samedi 15 juin 2019

Chant des signes

Le père Pantaleimon, du monastère saint Daniel, cherche à promouvoir sur Pereslavl le chant dit "znamenoïe" iu des signes, qui  était pratiqué en Russie avant le schisme des vieux-croyants et l'occidentalisation extrêmement regrettable de la musique religieuse, et bien entendu des icônes et de l'architecture, puisque tous ces aspects sont liés dans l'orthodoxie. C'est-à-dire que ce qui a éloigné le catholicisme de ses sources a été implanté quasiment de force, en Russie, par le tsar Alexis puis par son fils Pierre, et ses successeurs, mais pas avec le même succès, car le chant znamenoïe a survécu dans les monastères et chez les vieux-croyants.
Il a invité Gleb Petchenkine  qui dirige un choeur et forme des chanteurs dans une église de Moscou. Celle-ci,  tout en étant sous la juridiction du patriarcat de Moscou, suit les rites antérieurs au schisme. Et sachant que je m'intéressais à ce genre de choses, il m'a demandé de venir à la liturgie au monastère saint Nicolas, et d'assister à la conférence qui devait suivre.
J'y suis donc allée. Les chants sont très austères, mais ne font pas écran à la prière, et alors que je regardais les icônes de facture traditionnelle, sur l'iconostase, en observant que, comme d'habitude, elles copiaient de trop près les modèles anciens, je commençais à les voir autrement, car, malgré ce défaut, elles s'accordaient au chant que j'entendais, par leur transparence, leur structure rigoureuse, leur pureté, et une sorte de profondeur qui ne tenait pas, dans le cas des icônes, à la perspective, et dans le cas des chants, à la polyphonie. Les icônes m'apparaissaient comme un chant silencieux et les chants comme des icônes sonores. J'avais envie de pleurer, ce qui m'arrive de plus en plus dans les églises. C'était le samedi des défunts, et la  liturgie a été suivie d'une pannychide. Je descendais profondément à l'intérieur de moi-même, comme si ce chant m'y avait porté de son mouvement naturel, une sorte de dérive ronde et continue, de nimbe sonore plein d'envols légers et discrets.
La conférence était très intéressante et naturellement, je ne me souviens pas de tout, c'est dommage, mais je vais creuser la question. Quand j'ai découvert le chant byzantin, à Solan, puis avec Andréa Atlanti, j'avais été frappée par ses parentés avec le chant traditionnel: son ancienneté, et ses lois internes organiques et cosmiques. Et je retrouvais la même chose dans le chant znamenie. Gleb expliquait que les crochets, qui correspondent en Russie à la notation byzantine, sont de petites briques sonores qui représentent non une note mais une modulation. Quand on les lit, on voit la modulation complète, et pas une décomposition du son en petites unités. Et pour les lire, il faut connaître ces modulations, lesquelles, comme dans le chant populaire, se transmettent de génération en génération. comme dans le chant byzantin, et comme dans le chant populaire, de sorte qu'on peut anticiper les modulations suivantes et que l'on conserve également un espace pour les improvisations, de même que dans le dessin codifié des icônes, l'artiste trouve à mettre sa couleur personnelle et il me semble d'ailleurs regrettable qu'il ne le fasse pas plus souvent.
Les chants de l'antiphonaire sont d'ailleurs connus par coeur et ne nécessitent même pas la consultation des crochets, ce qui est aussi le cas dans le chant populaire, et même, si je me souviens bien, dans le chant byzantin, quand les gens ont grandi avec.
Comme dans la tradition byzantine, le chant est au service du texte dont il doit faciliter la compréhension et l'assimilation par l'auditeur, et même sa participation au chant, ce qui en revanche, d'après Andréa, ne se pratiquait pas chez les Grecs.
Le chant de l'ancienne Russie est avant tout ascétique et destiné à rendre la prière plus accessible, sans distraction. Alors que le chant d'église importé d'occident obscurcit le texte, détourne de la prière par toutes sortes de fioritures et suscite non une absorption dans la contemplation et la grâce mais des émotions esthétiques ou des émotions tout court, ce qui est tout à fait exact. De même que les icônes académiques, au dessin réaliste, charnel, nous offrent des anecdotes religieuses et non une prise directe avec l'autre monde qui est le prolongement et la source du nôtre. Tout ce qu'on met pour faire joli, tout ce qui traduit les "idées personnelles" du peintre ou du musicien, qui n'a pas reçu l'eau vive ancestrale mais des techniques et des théories, fait obstacle.
Or cette eau vive ancestrale, que je vais chercher dans le folklore, je la sentais se déverser dans mon âme avec le chant znamenie. C'est quelque chose que ne peut donner aucun concert classique, la plus belle musique inventée par le plus grand génie. C'est simple, clair, vital et profond comme l'univers. Ce qui ne veut pas dire que la musique classique soit à proscrire. Mais que le chant d'église est un langage en soi, qu'un certain type de chant est un certain type de langage et de communication, soit entre nous, soit avec l'Invisible, soit les deux, d'ailleurs, que nous avons perdu dès que nous avons commencé à nous écouter chanter plutôt que d'écouter chanter Dieu en nous et de laisser s'envoler les anges par notre bouche.
A ma grande surprise, pas d'isson byzantin dans le chant zanmenie. "L'isson est arrivé plus tard, me répond Gleb Petchenkine.
- Ah bon? mais je le croyais très archaïque!
- Non, c'est déjà un pas vers la polyphonie"...
Il me revenait à l'esprit la réflexion de Micha écoutant une brillante interprétation académique de chants du XVI° siècle: "C'est admirablement chanté, mais quelque chose me gêne... Ah ça y est, j'ai compris: ils déchiffrent une partition. Il n'y a plus aucune fluidité".

Mon âme, bénis le Seigneur


 la conférence

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