jeudi 3 octobre 2024

Lunapark

 


Sans doute à la suite de la fin de Georgette, et de deux autres nouvelles qui m'affectent, je suis plus ou moins malade depuis trois jours, de terribles maux de tête, je me suis encore levée avec cette saloperie ce matin. L’impression qu'une bestiole circule dans ma boîte crânienne, et qu’elle va craquer aux sutures, et puis que tout d’un coup, on m’enfonce une aiguille à un endroit, puis à un autre... Il y a bien longtemps que je n'avais rien éprouvé de pareil. C’est passé avec un nurofen, mais j’étais bizarre toute la journée, comme si j’étais un peu droguée. Il faisait encore un temps magnifique, je n’avais qu’un désir, profiter de ces derniers jours de soleil sur ma terrasse. Mais autour de moi, c’était la cacophonie habituelle. Le barbare d’en face qui sabote à coups de marteau la malheureuse isba, prise dans une excroissance rigide et contrefaite. Les camions et les engins qui viennent brinqueballer là où, au vu des travaux pharaoniques depuis trois ans, un esthète raffiné va sans nul doute m'édifier un palais des mille et une nuit à trois étages avec des chapiteaux corinthiens dorés. La tronçonneuse de l'hyperactif, et puis sa radio. Enfin la moto de l’ado d’en face, et le cycle recommence. J’ai décidé d’épargner mes nerfs et d’aller chercher ailleurs un peu de paix et de beauté. J’ai essayé le « val », les fortifications, d’où l’on a encore une belle vue sur ce qu’il reste de la ville, mais l’accès était bloqué dans tout le quartier : travaux. J’ai donc poursuivi jusqu’à l’église des Quarante Martyrs et l’embouchure de la rivière. Et j’ai pu observer les ravages en quelques mois, l’accélération vertigineuse des progrès de cette lèpre qui a défiguré une des plus jolies petites villes de Russie, un des joyaux, soi-disant, de l’Anneau d’Or. Les maisons traditionnelles harmonieuses ont presque toutes disparues, ou bien elles sont devenues difformes. L’emplacement de la moindre ruine vaut ici des sommes folles et l’on y dresse des cacas prétentieux qui justifient la dépense aux yeux des acquéreurs. Il est parfois difficile, pour une personne normalement instruite, éduquée, d’en croire ses yeux, tellement ces maisons sont laides, chaotiques, dépourvues de poésie, de proportions, de cohérence, de charme, et l’état second dû à ma migraine donnait à tout cela un relief inhabituel, j’en éprouvais une sorte de terreur métaphysique, l'impression d'être entrée dans un délire de science-fiction. A côté de l’église avait longtemps subsisté une petite isba dans une petite cour, avec un arbre, on était en train de la détruire, et au dessus apparaissait le pignon de la maison voisine, qui était rose poupée Barbie avec un toit vert émeraude. Plus d’arbre, évidemment.



Je me suis engagée sur le quai qui borde l’église, pour oublier tout ça, et devant, c’était le lac, ses couleurs, sa lumière, ses oiseaux, ses berges dorées. Je me fais alors aborder par une dame qui m’avait vue à la télé et voulait une photo avec moi. Cela m’a fait un drôle d’effet. Puis, alors que je commençais à dessiner, un troupeau de touristes passe dans un sens. Un peu plus tard, un troupeau de touristes passe dans le sens inverse. Puis les troupeaux commencent à se croiser. Et je ne voyais pratiquement plus le lac. Mais je me demandais avec curiosité s’ils allaient se mettre à galoper comme des gnous.

De retour chez moi, j’ai reçu Katia, qui passait par là, et je lui ai offert un jus de grenade sur la terrasse. Elle s’est extasiée sur mes asters qui croulaient dans la lumière dorée, plein de papillons et d’abeilles, enlaçant le buisson de plus en plus pâle des hortensias exsangues dans leur écume mauve, et sur l’énorme touffe d’orpin, qui brûlait d’un ardent feu vert entre ses braises roses. «Que tout est beau, chez vous, mais que de bruit ! » Et en effet, le joyeux bricoleur était aussi actif que les abeilles mais beaucoup plus tonitruant, et la moto du petit ado pétaradait dès que le marteau se calmait.  « Il faut nous habituer, me dit Katia, il n’y a plus aucun endroit où avoir la paix, sauf l’hiver. »


Mieux vaut ne pas mettre le son...


Elle fait du bateau, ce qui n’est plus de mon âge, parce que sur le lac, c’est calme, et les horribles constructions disparaissent derrière les arbres. Au vu des berges saccagées de la rivière Troubej, m’avait traversé l’esprit la célèbre phrase de Dostoievski : « La beauté sauvera le monde ». C’est sans doute pour cela qu’il faut l'en faire radicalement disparaître. En tous cas, si c’est la beauté qui doit sauver le monde, ce ne sera pas la Russie qui va s’en charger. Car on lui a fait complètement oublier toute notion de ce que mot recouvre, dans l’ensemble, les gens ne savent plus ce que c’est. Et parfois même les prêtres, les artistes-peintres ou les folkloristes se laissent aller au mauvais goût ambiant, et c’est ce qui me bouleverse le plus. Rien ne m’a fait douter du destin russe dans les diverses analyses que je lis ça et là. Mais l’ivresse que met la population à se jeter sur le kitsch et à tout métamorphoser en horreur incongrue et arrogante reflète quand même une inédaquation profonde à l’harmonie, et l’harmonie a ses lois cosmiques et divines, ce n’est pas seulement une vue subjective des choses. Une isba s’inscrit dans le nombre d’or même si son bâtisseur n’en avait jamais entendu parler, car il était harmonieux et produisait de l’harmonie, comme le rossignol son chant. Le mutant actuel contrefait produit du contrefait et du tintamarre, il devient le supplice permanent de tout être vivant normal par son éléphantesque indiscrétion. Il ne s’agit pas seulement de moi, ou des esthètes qui me ressemblent, je ne pense pas d’ailleurs être une esthète au sens qu’on donne à ce terme. Mais de tout ce qui vit, et subit ces ondes sonores destructives, et des âmes des enfants qui grandissent de travers dans cet environnement, ne pouvant plus rêver, ne pouvant plus créer, et pas prier non plus, et se jettent sur les mobylettes et les tablettes. N'ayant plus aucune notion d'un autre monde, ils s'adaptent à celui-ci comme les rats à leur décharge.


photo Katia

Evidemment, n’étaient les gens que je connais ici et auxquels je me suis attachée, Katia, Ania, le café, je regretterais terriblement d’avoir choisi ce malheureux endroit. D’ailleurs, je serais plus jeune de dix ans...  Car je le crains vraiment, on va nous transformer Pereslavl en Lunapark pour moscovites en goguette.

C’est sans doute ma croix. Il va me falloir surmonter, essayer d’aimer tous les barbares et les pignoufs qui me consternent, ou du moins ne pas les traiter de tous les noms d’oiseaux du fond de ma cuisine, et essayer de trouver les sources de la beauté ailleurs, au fond de moi, là où en principe, on peut rencontrer Dieu. 

Katia a été adoptée par un chat, un jeune chat sentimental et intelligent qui s'infiltre chez elle et l'adore. "C'est Dieu qui vous l'envoie pour vous consoler dans vos épreuves", lui ai-je dit. Et je le pense, moi, j'avais Georgette. J'en ai d'autres, bien sûr. Ils font ce qu'ils peuvent.


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