vendredi 4 décembre 2020

Vampires

 Aujourd'hui, fête de la Présentation au Temple, je suis allée au monastère saint Théodore, car deux personnes de ma connaissance m'avaient invitée à le faire, et les moniales se sont aussi plaintes que je ne venais plus, mais de toute façon, avec le covid, on n'a plus accès au réfectoire et on rentre chez soi direct. La liturgie a été suivie d'une procession, avec bénédiction de l'église et des fidèles. J'ai trouvé particulièrement touchantes les moniales qui riaient comme des petits filles tandis que l'évêque les aspergeait copieusement d'eau bénite avec son air malicieux.

Il paraît que la télévision de Iaroslavl me cherchait à l'éparchie, pour une petite interview. J'observe que pour me trouver, on s'adresse plutôt à l'éparchie qu'au café français!

L'élégance des bâtiments du monastère m'a frappée, ils sont du XVI° et XVII° siècle, très sobres. Malheureusement, beaucoup de détails kitsch à l'intérieur, le kitsch écclésiastique de la firme Sofrimo, qui produit mobilier, icônes et chasubles pour tout le patriarcat.


J'ai dernièrement eu un échange avec une vieille intellectuelle russe émigrée sur Ivan le Terrible, au sujet duquel est sortie une série télévisée qui ne fait pas l'unanimité, elle rend même certains journalistes fous de rage. La vieille intellectuelle la trouve fidèle à la vérité historique. Je lui ai objecté que cette vérité était remise en question, et pas seulement par des nostalgiques de Staline auquel ils s'obstinent à comparer le tsar, ou par des illuminés qui voudraient le canoniser. Elle m'a rétorqué qu'elle ne prenait en considération que les historiens sérieux, soit ceux du XIX° siècle. Ce n'est pas que je ne les considère pas comme sérieux, et du coup, j'ai commencé à lire une somme de divers textes sur la question qui m'a été offerte par je ne sais plus qui. Mais les historiens que j'avais vus rassemblés à Alexandrov ne m'ont pas fait l'effet de rigolos, alors que j'en avais rencontré un qui m'avait inspiré la plus grande méfiance par son révisionnisme forcené. Or ces historiens disent avec certitude qu'on ne sait pas grand chose, que la plupart des sources ont brûlé, qu'officiellement, de façon vérifiée, ses répressions ont fait 8000 victimes ce qui est loin du bilan des guerres de religion ou de Staline dont on fait son équivalent moderne. Et enfin, on ne trouve pas trace de tout cela dans le folklore. Alors que dans ce même folklore, le tsar présentable qu'est Pierre le Grand pour tout le monde est présenté comme le chat joyeusement enterré par les souris. J'ai laissé tomber la discussion assez vite, je ne suis pas assez spécialiste, et mon interlocutrice était trop catégorique.

Cela dit, le supplice de son mage anglais raconté par sir Jerôme Horsey fait froid dans le dos, et je ne pense pas qu'il l'ait inventé. Mais ne peut-on mettre parfois en doute ce que raconte Kourbski qui l'a trahi et l'opritchnik allemand Staden, peu recommandable? Bref, personnellement, j'incline à penser qu'entre le film d'épouvante et la réalité, il y a peut-être une marge. Lui-même dit dans une lettre à Kourbski: "Quel souverain serait assez fou pour exterminer son propre peuple"? Et en effet, dans la mesure où, à son époque, le sort d'un souverain et celui de son peuple étaient étroitement liés. Cependant, qu'il ait eu la main très lourde avec son aristocratie, que son Opritchnina se soit livrée à toutes sortes d'exactions, qu'il ait sombré à ce moment-là dans la débauche et la cruauté, je ne le nie pas.

