Quand je travaillais au lycée, à Moscou, j'étais rentrée de je ne sais plus où en trolley, par l'avenue de la Paix, Prospekt Mira, une avenue trépidante, j'étais fatiguée et au bord de la crise d'appendicite, qui devait se déclarer dans la soirée, quelques heures plus tard. Et voilà que notre trolley, bourré de gens aussi crevés que moi, s'arrête, bloqué par une énorme bagnole de luxe garée en plein milieu, au mépris total des nécessités de la circulation. Le chauffeur klaxonne, klaxonne, le temps passe, tout le monde s'énerve, râle, insulte le salaud qui nous fait ce coup. Les passagers commencent à sortir, à crier, à donner des coups de pieds dans la voiture. Car il s'était passé presque une demie heure, et personnellement, je n'étais pas bien du tout. C'est alors qu'un type baraqué, dans un manteau de luxe, sort nonchalamment du restaurant où il déjeunait, arrive près de la voiture, ouvre la porte et balaye la foule furieuse, mais muette, d'un regard à la fois glacial, impudent et narquois. J'avais compris ce jour-là comment on peut pendre ce genre de personnage au premier réverbère venu. Malheureusement, on ne l'avait pas fait. Mais la haine était palpable. Ce dont il n'avait ostensiblement rien à foutre.
Je pense souvent à ce salopard, en ce moment.
Le temps est d'une beauté mystique, douce, transparente, et, assise dans mon hamac, avec mes gousli, j'en goûtais chaque seconde. Maintenant, je commence à jouer correctement, et c'est une joie de le faire. Le vent souffle, doux et léger, et chante à mi-voix, la lumière chatoie à travers les feuillages et les pétales, les astilbes fusent dans les rayons et les ombres mêlés, passent des papillons et des abeilles, une coccinelle se promène sur la table, les animaux se répartissent autour de moi, dans l'herbe, les sons s'égrènent, un oiseau chante, et puis hélas, par delà la clôture bleue, un voisin écoute la radio, et son horrible musique est pareille, dans toute cette harmonie, à l'irruption d'un ivrogne ordurier dans une belle et noble noce.
Mais curieusement, elle est quand même tenue à distance, du moins tant que je joue, elle devient un lointain écho, désagréable, mais parallèle, extérieur, la beauté de la vie et moi sommes en relation étroite, en conversation, les sons s'égrènent, le vent répond, les fleurs flamboient.
Les trois isbas, derrière la palissade bleue, devant le ciel d'azur où passent de blanches vapeurs, prennent un relief, une présence étranges, elles ont une densité, on dirait qu'elles observent, qu'elles se recueillent. Plus loin, celle que je trouvais si jolie, et qu'encadraient d'énormes bâtisses qui lui ôtaient toute vue, est en voie de destruction. Le quartier sera homogène: complètement affreux.
J'ai eu au téléphone la femme du père Antoni, qui se prépare à aller à Solan avec ses merveilleux enfants. Pendant que papa allait au mont Athos avec son fils Sacha, maman emmenait sa fille aînée Sonia à Patmos. Nous sommes loin du programme transhumaniste qu'on impose aux foules hagardes à coups d'intimidation, de mensonge, de propagande et de chantage. Le père Antoni est resté deux ans sans voir sa mère, comme moi sans voir les miens. J'aime beaucoup le père Antoni et Myriam, ils me manquent. Voilà une belle famille, unie, normale, épanouie, avec un vrai père, une vraie mère, des enfants enjoués, bien élevés, éveillés.
Nous avions encore un cours de balalaïka. Aliocha y prend goût. J'y vais surtout pour lui, pour développer le folklore, pour lui en donner l'accès. Mais j'y prends goût aussi, c'est autre chose que les gousli, cela met assez vite dans une espèce de transe, et cela me donne le sens du rythme qui me fait souvent défaut. J'ai constaté que les gens commençaient à venir, il n'y avait pas de balalaikas pour tout le monde. C'est que l'instrument n'est pas très difficile et donne vite des satisfactions, on peut jouer dessus tout ce que l'on veut.
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