mercredi 26 octobre 2022

Au jour le jour

 

bouleaux dans le marécage
Préparation fiévreuse de mon exposition avec Larissa Fikman, sur fond de travaux dans la maison et de pagaille fantastique. Je suis allée la retrouver chez une dame qui fait des encadrements, mais aussi imprime des cartes, affiches, dépliants et tout ce qu'on veut, très gentille, assez marrante. En chemin, j'ai vu avec horreur que le magnifique tilleul qui poussait derrière chez moi avait été coupé. Au printemps, il embaumait tout le quartier, c'était l'ornement de ce chemin qui est de plus en plus moche, avec son baraquement écroulé, ses tas d'ordures et ses constructions neuves sans proportions ni caractère. Un gnome a construit auprès de lui une maison affreuse, banale,  incongrue comme un pack de lait usagé dans un parterre de fleurs, avec un jardin sinistre, uniquement destiné à la culture des patates, et ce bel arbre vivant était sans doute une insulte à la laideur de cet édifice et de l'âme racornie de son propriétaire. C'est significatif, le massacre de la nature environnante est le premier souci des bâtisseurs de cubes. Ils ne peuvent pas la voir: tout ce qui est beau, souple, naturel et lumineux les fait entrer en convulsions. Et malheureusement, il y en a beaucoup, en Russie, comme partout. Dans le quartier, Ania, son mari et leur fils sont normaux, l'oncle Kolia, l'était, il emmenait Rosie à la pêche, il avait planté le joli bouleau que sa brute de voisin a saboté cet été. 
Le deuxième objet de leur exécration, ce sont les animaux qui ne sont pas enfermés, car tout ce qui existe doit être sous contrôle. Ainsi le bonasse Nounours a été l'objet de l'ire du facteur, parce que tout content de le voir, il prend amicalement sa main dans sa gueule. Il me le fait aussi, et si jamais il serre un peu trop fort, je lui dis sévèrement "doucement", et c'est terminé. Je n'imagine même pas comment on peut avoir peur d'une pâte comme Nounours. Rosie était plus inquiétante, et le facteur n'y trouvait rien à redire. Du coup, le problème devient aiguë. Les patrons de sa mère me disent qu'il faut le mettre à la chaîne, mais quand ils ont essayé, il a tout arraché. Ou alors il faut le tenir enfermé, mais il a creusé un tunnel sous mon portail. Le tenir bloqué dans la maison, ce sera l'enfer, et il ne veut absolument pas entrer. Bref, je n'arrive pas trop à m'en sortir avec Nounours, qui considère leur maison comme la sienne, et je pensais qu'eux aussi, mais non.
Aux dernières nouvelles, par l'effet de je ne sais quel mystère, le facteur s'est calmé quand la voisine lui a déclaré que le chien était à moi... Elle pense que j'ai la cote avec lui, et pas elle.
 Au delà de ces problèmes de cohabitation avec les produits de la modernité, que seul un isolement farouche dans un village abandonné peut désormais nous éviter, le bruit court avec insistance d'un false flag nucléaire bien affreux qui se prépare en Ukraine. Avec la complicité de toute notre classe politique et de toute notre presse, évidemment. Certains s'étonnent du calme des foules au bord de l'abîme. Les foules sont calmes, parce qu'elles font en partie l'autruche, et ceux qui y voient clair et ne sont pas en majorité, ont un tel sentiment d'impuissance qu'ils vivent au jour le jour.

Les libéraux que je connais se carapatent en Géorgie. L'artiste-peintre qui, arrivée à Rostov sur le Don, clamait "gloire à l'Ukraine, gloire aux héros", ne s'est pas rendue à Kiev, mais à Tbilissi. C'est plus calme.

