mardi 13 juin 2023

Au bord et à l'écart

 Lundi, nous avions le "concert des talents" locaux, dont j'ai l'honneur de faire partie, et qui a débuté par un certain kitsch russe ou post-soviétique, je ne sais comment le caractériser, karaoké de gosses qui interprètent, comme à la télé, de la variété patriotique. Et puis j'ai vu la petite Frossia chanter "Alouette, gentille alouette" en guettant mes réactions, puis continuer a capella par une chanson soviétique, avec tant de naturel et d'émotion que j'en avais la larme à l'oeil. Lorsque j'ai chanté à mon tour mes quatre chansons françaises, je lui ai demandé de m'accompagner pour le refrain de l'une d'elles, qui était très simple. Elle est de Moscou et apprend le français.

Ensuite, nous avons eu le même groupe de rockers adolescents que la dernière fois, très sincères, très bons. Et puis Jason et son groupe de country, et la petite Sima devant, en pompom girl. Et là, c'était vraiment excellent, j'aurais pu me croire dans un bar de Boston ou de New-York. Il a un tel tempérament, une telle vérité, c'est plein d'humanité bien saignante, qui sent le tabac, le whisky et le cannabis, et aussi l'air pur de la route au petit matin. Il s'est trouvé encore un équipier. On dirait que ces trois Russes n'attendaient que lui. L'un joue de la guitare électrique, l'autre de la guitare sèche, le troisième du violon et de l'harmonica. "Je n'aurais jamais cru jouer un jour du country en Russie!" déclare Jason hilare, avec sa casquette de base-ball et ses lunettes noires. Il parle de tel ou tel chanteur, demande au public ignare s'il les connaît et rigole: "Oh vraiment! Je suis à l'étranger..."

Auparavant, j'avais fait un saut , avec Lika, la femme de Gilles, au marché artisanal, près de la cathédrale, car on nous avait dit qu'il y avait de très jolies céramiques. En effet, ce sont des copies de céramiques médiévales russes ou européennes, et comme les modèles sont beaux, le résultat n'est pas mal. La céramiste, habillée pseudo médiéval, pour s'harmoniser avec ses créations, m'explique avec un petit sourire à la fois désolé et provocant qu'on ne peut pas garder les maisons traditionnelles de Pereslavl, et que bien sûr, peut-être que la ville ne ressemble plus à rien, mais on a envie de bien vivre, et elle-même a construit un truc neuf à la place d'une vieille isba. Je dois dire que j'ai du mal à concilier le métier qu'elle fait avec les opinions qu'elle affiche mais depuis que j'ai vu l'OVNI en verre de l'architecte moscovite célèbre, plus rien ne devrait m'étonner. Je lui ai objecté machinalement qu'on pouvait fort bien vivre dans une maison traditionnelle restaurée dans cette optique et que certains le faisaient avec succès. Elle me réplique alors, comme tout le monde, que c'est beaucoup plus cher (soupir). Mais il me semble que ce qu'ils font tous, dans le genre horrible et boursouflé, n'est certainement pas meilleur marché que d'agrandir une isba par derrière en gardant la façade intacte, ou bien de construire à part une maison en harmonie, en louant l'isba aux touristes, comme l'a très bien fait une dame que je connais.

J'ai fait le tour du marché sans rien acheter, à part un napperon, car tout était pseudo: pseudo populaire, pseudo médiéval, la musique était pseudo, il n'y avait strictement rien d'authentique ni de vrai, à part les églises, le ciel et les bouleaux, et rien n'est plus moche, à mon sens, que le factice, ni plus répandu. Quand il ne restera plus que du toc partout, du toc, du kitsch, du bruyant et du vulgaire, j'aurai des chances d'être déjà morte, mais cette lèpre gagne toutes choses avec une célérité angoissante.



Au moins, dans mon jardin, je suis à peu près à l'abri de toutes les horreurs de la modernité, enfin, tant que la maison d'oncle Kolia n'est pas encore ravagée. Le thuya destiné à la masquer pousse, le sureau pyramidal semble se plaire et devoir se développer très vite. J'ai à présent recours à la plantation défensive, en vue de me protéger des constructions affreuses qui me guettent de toutes parts. Et j'ai vraiment l'impression, parfois, qu'il se passe autour de moi une sorte de miracle, quand le vent agite les fleurs dans la lumière, que bourdons, abeilles et papillons butinent en paix, que des oiseaux viennent chanter dans les frondaisons, que passe l'éclair blanc d'une mouette, et son ombre sur l'herbe, tandis qu'au dessus de la maison d'Ania, défilent de mystérieux et silencieux nuages. Je voudrais déménager, mais je suis incapable d'abandonner mon miracle, qui prendra pourtant fin avec ma vie...

C'est un drôle d'endroit que Pereslavl. Une vieille ville de conte de fées irrémédiablement défigurée par ses habitants en l'espace de 15 ans; des rues défoncées, des zones industrielles et des terrains vagues; des pompes à essence et d'antiques monastères; ce lac mystérieux et magnifique, des petits restaurants et des cafés branchés pour moscovites en goguette, les drapeaux et les affiches de la guerre, avec les photos des héros locaux; le country de Jason, le cosaque suisse Veniamine, les épaves de la sainte Russie et celles de l'occident qui se retrouvent dans une paix déjantée et surnaturelle, au bord et à l'écart des gouffres, dans un chaos de bâtisses disparates, avec des passages de mongolfières sous des nuages colossaux, il y a dans tout cela quelque chose de mystique... Un bon endroit pour attendre la fin du monde.


 

1 commentaire:

  1. TERRIBLEMENT EXACT mais la mauvaise herbe repousse toujours pour vu Dieu lui prête vie

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