samedi 15 février 2020

Lavr

C'est le printemps, aujourd'hui, pour la fête de la sainte Rencontre, il fait un beau soleil chaud et tout fond, et je m'en réjouirais, si je ne craignais un retour de bâton au mois de mars. De plus, je suis malade, j'ai pris froid. Et je ne suis pas allée à l'église, je suis juste sortie nourrir les oiseaux et chercher Schtroumpf qui avait disparu. Le petit salaud était passé chez les voisins...
Ma maison a été transformée en appartement communautaire par l'installation des deux poètes, qui essaient de rester discrets, mais nos deux logements ne sont pas assez séparés pour cela, et un continuel va et vient d'animaux oblige sans arrêt les portes à s'ouvrir.
L'émission de télé à laquelle j'avais participée est passée hier. Je le sais, parce que le type qui avait acheté mon studio il y a deux ans m'a appelée pour me le dire, et aussi Valia qui travaillait au café. Je pressens qu'à Pereslavl, on va finir par me demander des autographes...

Il me semble que mes deux romans ont des qualités littéraires, d'après des avis qui comptent à mes yeux et ma certitude intérieure, mais il suffit que j’en publie un extrait pour qu’à part quelques fans inconditionnels, tout le monde évite de commenter, et même à mon avis de lire. Je pense que le jour où, mettons, Yarilo sortira en traduction russe et aura, je l’espère, un écho, tous ceux qui tournent autour de ces romans comme s’ils avaient peur de marcher dans la merde arriveront la queue basse et frétillante sur la trace de la renommée, non parce qu'ils auront eu la curiosité d'aller voir, mais parce que d'autres l'auront fait avant eux.
J’ai un peu avancé mon roman sur la modernité maudite, et je commence à avoir espoir d’en tirer quelque chose de bien. Il trouvera sans doute plus facilement un public, car le thème sera perçu comme nous concernant immédiatement, alors qu’en réalité, Yarilo et Parthène nous concernent d’aussi  près.
Je lis le magnifique roman de Vodolazkine, Lavr, qui a été traduit en français sous le titre « les quatre vies d’Arséni ».  Malgré son sujet médiéval et son style profondément original, ce livre a connu un grand succès ici, et il est traduit en vingt langues. Pourtant, Dieu sait qu’il est atypique, comme disait un éditeur à propos du mien, pour justifier son refus de le lire.
Mon roman est parfois écrit comme un scénario, une pièce de théâtre ou même une bande dessinée, ce qui n’est pas du tout le cas de Lavr, qui nous plonge complètement dans une autre vie et la vie d’un autre, la vie de cet Arsène aux quatre vies, personnage si pur et si russe, tour à tour médecin populaire de génie et fou en Christ. Ce temps médiéval où nous sommes plongés, qui est lent, riche, enchevêtré, qui s’épanche comme un fleuve et s’ouvre comme un horizon, pour déboucher parfois sur le nôtre, des mots anachroniques surgissent dans des discours en russe ancien, un fou en Christ prévoit la place des Jeunesses communistes à l’endroit du monastère où il se trouve, ce temps est élastique, vivant, infini, et nous sommes avec Arsène qui nous rejoint aujourd’hui, la frontière entre aujourd’hui et hier n’existe plus. C’est ce que ce roman a de plus extraodinaire à mes yeux. Ce n’est pas une reconstitution historique, c’est un voyage, non dans le temps, mais au cœur du temps. Et la preuve pour moi que ce temps médiéval, élément naturel de la sainte Russie, est toujours là, que sa dimension existe, et c’est sans doute cela qui m’a attirée ici. Bien entendu, il y a pas mal de Russes qui sont sortis de ce temps vivant, éternel, élastique et infini. Ils sont devenus des posts-modernes, des post-soviétiques, ils n’appartiennent plus à rien. J’en vois des exemples libéraux, et des exemples communistes, qui me rappellent les pires équivalents de Français actuels déracinés et programmés. J’ai même vu une femme déclarer carrément qu’elle ne se considérait pas comme russe , mais comme soviétique, ce qui d’ailleurs est parfaitement exact, j’ai toujours été persuadée qu’un communiste russe était un communiste raté, trop pétri de littérature et de poésie classiques russes ou de folklore survivant, dont on n'avait pas réussi à faire un "homme nouveau". Le communisme s’étant établi dans la haine acharnée et meurtrière de tout ce qui était russe, on ne peut en effet pas être russe et soviétique. Comme d’ailleurs on peut difficilement être français et  détester tout ce qui précède 1789. Et ce qui me fait parfois peur, c’est de constater que cette haine de la Russie, chez les individus de ce nouveau peuple qui n’a plus de pays, puisque l’URSS est morte mais que la Russie lui a quand même survécu, reste très vivace, elle est même ulcérée de ne pas avoir hérité du paradis matérialiste promis, et cherche des traîtres et des ennemis du peuple  à qui faire endosser cet échec. Mais cette entité énorme de la sainte Russie que représente Arséni est restée partiellement vivante, c’est une pâte faite de nature illimitée, de gènes slaves, scandinaves et finnois, de paganisme survivant, de christianisme ardent devenu consubstantiel, de communion évangélique avec les autres, de tradition orale, d’orthodoxie encore intacte. Et tout cela communique et fermente, et quand on entre dedans, alors on retrouve le monde d’Arséni, avec ses prolongements infinis, ce mouvement incessant de la vie à la mort et de la mort à la vie, ces liens entre ceux d'ici-bas et ceux d'au-delà. Vodolazkine lui-même en fait partie. Et ses lecteurs…

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