C'est fou ce que cette expo me demande de concentration et de travail, et comme tout est chez moi bouleversé, c'est encore pluys difficile... Il me faut photographier, encadrer, répertorier, trouver des titres, donner des prix, imprimer ceci ou cela. Je fais faire des cartes postales pour les vendre au café, et je vais essayer de fourguer des livres, maintenant, toutes les manifestations auxquelles je participe en deviennent le prétexte.

saules d'automne

astilbes

sapins


J'ai vu une émission très intéressante sur les fols-en-Christ, avec Evguéni Vodolazkine, l'auteur des "Quatre vies d'Arseni", livre que j'ai dévoré malgré les difficultés que j'ai désormais à lire, et qui a été pour moi une révélation littéraire et spirituelle, et deux autres intellectuels. En dépit de la lèpre galopante de la connerie et de la laideur, je puise ici un grand réconfort dans l'existence de gens comme ces trois interlocuteurs qui s'intéressent encore à l'essentiel, au vital, au sacré, et dans le fait même que le livre de Vodolazkine ait pu être écrit de nos jours, et qu'il ait bénéficié d'un grand succès. L'auteur ne m'a pas déçue. Il pense que le rationnalisme rétrécit la réalité, et c'est ce que suggère son roman qui nous rend justement une réalité beaucoup plus vaste, celle du moyen âge, qu'il considère aussi comme une période plus humaine que la nôtre, ce dont je ne doute pas non plus. Pour ces trois hommes, la folie en Christ est une forme de sainteté emblématique de la Russie, bien que beaucoup de fous en Christ aient été étrangers. Les Russes, ont toujours été, et restent encore malgré tout, sensibles à l'irrationnel et au surnaturel, grâce, dit Vodolazkine, au "diapason irrationnel de l'orthodoxie" . L'un d'eux racontait qu'un moine orthodoxe français qui s'était mis dans l'idée de venir vénérer une icône miraculeuse de la Mère de Dieu, avait passé la frontière sans visa, parce que les douaniers, de façon inattendue et bien qu'ils ne fussent pas particulièrement croyants, avaient réagi comme Ivan le Terrible devant saint Basile le Bienheureux ou saint Nicolas de Pskov. Ils ont tous trois souligné que dans la ville européenne idéale de Saint-Pétersbourg, le personnage le plus emblématique était la folle-en-Christ Xénia, de même que dans la capitale communiste qu'était devenue Moscou, c'était sainte Matrona qui continuait à déplacer d'énormes foules de pèlerins. 

Ce côté irrationnel de la Russie est ce qui la sauve encore. "Un moyen âge déboussolé" disait un de mes amis, et mon père Valentin m'a toujours parlé de sa patrie comme d'un "pays fantasmagorique". J'étais particulièrement intéressée, parce que la suite de Yarilo parle beaucoup de ce thème, Ivan le Terrible était fasciné par les fols-en-Christ, je pense d'ailleurs que son fils Fiodor en était un. 

La réalité est un concept variable, notre réalité n'est pas celle de nos ancêtres, ni la réalité des Russes, celle des occidentaux. Quand j'étais enfant et adolescente, on me reprochait de ne pas admettre la réalité, mais ce qu'on appelait la réalité n'était justement pas réel, pour moi. Quand je suis venue en Russie, même au temps de l'Union Soviétique qui faisait tout pour la rétrécir, j'ai senti que la réalité était ici différente de la nôtre, qu'il s'y passait des choses qui chez nous ne peuvent presque plus se produire, de brusques jaillissements de grâce et de lumière, ou au contraire, des brèches ouvertes sur les ténèbres, sur les arrières plans et sur les profondeurs des apparences et les illusions du temps, son élasticité, sa relativité, ses prolongements éternels.


La folie russe. Pour les russophones.


4 commentaires:

  1. Ma Lolo, tes saules sont sublimes!!
    Bon courage pour la dernière ligne droite. Biz Anne

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  2. Magnifiques peintures. On a votre tableau. Il permet de respirer.

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    1. Merci Nicolas, j'en suis très contente, c'est à ça que servent les tableaux.

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