Il reste qu'à mon avis, cette âme sombre n'était pas sans lueur, un peu comme un personnage de Dostoievski, et c'est ainsi que je l'ai montré, dans mon roman qui est beaucoup plus un conte qu'un récit historique. De la série, je n'ai vu que deux épisodes, je les ai trouvés plutôt plats. Après quoi, j'ai vu dans les commentaires de ceux qui ont regardé la suite, que cela devenait très caricatural. Les ébats amoureux du tsar et des cruautés hallucinantes. En ce qui concerne les ébats amoureux, les commentateurs notent que deux de ses tsarines sont montrées en train de le chevaucher, ce qui était impossible à l'époque, qu'ils supposent puritaine, et ce n'est pas mon avis; je pense qu'on était certainement moins puritain à l'époque que plus tard, et pourtant, ce genre de fantaisies érotiques ne devaient pas être pratiquées pour une autre raison: le tsar et les hommes russes de l'époque étaient beaucoup trop machos pour l'envisager. Je pense que de toute façon, on peut exprimer la sensualité du tsar sans recourir à des scènes de ce genre.

Ensuite, on montre Basmanov père et Basmanov fils s'entretuer dans un cachot sous les yeux du tsar qui avait promis la vie sauve au vainqueur. Je connaissais trois versions de la fin de Fédka Basmanov et celle-ci ne m'avait pas convaincue, puisqu'il avait décapité son père sur l'ordre de ce même tsar, après quoi, soit il aurait été exécuté dans la foulée, soit expédié avec sa famille à Saint-Cyrille-du-Lac-Blanc où il serait mort de maladie assez rapidement. La série a choisi la plus immonde. J'ai choisi la plus acceptable, en fonction du fait que le jeune homme avait épousé la nièce de la tsarine Anastassia, et je donne une version personnelle du parricide et de ses suites.

Pour ce qui est du personnage de Fédia, j'ai bien conscience d'avoir probablement, comme me disait Iouri Iourtchenko, "fait d'un vrai salaud un ange déchu", il y a certainement de cela, car dans mon oeuvre littéraire, j'ai mis beaucoup de moi-même, et Fédia, devenant un peu mon double, s'en est trouvé considérablement adouci. Cependant, mon intuition me dit que ce garçon détestait son père parce que celui-ci l'avait peut-être profané, en tous cas maltraité; il me semble que le jeune homme aimait le tsar; il avait épousé sa nièce, donné son prénom à l'ainé de ses fils. Enfin, je pense que le parricide a été partiellement assumé pour sauver ses deux enfants chéris en supprimant un père détesté. C'est comme ça que je vois les choses, avec mon intuition d'écrivain, qu'il ait été un salaud fini ou un ange déchu.

J'éprouve parfois une espèce de peur irrationnelle, de répugnance insurmontable à lire ou voir des choses sur le tsar Ivan qui me paraissent  outrées, à tel point que parfois je me pose des questions sur la nature de telles réactions. C'est comme si on crachait sur des gens de ma famille, ou comme si la fureur ulcérée qui s'emparait de moi n'était pas la mienne mais passait par moi.

Quand j'écrivais mon livre, un écrivain belge avait vu en rêve que depuis l'enfance, j'étais escortée par une âme orthodoxe du XVI° siècle, morte tragiquement, qui attendait de moi sa délivrance. Or à ce moment-là, il ne savait pas que j'étais prise par ce roman.

Je me demande si la mission a été accomplie, car un lien puissant m'unit à ces deux êtres, me laisseront-ils tranquille lorsque le livre sera traduit, édité peut-être? J'ai parfois l'impression d'être en communication permanente avec ces deux fantômes qui ne sont pas de tout repos, et fort ombrageux, et même un tantinet vampiriques. Et peut-être ce que j'ai écrit n'est-il pas exact historiquement, mais pour eux mystérieusement salvateur.





5 commentaires:

  1. Merci pour ces lignes, Laurence ; une fois encore, c'est très intéressant, alors que le sujet m'est presque "étranger"...

