Hier matin, je me suis fait une obligation d’aller voir l’expo de peinture « l’Atlantide russe », un mouvement d'artistes qui voyagent à travers la Russie pour peindre ce qu’il en reste. Je trouve l’initiative sympathique et c’était dans notre paroisse. J’y ai vu le père Pantaleimon, on attendait l’évêque. Le chef du mouvement m’a reconnue et m’a rappelé que c’était moi qui l’avais mis en relations avec ce dernier. Il y avait de jolis tableaux qui magnifient un peu la réalité, mais c’est souvent ce que je fais aussi. C’est drôle comme avec le père Pantaleimon, je ne suis pas très à l’aise, j’ai l’impression qu’il me trouve bizarre, mais c'est sans doute me donner trop d'importance, il ne trouve certainement rien du tout; ou bien c'est moi qui ne me trouve pas très bien. En réalité, j’ai toujours été un peu en dehors des clous, et la mère Hypandia estime que j’ai un chemin spirituel particulier, qu’elle respecte.
L’évêque, je n’ai fait que l’entrevoir, je suis rentrée chez moi, car je devais prendre un cours
avec Skountsev. Il y a un peu de soleil entre les
nuages, je voulais en profiter, après nous aurons de la pluie pendant dix
jours. Les gens qui ont acheté la moitié d’isba de l’oncle Kolia sont en
train de la massacrer, et en plus du préjudice esthétique, ils font du bruit. Le
problème est que je ne peux pas cacher entièrement le désastre presque certain. J’ai un prunier
qui perd ses feuilles en hiver, on ne peut le remplacer, car il est quasiment
impossible à arracher, et derrière, c’est le canal. Rien qu’à leur voix, qui n’a plus rien de russe, on devine la mentalité des acquéreurs, et Ania m’a dit la même chose. Je
devrais ressentir plus de compassion que d’agacement pour les produits de la
modernité, ils sont comme les enfants-loups, qui n’ont pas fait leurs
apprentissages à temps, mais à vrai dire, il me semble qu’il vaut mieux être
élevé par des loups, que par la modernité. Avec les loups, on reste attardé,
avec la modernité, on devient souvent bête et méchant.
En fait, les gens conditionnés
deviennent enragés dès qu’on touche aux certitudes qu’on leur a enfoncées dans
le crâne, je le constate de plus en plus, avec l'Ukraine, ce n'était déjà pas triste, dans le genre, mais avec le Hamas et Israël, on va atteindre des sommets, et pour l'instant, je préfère me taire, et je pense que je suis loin d'être la seule. C’est valable pour les doxas politiques et c’est valable pour la
culture, laquelle est d'ailleurs trop souvent victime des doxas. J’en ai parlé ce matin
avec Sacha Joukovski, passé me voir, et avec Skountsev ensuite, sur Skype, à
propos du folklore. Je disais à Sacha que les gens du Donbass, si attachés à
leur langue, à leur appartenance à la Russie, n’avaient souvent plus aucune
idée de leur culture, comme le regrette le père Nikita. Ils chantent du rap ou de
la variété patriotique, qui sont loin, très loin d’égaler, sans parler du
folklore, les chansons soviétiques de la guerre de 40, et ces dernières sont
souvent abîmées par des orchestrations et des interprétations vulgaires et
hideuses, même à Moscou. Sacha me disait que dans un village près de Belgorod,
il avait voulu, avec les siens, enregistrer une nonagénaire, dont toute la
famille se liguait pour l’empêcher de chanter, et elle avait dû se cacher dans
le potager pour revêtir son costume traditionnel. Ils voulaient l’enregistrer
chez elle, dans son humble maison, et les proches exigeaient que cela se passât
chez eux, où il y avait des tapis, la télé et des tas de trucs affreux, signes
qu’ils n’étaient plus des péquenots, comme elle, mais des beaufs mal urbanisés avec un goût
dégueulasse . Les gosses ne voulaient pas apprendre les chansons de la
grand-mère, dès la maternelle, ils entendent et voient de la merde partout, et
on leur donne en exemple les petits singes des shows télévisés qui se
tortillent, maquillés et couverts de paillettes, avec des grimaces et des poses.
