samedi 8 juin 2019

La ruche


J’ai regardé un documentaire intitulé « la Mission de la Russie », où un intellectuel élevé par le communisme, auquel il adhérait pleinement, et converti ensuite à l’Orthodoxie, exposait les idées qu’il a développées dans un livre du même nom.
Il expliquait qu’il avait autrefois l’impression d’appartenir à un pays unique et puissant dont il était fier, et que l’idée socialiste était inscrite dans le tempérament russe et dans le christianisme, son propos est donc de faire la synthèse des deux pour sauver son pays du capitalisme destructeur.
Que le capitalisme soit destructeur et prenne un tour absolument monstrueux, c’est à présent une évidence absolue. Pour dire le contraire, il faut soit participer à l’horreur capitaliste parce qu’elle vous est profitable, soit en être resté au capitalisme de papa, qui y participait aussi sans le savoir, d’ailleurs, dans la foulée de ce que j’appellerai l’économie traditionnelle. Qui plus est, ce capitalisme a le pouvoir pervers de prendre toutes sortes de formes, et on le voit à présent soutenu chez nous par la gauche, sous celle d’une espèce de libéral-bolchevisme acharné à détruire ce qu’il nous reste de beauté, de noblesse, de ferveur, d’authenticité, en bref, de sentiments humains, insupportables aux « Démons » qu’a si bien décrits Dostoïevski.
Cet homme, au demeurant sympathique et plein de bonnes intentions, a de l’URSS de son enfance une série d’images d’Epinal dans la tête. Mais dans un sens, je le comprends : tout le monde avait sa place dans  une société stable, c’étaient en quelque sorte les trente glorieuses des soviétiques : pas de guerre, plus d’arrestations pour un oui ou pour un non, l’ordre, une certaine vertu sociale, du moins dans les modèles familiaux et patriotiques proposés.  Personnellement, je pense que les destructions humaines et culturelles n’en valaient pas la chandelle, car si la révolution n’avait pas eu lieu, un pays qui avait les ressources de la Russie pouvait connaître un essor économique et civilisationnel remarquable. Sa population n’aurait pas été saignée par la guerre civile, les répressions, puis la guerre de 40, enfin en principe. Car il est possible que l’occident ait trouvé un autre moyen que la révolution pour abattre cet empire  trop différent.  Ou qu’il l’ait favorisée plus tard.
La question de savoir si l’occident capitaliste laisse le choix aux sociétés qui ne partagent pas ses valeurs est un autre vaste débat.  Pour l’heure, je me suis penchée sur celui que soulevait mon intellectuel à propos du présent de la Russie et de son avenir. Tout cela a eu lieu, il faut faire avec.
Le communisme est-il inscrit dans le tempérament russe ? Le tempérament russe est communautaire au sens où on l’était au moyen âge. Pas au sens de la fourmilière ou, comme le dit cet intellectuel, de la ruche, car la communauté humaine chrétienne est un ensemble de personnes distinctes. Mais en même temps, son image de la ruche n’est pas dénuée de vérité : elle représente un peuple de créatures unies par des liens familiaux autour de leur reine, ce qui n’est ni plus ni moins qu’une monarchie, où n’existent pas de partis, car tous, mus par ces liens fraternels mystérieux, coopèrent, et la reine est le cœur de cet organisme, garante de sa vie et du bien commun. Je suis bien persuadée qu’en effet, c’est bien un modèle social auquel les Russes aspirent. L’intellectuel dit alors que dans les ruches peuvent apparaître de fausses reines, qui engendrent des parasites, pour lesquels les ouvrières s’épuisent à travailler, et que Poutine est un leurre de ce genre.  Les gens croient voter pour un patriote, et la politique de son parti consiste à poursuivre la destruction du pays.  C’est une hypothèse que je n’exclue pas, la seule autre hypothèse plausible à mes yeux étant qu’il puisse être soumis à des chantages que nous ignorons. Mais peut-être que cela ne change rien au problème, car des termites sont manifestement au travail dans la société russe, et personne n’entreprend de désinfection.
Cependant, je ne crois pas à une restauration tsariste, ni même à celle d’un modèle traditionnel du passé, même si j’estime qu’on pourrait y trouver des directions et des idées.  Et je ne souhaite pas non plus une restauration communiste, je ne la crois d’ailleurs pas possible dans sa forme initiale. De ce côté-là, mon intellectuel non plus, car il regrette les persécutions religieuses inouïes qui ont eu lieu alors, pas seulement religieuses d’ailleurs. Pour ce qui est des modèles du passé, Soljenitsyne s’était penché sur la question dans son livre « Comment restaurer notre Russie ».  Je crois en tous cas que le capitalisme libéral est incompatible avec l’esprit russe, je pense qu’il est incompatible avec tout esprit traditionnel normal, et qu’en effet,  si la Russie ne doit pas devenir un espace démembré et chaotique de colonisation sino-occidentale, et survivre encore dans un état décent juqu’à la fin des temps, il est nécessaire d’opérer une réconciliation nationale qui fasse à nouveau du pays ce tout organique qui est son état naturel et le modèle qu’il peut offrir au reste du monde.
Cette réconciliation nationale, j’en avais vu la manifestation dans les premiers défilés du régiment immortel, où la nation toute entière communiait dans la fierté de la célébration de la victoire, par delà les clivages politiques et les ressentiments. Mais ce phénomène est largement récupéré par des néostaliniens de plus en plus virulents, qui justifient les pires horreurs du communisme pour blanchir leur idole moustachue. Or qui dit pardon, dit repentance, comment pardonner à ceux qui  profanent la mémoire d’innombrables victimes innocentes, toutes censées être des traîtres ou des erreurs de parcours sans importance ? S’il y a une chose que je n’admettrai jamais, c’est de clamer avec tous ces gens que ces victimes méritaient leur sort. C’est aussi impossible à mes yeux que de donner au Christ le baiser de Judas.
Il est un travers dans lequel il est tentant de tomber et auquel je ne peux succomber jusqu’au bout, c’est de fermer les yeux sur ce qui paraît nuire à la défense d’une cause. C’est ce que font l’ensemble des gens qui épousent une cause politique. C’est ce que j’appelle la pensée systématique, source de bien des malheurs.
Or donc, il faudrait débarrasser la Russie (et à mon avis le monde entier) du capitalisme libéral et de tous ses avatars, mais comment, et qui va jouer le rôle de la Reine ? Et quelles seraient les règles du jeu de la nouvelle ruche ?
Il se peut que la transformation de la Russie en un grand Donbass assiégé fasse émerger ce nouveau modèle social. Or c’est une éventualité que je n’exclue pas non plus.  C’est en tous cas ce que ses ennemis cherchent à obtenir. Et je me demande si la population réagira comme au Donbass, beaucoup de gens autour de moi pensent que oui.
A moins qu’on n’arrive à la pourrir complètement de l’intérieur, en choyant les parasites et en épuisant les ouvrières, mais je pense que cela risque quand même de ne pas être si simple.




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