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    1. Il y a beaucoup à apprendre sur la Russie auprès d'Ivan le Terrible. Du reste, j'ai découvert pratiquement les deux en même temps.

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  2. J'ai lu quelque part que la Russie soviétique ne reconnaissait comme Russes que deux tsars : Ivan le Terrible et Pierre Ier. Catherine II et consorts hors-jeu évidemment.

    Enfant, j'ai longtemps été fascinée par les photos de plateau qui illustraient le programme télé à chaque fois que le film d'Eisenstein "Ivan Le Terrible" était diffusé à des heures inaccessibles à mon jeune âge ; non, le "Cinéma de minuit" les vendredis ou dimanches au soir sur Antenne 2 puis FR3, je n'étais pas autorisée à regarder, beaucoup trop tardif. Et puis ma mère, elle, ça l'effrayait. Pas moi. J'avais envie de voir ; ça avait l'air beau. Quand j'ai enfin pu le découvrir après acquisition du dévédé, je n'ai pas été déçue, mon attente n'a pas été trompée.

    Une pudibonderie victorienne se serait-elle également abattue sur la Russie de sensibilité occidentale au cours du XIXe siècle, pour que les Russes actuels considèrent comme improbable que les dames russes d'antan aient pu chevaucher autre chose que leurs chevaux, ânes, baudets ou mulets ? Il est vrai que, d'un point de vue pratique et comme partout ailleurs sans doute, elles montaient plutôt "en amazone" du fait des jupes. Il ne faut quand même pas être très familier de la littérature en générale, en particulier antérieure au XIXe, pour faire preuve d'une telle restriction mentale. Nos ancêtres du Moyen Âge (et avant bien sûr), de la Renaissance et de l'Ancien Régime avaient des sexualités beaucoup plus épanouies, débridées et fantaisistes que nos pâles contemporains exténués, qui ne sont pas encore sortis de la chape de plomb morale et réactionnaire tombée justement au XIXe, mais croient néanmoins avoir inventé l'eau chaude et pouvoir donner des leçons de "libération sexuelle" à tout le monde...

    Les fictions "historiques" ou "d'époque" pondues de nos jours et mises en images à la télé ou au cinoche, sont la plupart du temps hautement suspectes à mes yeux et ne m'intéressent pas. En ce sens qu'elles ne reflètent que la médiocrité ambiante travestie en costumes anciens en rabaissant tout à notre niveau, dit "moderne". Elles ne se préoccupent pas réellement d'explorer une période historique donnée avec ses spécificités sociales et morales, comme on partirait par exemple en voyage vers un pays inconnu, alors que c'est pourtant de cela dont il s'agirait. Là, c'est comme atterrir à l'autre bout de la planète dans un coin qui offre artificiellement au regard et en infrastructures tout ce qu'on connaît déjà, vu partout ailleurs. Globalisation, uniformisation, nivellement des sensibilités, des passés, des mémoires, etc. Ce n'est que ça.