On leur apprend, depuis des décennies, à avoir honte de leur culture populaire
remarquable qui était, avec l’orthodoxie, l’essence même de l’âme russe .
Comme quoi, on peut tuer les âmes... quoique pas sûr. Quelque chose reste. Des
petites braises au milieu des cendres. C'est ce que disait une cinéaste dont j'ai déjà parlé, qu'après des décennies de rééducation, les gens ne savaient plus rien, mais que par un étrange miracle, ils gardaient le coeur russe. Ce n'est pas toujours vrai. Mais quand même, ce miracle existe.
Ces gens qu’on a dressés dans le reniement de leurs ancêtres sont souvent très agressifs avec ceux d’entre eux qui, par mémoire génétique ou disposition artistique, reviennent à ces sources oubliées et vilipendées. Ils mettent sous les vidéos de festivals folkloriques des commentaires atroces. J'ai vu par exemple ceux d'un imbécile qui disait des paysans qu'ils avaient autant de conscience que des lapins et se reproduisaient comme eux. Sans doute un de ceux qui considèrent que la famine des années trente était justifiée par le fait qu'il fallait nourrir les villes en priorité, on voit là toute l'affection que portait le régime à la Russie paysanne ancestrale, et le résultat est effroyable...
Parfois, au contraire, pour certains d’entre
eux, c’est une révélation. Ils avouent que cela touche en eux quelque chose de
très profond et s’accusent d’avoir envoyé promener leur grand-mère quand elle
chantait de pareilles choses. Ils peuvent, les malheureux, s'en repentir, il y a de quoi, mais qu'ils s'en repentent, c'est déjà bien. "Ils viendront un jour nous chercher, pour retrouver ce que nous aurons sauvé", me dit Sacha. Mais c'est que nous avons tellement perdu, et si vite. Et d'abord notre mode de vie. J'ai revu un documentaire que j'avais publié il y a quatorze ans, avec des chansons à rire, à danser et à pleurer, des chansons très anciennes qui sont des leçons de vie. Cette berceuse entrecoupée de sanglots. Et puis ce vieux couple, si lumineux. Et cette grand-mère: "Nous étions plus heureux, nous avions la vie plus gaie, nous chantions, nous faisions la fête ensemble". Dans un train des années soixante-dix, j'avais discuté avec une ouvrière à la retraite. Elle m'avait dit: "Je plains votre génération, nous avions la vie plus dure, mais plus joyeuse, et plus chaleureuse."
Le résultat est que même la
langue en souffre, devient moins musicale et moins savoureuse, comme en France,
d’ailleurs. Dans les chansons de variété, ou les pubs, je reconnais à peine le russe, il devient précipité, désagréable, vulgaire, comme dans le rap, en fait, toutes les langues, à la surface du globe, prennent quelque chose de martelé, de mécanique et d'affecté. En réalité, cette guerre qu’on fait aux peuples a pour résultat de
les casser en deux. La foule de la modernité universelle d’un côté, les Russes,
ou bien les Français, ou autre nationalité, de l’autre. Les peuples encore plus
ou moins enracinés, et puis les poissons de banc. Quand il ne restera plus que les poissons de banc, les requins s'en donneront à coeur joie. Avant de mourir d'une indigestion de plastique sur une grève empoisonnée. Et puis peut-être demeureront les résistants de tous horizons qui formeront une nouvelle humanité, ou bien se porteront à la rencontre du Christ, venu mettre fin à tout ce délire.
