait au théâtre, on me montrait la ville. L’un des premiers jours, nous sommes entrés, mon ami et moi, dans la cathédrale de Kazan par hasard au moment d’un office. A ce moment-là, je ne savais pratiquement rien de l’orthodoxie. J’en avais les représentations de probablement la majorité des Américains, un catholicisme sans le pape de Rome. Et avec des icônes. J’ai tout de suite compris que les icônes ont ici une signification particulière. Nous regardions l’église quand soudain le chœur se mit à chanter et les portes royales s’ouvrirent. Ce fut comme un choc. Je me souviens seulement qu’au bout de quelques temps, mon ami me souleva du sol où j’étais à genoux et nous sortîmes, et mon visage ruisselait de larmes. Je fus traversé d’un sentiment profond et inexplicable, je compris que je devais changer beaucoup de choses dans ma vie. Et je compris aussi qu’il me fallait vivre en Russie. J’avais l’impression que quelqu’un me disait : tu es à la maison.
Le désir conscient de me convertir à l’orthodoxie me vint à Kiev, où j’étais parti, si étrange que cela paraisse, pour apprendre le russe, c’était là-bas beaucoup moins cher. Après les cours, j’entrais dans la cathédrale de Vladimir (je ne savais pas alors qu’elle appartenait aux schismatiques), mais pas aux offices, seulement pour prier à ma façon. Je regardais les icônes, les fresques qu’avaient faites Vasnetsov et Nesterov, et leur incroyable profondeur m’impressionnait. Mais une fois, je tombai dans la cathédrale pendant un office. C’était quelque fête, mais il y avait très peu de monde. On me dit que c’était le « patriarche » lui-même qui officiait. Je m’étonnai : le patriarche, quand même, et si peu de monde…Du reste, une de mes enseignantes m’expliqua bientôt tout et me conseilla d’aller à la Laure des Grottes de Kiev.
Je me suis fait baptiser à Moscou, à l’église de l’icône de la Mère de Dieu de Tikhvin a Alexeïevsk. En fait, quand on passe du protestantisme à l’orthodoxie, on ne rebaptise pas, mais j’étais un cas particulier. Je ne peux pas dire que ma vie a immédiatement changé, pendant trois ou quatre mois, j’ai disparu de l’église. Ensuite, j’ai commencé à y aller petit à petit, à me confesser, mais je le faisais, me semble-t-il, superficiellement. C’est seulement au bout de trois ans que j’ai compris que si je m’étais fait baptiser, alors je devais changer ma vie en conséquence, l’admettre fut difficile. Pour tout dire, avec le sacrement du Repentir, tout devient beaucoup plus profond et grave, mais en même temps pénible. Je dus me « briser » moi-même, dire et apprendre la vérité sur moi-même.
Le père Alexis, qui m’a baptisé, dirige le projet « Cause commune », dont les participants restaurent les églises en bois du Nord Russe. Mais il me fallut (c’en est même ridicule), quatre années entières pour me décider à y aller. Jusque là je n’avais pas été capable de voir en cela de sens spirituel, je pensais que c’était une sorte de projet de construction. Mais le premier voyage me changea  fortement. Je compris que ce n’était pas nous qui sauvions les églises, mais les églises qui nous sauvaient. En travaillant à la restauration de ces objets sacrés, nous travaillons sur notre propre âme. Nous abandonnons toute la vanité qui nous empêche de nous concentrer sur ce qui est important.
L’année dernière, dans notre groupe, il y avait 18 personnes qui, dans la vie ordinaire, ne se rencontrent jamais : un business coach, un psychologue, un médecin, un opérateur de la chaîne NTV, un employé d’un hospice pour enfants, un fabricant de savon et de tresses dread locks et moi qui suis traducteur et annonceur. C’est très inhabituel. Parallèlement au travail, nous lisions chaque jour évangile, parlions de ce que nous avions lu, organisions notre quotidien rudimentaire.  J’avais l’impression que nous vivions presque au paradis, en ce sens que nous n’avions aucun souci quotidien, bien que nous travaillions beaucoup et péniblement. Par exemple, il fallait traîner depuis le lac des planches de six mètres sur la colline. Et cela toute la journée.
Pendant que nous travaillions venaient chaque jour des invités. L’église se trouve dans la forêt, loin de la civilisation, mais à côté du lac Onéga, un endroit connu pour la pêche. En fait, en Russie, on peut rencontrer des gens là où l’on s’y attend le moins, c’est mon observation personnelle. Les gens entendaient le bruit des travaux, voyaient un nouveau toit et comprenaient qu’il se passait quelque chose ici. Un jour, on arriva en barque et on nous demanda où il y avait un magasin. Nous étions très surpris : où donc en trouver un dans ce bout du monde ? Les pêcheurs étaient sûrs que si l’église ressuscitait, il devait obligatoirement y avoir un magasin à côté.  Et une autre fois, on nous apporta simplement du poisson frais, en remerciement de ce que nous faisions.
Ce qui m’a le plus étonné chez les Russes, c’est leur bienveillance envers les étrangers. Je pensais que je viendrais ici et que tous me « chercheraient des crosses ». Et il advint que tous voulaient avoir des relations avec moi, et qu’ils parlassent ou non l’anglais n’avait pas d’importance. Tout de même, les russes ce sont des gens qui sont prêts à considérer l’étranger comme l’un des leurs. Il m’est un jour arrivé quelque chose d’amusant : à New-York, quand j’étais en visite chez mes proches, un juif russophone s’approcha de moi et demanda : « Tu es de l’Union (soviétique) ? » Il ne pouvait absolument pas savoir que je parlais russe et vivait en Russie. Je ne comprends pas comment il a tiré ces conclusions sur ma seule apparence extérieure. Je lui répondis que j’étais d’ici et que j’étais né à quarante minutes d’ici. Mais il ne m’a pas cru.

Propos recueillis par Kirill Baglaï
Traduction Laurence Guillon pour Thomas


nuages sur l'Onega, photo Mathew Kasserley

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