Cécile et Martin, à Cavillargues |
Nous sommes allées à Goudargues, avec mon amie hollandaise Cécile, nous asseoir dans un ce ces cafés au bord du canal, sous les platanes. Les vacanciers sont repartis, les terrasses presque vides, les rues engourdies. Tout est si beau et presque anormalement calme, dans la lumière de fin d’été. Cécile lit le journal d’un intellectuel juif d’avant-guerre : « Il décrit exactement cela, ses hésitations à partir, le calme du quotidien, les gens anesthésiés qui ne veulent pas savoir, qui pensent qu’il ne faut pas exagérer, que tout va s’arranger.
- Oui, et pour aujourd’hui, je suis persuadée du contraire mais je subis une sorte de paralysie de la volonté, je m’enfonce dans ce calme illusoire sans cesser d’éprouver une sourde crainte, comme une souris devant un serpent python. Il y a quelque chose de fondamentalement trompeur dans les sociétés occidentales, et on te le propose comme la réalité. Or c’est juste une façade, comme une publicité sur une maison en ruines. »
Il m'est alors revenu cette impression de paralysie de la volonté, peut-être n'avais-je pas encore pris complètement la décision de partir, en tous cas, je n'avais pas encore acheté de maison, j'y pensais déjà, et j'avais du mal à me bouger. J'ai eu plusieurs discussions de ce type avec Cécile. Un jour que nous nous promenions dans la superbe campagne des environs de Cavillargues, elle m'avait dit: "Tout est si beau, si paisible, et en même temps, presque trop. Trop immobile, cela a quelque chose de presque inquiétant, de presque menaçant."
Et pourtant, Cécile elle-même était toujours sereine, aimable et joyeuse.
Une autre fois, toujours à Goudargues, nous avions pris une glace à la terrasse d'un café, le long du canal, il y avait un festival d'orchestres d'instruments à vent venus de toute la France, seulement des jeunes gens, des jeunes gens avec de bonnes bouilles saines et normales, de ceux qui sont la cible préférée des "déséquilibrés" exotiques qui, maintenant, en violent, tabassent, étripent ou égorgent presque un par jour, c'était si bon enfant, si charmant, si français, et en même temps, si triste, en raison de ces pressentiments que nous avions l'une et l'autre. Et je savais que j'allais partir, dire adieu à Monet, Renoir et Van Gogh, à Debussy et Ravel, à Molière et Racine, à Baudelaire et à Rimbaud, enfin pas à leurs oeuvres, mais à ce qui les avait faits ce qu'ils étaient, ce qui avait été la matière de leurs créations, et qui se trouvait figé dans ce calme trompeur précédant la tempête.
Avec Sophie, j'avais évoqué cette curieuse "paralysie de la volonté", et elle pensait qu'elle était le résultat de quelques sombres manoeuvres, d'un empoisonnement, car elle aussi la ressentait fortement. Oui, sombres manoeuvres, celles de l'Ennemi du genre humain qui cherche à en achever la destruction de la manière la plus dégradante qui soit.
Cette impression de paralysie de la volonté et de calme mortel, ici, je ne l'ai pas, mais le souvenir de Goudargues et de Cécile m'emplit de larmes.
Quand je me suis retrouvée ici, avec toutes les péripéties du déménagement, du voyage et de l'arrivée sous la pluie dans une maison glaciale et en travaux, sans meubles, sans eau, mon premier cri du coeur a été: "Qu'es-tu venue foutre dans cette galère?" Mais quand on s'est enfin décidé à monter dans sa galère, ou son arche, ou sa barque de Charon, il n'est plus temps de paniquer, et j'ai découvert un fait curieux: à la place de la paralysie de la volonté et de la sourde crainte, une mobilisation intérieure que je n'avais peut-être jamais connue. Je ne voulais pas, et ne veux toujours pas, d'ailleurs, nostalgie ou pas, faire la statue de sel...
Ma cousine me dit qu'elle ne pourrait jamais quitter la France, et en effet, on se s'expatrie jamais facilement, sauf dans les hautes sphères pour lesquelles, comme dit Attali, le monde entier est un hôtel de luxe, une plantation de coton avec des nègres blancs ou noirs, que l'on déplace comme des pions et massacre par millions dans des guerres manipulées. Quand l'exil est volontaire, il répond à une nécessité intérieure. Sinon, il est le fruit du désespoir, la valise ou le cercueil. Ou le fait d'une volonté de conquête, de s'approprier les terres, les richesses et les femmes des voisins... Or moi, je tiens viscéralement à la France, et maintenant, pour d'autres raisons, tout aussi viscéralement à la Russie. Et j'assume de servir de lien entre l'une et l'autre.
En relisant ce souvenir, j'ai eu l'impression de comprendre bien des choses, mais d'une façon intuitive, informulée. Car la menace existe aussi en Russie, je m'en rends compte en lisant certains commentaires ou en écoutant les gens, mais je suis mobilisée, et autour de moi, il se passe des choses, un combat se déroule, dans lequel je peux m'inscrire de diverses façons, alors que là bas, j'ai toujours eu l'impression de patauger seule ou quasi seule dans un marécage, où de simplement arracher une jambe après l'autre à la succion sournoise de la boue étale, tranquille et tiède exige des efforts surhumains, et où l'on finit par rester, la volonté paralysée, à couler sur place, avec une sourde crainte. Bien sûr, on peut prier, c'est d'ailleurs ce que je faisais, et c'était même la seule chose à faire. Car on ne sait plus à quoi se raccrocher pour se rétablir, s'unir, lutter. Il y avait pour moi, dans toute la France, le monastère de Solan, ses moniales et ses fidèles, je n'avais rien en commun avec tous les autres, pas d'idées ni d'oeuvres communes, pas de stimulation extérieure, pas d'écho. Je m'étais dit déjà en 90, devant la Russie ravagée: "Ici se déroule la grande bataille entre le bien et le mal, et le Christ y recrute ses guerriers, alors que chez nous, le combat est perdu depuis longtemps et il y règne la paix des cimetières..."
Pourtant, je n'ai plus trop envie de lutter, et je lutte assez mal, mais je n'ai plus cette impression d'être une souris hypnotisée par un serpent python. En revanche, je vois en perspective, d'où vient et où va le python à multiples têtes, ses sortilèges et ses incantations, et surtout, ici, je suis loin d'être la seule dans ce cas, même si l'on y rencontre pas mal d'hypnotisés, également. Quoiqu'on en dise ici, ou chez nous, le combat n'est pas gagné. Et il se joue ici, dans la résistance du monde russe aux souffles délétères du Sauron occidental. Mais je prie plus difficilement. Cela dit, comme disait le père Victor sur le village perdu qu'il a ressuscité, il y a un temps pour prier, et un temps pour construire une arche. (https://chroniquesdepereslavl.blogspot.com/2019/07/monter-dans-larche.html )
Dont acte...
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