Heureusement que je suis ici, et pas en France, surtout en ce moment, je me répète cela depuis plusieurs années, mais j'ai de plus en plus de raisons de le penser. Et pourtant, la France me manque, celle qui n'existe plus. Est-ce que la Russie existe encore? Oui, quand même. Défigurée, hagarde, mais elle existe, et parfois redevient belle. La température remonte, et dans le vent fort et humide, je regarde les dernières fleurs, les derniers jeux de lumière à travers les feuillages jaunissants, et dire que tout cela sera bientôt sous la neige à tel point que l'été me deviendra irréel, un paradis perdu. Et quand la neige disparaîtra, elle finit quand même toujours par disparaître, j'aurai peine à imaginer que ce terrain marronnasse et boueux sera vite couvert d'une végétation luxuriante et difficile à discipliner. Je guetterai les premières miraculeuses étoiles des crocus, puis les trompettes des narcisses et des jonquilles, puis s'allumeront les lampes baroques des iris, les chapeaux de fée des héllébores et des ancolies, puis les aigrettes des astilbes... tout cela qui fait ma joie au bout du monde, dans l'espace boréal qui m'a aspirée.
A l'issue de ces réflexions, je conseille d'écouter Slobodan, qui marche un peu sur des oeufs, on le comprend. Le Présent éternel... Oui, l'amnésie rend stupide, l'humanité a la maladie d'Alzheimer. On l'a tellement manipulée "pour son bien" qu'elle est devenue complètement neuneu. Elle bave, elle pique des crises de nerfs, elle a des hallucinations. Soi-disant, seul le présent existe, le passé est mort, et le futur n'est pas encore. Bien que j'ai décidé depuis déjà longtemps de vivre selon le principe "à chaque jour suffit sa peine", je ne partage pas cette vision des choses, car j'en ai eu une, de vision, il y a des années, et le temps, ce mystère qui me fascine, m'est apparu d'une autre manière. J'ai vu qu'au contraire, c'était le présent qui n'existait pas. C'est juste l'écume de l'énorme masse du passé, de cet océan des destins, la Mémoire éternelle, celle qu'on ne perd jamais, parce que ce temps élastique comme la mer est sans cesse pénétré et renouvelé par Dieu, et par tous les destins qu'il dévore, les moments qu'il engloutit. Le présent est une transition, l'instant où ce qui a été s'éboule dans ce qui advient. Sans passé, pas de présent, et pas d'avenir.
https://www.youtube.com/live/NhTvJ-EPnhs?si=38TsaaFFv6Zsq1cF
Ce matin, je suis allée communier pour la fête de la Protection de la Mère de Dieu, fête de la paroisse du père Valentin, de notre monastère de Solan, qui la célèbre selon le calendrier grégorien, protection dont nous avons tous bien besoin, la France et la Russie contre les robots, le monde entier contre les robots. J'ai avoué au père Andreï que j'étais victime d'un soupçon d'acédie. "Ah non, il ne faut pas avoir le cafard, le cafard russe est pire que le spleen anglais!
- Oui, mais voyez, la situation est telle... et puis on m'envoie des articles sur l'installation de la dictature électronique en Russie etc.
- Voyons, voyons, nous, nous savons bien d'où tout cela provient, et vous comprenez, en Russie, il ne faut pas perdre de vue que ce n'est pas au niveau du Kremlin que les choses se passent, mais beaucoup, beaucoup plus haut: priez!"
J'ai communié avec un sentiment de joie profonde, et l'eucharistie me paraît depuis quelques temps avoir une saveur merveilleuse, réellement vivante, douce et bénéfique. De plus, à la cathédrale, je me sens quasiment en famille. au moment où je suis venue baiser la croix, le père Andreï l'a posée sur ma tête: "Maintenant que vous êtes vraiment russe, Laurence, ne désespérez pas, priez!"
l'Atlantide russe |
Despot rabâche des banalités, quelques spéculations, et une connerie (prendre au sérieux la gauchiste Naomi Klein (apôtre du Green New Deal, entre autres...)), avec une théâtralité d’entomologiste qui va devenir de plus en plus frivole. Mais il a choisi le bon endroit. La Suisse est un cadre approprié pour inspirer ce genre de bavardage ouaté.
RépondreSupprimerJe préfère vous lire Laurence. Vous ne vous prenez pas trop au sérieux et vous avez un vrai sens poétique.
Son article dans l'Antipresse est très bien, beaucoup plus intéressant que la vidéo, mais en l'occurrence, devant ce type d'actualité, il est parfois difficile de réagir!
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