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    1. La Russie soviétique a opéré une certaine russification du communisme; mais le dogme de départ était l'internationalisme, et donc ce qui était prisé chez Pierre le Grand était sa passion de l'occident progressiste technologique et chez Ivan le Terrible, sa tyrannie et sa lutte implacable contre sa propre noblesse. A noter qu'Ivan le terrible était surtout apprécié par Staline qui voyait en lui un précurseur et qui, dans une certaine mesure, à la faveur de la guerre, a restauré un patriotisme russe parallèlement ou à l'intérieur du patriotisme idéologique soviétique.
      La pudibonderie me paraît soviétique également, encore qu'elle ait pu exister au XIX° siècle, mais les romans russes reflètent des tempéraments passionnés, et les femmes étaient à mon avis plus libres en Russie, au XIX°, que chez nous. Mais le moyen âge russe était plus rude que le nôtre, et je ne crois pas qu'aucune femme y ait monté en amazone. Les invasions mongoles avaient entraîné une certaine claustration et sujétion des femmes de la noblesse. Pour ce qui est des usages érotiques, il est difficile de savoir ce qui pouvait se pratiquer, sans doute tout ce qui peut venir à l'esprit des gens, en principe, la religion orthodoxe considère que tout est permis si on est marié, je dis bien en principe. Un ami a été choqué par les rites du mariage que je décris, il les trouve imcompatibles avec la vertu chrétienne qu'il suppose à l'époque. Ses rites comportaient la vérification des draps comme dans les pays arabes, et si la jeune femme n'était pas vierge, on offrait à sa mère une cruche percée qui laissait échapper son eau. Si tout allait bien, les invités venus dans la chambre nuptiale y finissaient le festin avec les mariés, à la bonne franquette. Eh bien, cet ami a été choqué. A l'époque, cela devait paraître naturel, comme les bains de vapeur dont on sortait nu pour se rouler dans la neige, ou les bains tout court, on n'avait pas de maillot, et j'ai même vu une photo du tsar Nicolas II et de son fils sur un ponton, avec des gamins de la campagne qui se baignent nus comme des vers. Ce qu'à notre époque licencieuse, on ne fait plus, sauf sur les plages nudistes.
      Les femmes russes de la noblesse restaient dans leur gynécée à faire du tissage, de la broderie, de la confection. Elles avaient la partie la plus claire de la maison, à l'étage. Et souvent des balcons, des jardins suspendus. Les hommes étaient au rez de chaussée. Les pères élevaient les garçons, les mères les filles.
      Si je suppose que les hommes ne pratiquaient pas la position incriminée, ce n'est pas que je les suppose pudibonds, c'est que "l'homme était le chef de la femme". En Russie, c'était on ne peut plus littéral. Donc je ne crois pas que même tout ce qu'il y a de plus sensuels et dépourvus de pudibonderie, ils auraient accepté de prendre un rôle passif et soumis dans cette affaire. Surtout pas le tsar Ivan, soit dit en passant! Je suis certaine que sa femme bien aimée avait beaucoup de force d'âme et d'intelligence, mais même si elle avait de l'influence sur lui, bien que très jeune, il avait largement vécu quand il l'a épousée, elle sortait innocente de son gynécée pour épouser le tsar de toutes les Russie, il est difficile d'imaginer dans leur cas ce que montre la série.
      Pour ce qui est de la médiocrité reflétée par les séries, c'est bien le cas, et elles plaquent des idées politiques et des conceptions du monde contemporaines sur des gens d'autrefois qui en étaient loin.

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    2. Oui, c'est autre chose qui s'est mis en place. La Russie paraît en effet avoir échappé à cette chape de plomb occidentale jusqu'à l'aube du soviétisme. Je connais ces images de Nicolas II et Alexis, nus, ensemble ou chacun en compagnie ; rien de plus naturel à l'époque et pour eux. Ce serait maintenant... on pousserait des cris d'orfraie, on accuserait le père de je ne sais quoi, ça virerait au délire. C'est là que je dis qu'on n'est toujours pas sorti de cet espèce de dissociation d'avec le corps, tenu à distance, qui perdure à notre époque, voire se renforce. À la place d'un rapport franc, sain et naturel. Au lieu de ça - mais cela va de paire avec la société industrielle (XIXe et suites donc), capitaliste, libérale, ultra-..., on est en plein dedans -, le corps est réduit à un outil, un instrument, une machine, un truchement pour ressentir ou expérimenter ceci-cela, il n'est pas investi, vécu. Seulement un objet, presque extérieur, un truc à modifier, dresser, domestiquer, soumettre.

      En tous cas merci pour cet éclairage sur les spécificités culturelles russes. Pour le reste je crois que nous sommes bien d'accord, nous avons beaucoup perdu en comparaison... Nos temps sont tristes, eux qui prônent pourtant la "diversité" à pleine bouche.

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