jeudi 4 avril 2024

Points lumineux

 


La température est montée à plus de 20 degrés pendant deux jours et maintenant, elle va redégringoler jusqu'à 5 degrés demain matin. Un peu éprouvant. Mais la neige a fondu presque complètement, laissant le paillasson marronnasse de cette période, étoilé par quelques crocus. Je suis allée nettoyer un peu ce chantier, ce qui m'a épuisée, les variations brutales de température ne me valent rien. Et puis quand je commence à jardiner, j'ai beaucoup de mal à m'arrêter à temps et à ne pas me lancer dans les douze travaux d'Hercule.

J'ai passé quelques jours à Moscou, laissant ma ménagerie à Valérie, qui est venue passer trois semaines. En sortant de ma voiture, pour laquelle j'avais trouvé une place idéale, je me suis étalée, après avoir trébuché sur une grille d'évacuation des eaux qui dépassait du bitume, je suis tombée la tête la première sur le pare-choc d'une voiture, me voici avec l'oeil au beurre noir, et des contusions diverses. Je vis dans la terreur de ce genre de gadins. J'ai passé tout l'hiver sans tomber, mais ici, on peut se casser la gueule en toute saison. 


C'était la fête d'Aliocha, le gendre du père Valentin, et après la liturgie, j'ai été invitée, avec Dany, à la table des prêtres et de leurs copains, dans la maison attenante. Il y avait, outre le père Valéri, le père Dmitri et le père Valentin,  l'arrière petit-fils du père Paul Florenski, Vassia, et aussi le Baron, Vassili Gueorguiévitch, que je n'avais pas vu depuis des temps. Il dit des choses très intelligentes et très spirituelles, mais j'ai parfois du mal à le comprendre, car il chuchote tel le python Kaa. Mais je l'aime beaucoup, j'ai passé avec lui et avec les Asmus des soirées mémorables. C'est un homme très cérémonieux, toujours en costar, un intellectuel à l'ancienne, autrefois, il aurait fini au goulag.

J'ai passé ensuite la soirée chez Iouri et Dany, dans le théâtre du poète, avec un cinéaste italien contestataire et Laurent Brayard, que connaissent bien ceux qui s'intéressent depuis longtemps à la cause du Donbass, et que je n'avais encore jamais vu en chair et en os. Nous avons beaucoup parlé de la paysannerie française, car c'est son milieu d'origine, à cinq ans il savait déjà danser la bourrée, son père et son grand-père agriculteurs fabriquaient des vieilles à roue. Il a l'âge d'être mon fils, mais il a encore connu ce monde-là, sur lequel on s'est tellement acharné qu'il a pratiquement disparu.

Puis la conversation est venue sur le Donbass, sur les horreurs qu'il a vues et se refuse à décrire en détails et encore plus à filmer. Mais il a rassemblé des témoignages. Comme il va fréquemment là bas, il n'arrive pas à s'arrêter de fumer. Il nous a raconté qu'un jour, il s'était retrouvé avec une équipière dans un endroit particulièrement dangereux, avec des bombes qui tombaient à cent cinquante mètres d'eux, et qu'ayant allumé une cigarette, il s'était fait engueuler par une grand-mère qui lui avait reproché de mettre de la sorte ses jours en danger. Ce qui avait provoqué chez lui un fou rire qu'elle avait aussitôt partagé. 

Ils ont tous évoqué des aspects peu reluisants du conflit, les trafics, les faux héros, les vrais bandits et les fonctionnaires corrompus, mais Laurent a déclaré: "C'est vrai, tout cela existe, je vois des gens immondes, des gens magnifiques, je vois aussi beaucoup de gens qui sont parfois à la hauteur et parfois pas du tout, des pires capables du meilleurs, des meilleurs qui tombent dans le pire, mais ce que je peux dire, c'est qu'en face, ils sont tellement affreux que le choix est vite fait."

Le lendemain, j'ai réussi à rencontrer Quentin le Belge et Xioucha, dans un restaurant belge, justement. Nous avons évoqué une dame libérale que Xioucha souhaitait me voir "anéantir", mais je n'ai pas trop le goût de la polémique, je n'y recours que lorsque j'explose de rage ou que je suis acculée, ce qui n'est pas le meilleur état d'esprit pour discuter. J'admire et j'envie le calme de Slobodan Despot. Cette dame a bien des qualités mais l'habituel défaut dans la cervelle, le point aveugle de ce type de personnes. "Vous auriez dû le faire, me dit le père Valentin, en tant que Française, pour le salut de son âme immortelle!

- Quel culot, me dit Xioucha, et pourquoi ne le fait-il pas lui-même?

- Parce que la parole d'une Française a plus de poids.

- Lolo, c'est inutile, elle est incorrigible, ils sont tous fous. Ainsi, elle me recommande de faire le plein, car selon elle, les raffineries russes sont toutes détruites, le pays est à genoux, nous allons manquer de tout."

Elle écoute strictement les medias russes libéraux et les médias français, et les formidables conneries qu'on y diffuse en boucle. C'est une sorte de secte, et elle a des adeptes dans tous les pays, même si elle ne détient pas le pouvoir partout. Les rhinocéros du septième jour.

https://youtube.com/shorts/tZJoyl0UXvQ?si=RVByiwrTezyn-kxo

Nicolas Bonnal nous a envoyé un extrait d'un film de Louis Malle, "my dinner with Andre", qu'il est paraît-il difficile de trouver maintenant. Cette conversation date des années quatre-vingt, et tout y est, mais ce n'est pas si étonnant que cela, tout était déjà en germe depuis longtemps. Ce qui m'a frappée, ce sont les références à des "points lumineux", des endroits de résistance où les gens conservent les valeurs humaines et des relations normales, c'est exactement ce que j'ai vu en France: une société de plus en plus étouffante et totalitaire sans que les gens s'en rendent vraiment compte, et des "points lumineux" qu'ils ignorent, qu'ils ne remarquent même pas. J'ai ressenti, depuis que je suis montée à Paris faire mes études, le milieu urbain comme une prison, et c'en est aujourd'hui réellement une, sans que les détenus s'aperçoivent de rien, et même, ils estiment que leur incarcération est un grand privilège qui leur donne une supériorité sur ceux qui restent en province. A l'époque, mon point lumineux, c'était l'église de Vanves. Je disais au père Barsanuphe que j'aurais voulu vivre au Moyen Age. Il me répondait: "Mais dans l'Eglise, vous y êtes..."


Quand je vais à Moscou, je suis contente de voir les amis que j'y ai, mais je n'ai qu'une idée, c'est de fuir cet environnement, ce labyrinthe. Et encore, Moscou, c'est une ville où l'on respire, où l'on garde une certaine liberté.

1 commentaire: