lundi 4 août 2025

Pélerinage dans la débâcle

Icône de la Mère de Dieu souveraine

 Amaury est arrivé à Pereslavl avec les pèlerins tradis qui ont fait escale chez le père Basile. Il a mis chez moi une dame dont j'admire le courage, car elle est plus âgée que moi, et le voyage n'a pas été facile pour elle. De plus, c'est quelqu'un d'intelligent, de sensible et qui comprend bien la situation générale. Comme je lui parlais de Solan, du père Placide, elle m'a demandé pourquoi j'avais finalement décidé de repartir en Russie, et j'ai fini par lui rapporter la conversation décisive au cours de laquelle le père Placide m'avait déclaré: "Partez, nous sommes foutus". Elle est restée muette, comme si quelque chose lui était tombé dessus, qu'elle avait besoin de digérer.

Nous avons passé deux soirées avec toute l'équipe, qui nous a donné des chapelets et des médailles de Notre-Dame de Lorette, comme elle l'a fait aux Russes tout au long de son voyage, parfois bien accueillie, parfois moins. En dehors de cette dame, il y avait deux messieurs, deux messieurs français cultivés, traditionnels, très agréables, ils ont chanté des chansons d'autrefois, et moi la blanche Biche, qui tirait des larmes à Amaury, tout le monde a déclaré que chanter ce répertoire ici avait quelque chose de surréaliste. En effet, et malgré toute ma sympathie pour ces personnes, c'est leur démarche en elle-même qui me paraît le plus surréaliste de toute l'histoire. Car elle a quelque chose de missionnaire, mais tout ce qu'ils apportent est typiquement français, et encore, peut-être actuellement d'un certain milieu français, ce n'est même pas caractéristique du catholicisme actuel, car celui-ci, officiellement, désavoue les réfractaires à Vatican II. Personnellement, je souscris à tout ce qu'a pu dire le père Basile, qui, on ne peut plus traditionnel, a finalement choisi l'orthodoxie, comme du reste le père Placide, comprenant au moment de Vatican II, qu'il ne lui restait plus qu'à partir au mont Athos. Et donc, un certain milieu catholique traditionnel estime que la Russie a besoin d 'être convertie, au catholicisme qui s'est finalement renié, et au sacré coeur de la Vierge Marie de Fatima, pour sauver le monde et la chrétienté, car la Russie devrait se repentir de ses erreurs, cause de tous nos malheurs. Mais la Russie est chrétienne depuis mille ans, au moment de l'assassinat de Nicolas II, elle a été remise par l'Eglise orthodoxe russe au commandement de la  Mère de Dieu, c'est elle qui en est la Tsarine céleste, en quelque sorte, depuis que nous n'avons malheureusement plus de tsar ici. Est-ce qu'on a fait de la Mère de Dieu, la reine de France, après le sacrifice de Louis XVI sur l'autel du Progrès exponentiel? Le communisme a été inoculé à la Russie depuis l'occident, c'est en Angleterre d'abord, et en France ensuite, qu'on a décapité le roi légitime et chrétien, puis persécuté les croyants, avant que cela se produisit ici par contagion, alors avant de demander le repentir à la Russie, il faudrait s'occuper de sa propre poutre. Enfin, même si les Russes peuvent avoir de la sympathie pour des Français venus à leur rencontre, ils ont quand même une certaine prévention envers les tentatives de conversion occidentales, qui, depuis les ambassades auprès d'Alexandre Nevsky et les agressions des chevaliers teutons, en passant par l'uniatisme polonais, ont ici très mauvaise presse. Le père Basile s'était d'ailleurs fait jeter de sa première affectation en Russie, parce que les gens du cru pensaient que c'était, malgré sa conversion, un "catholique franc-maçon"!

Cela dit, les réflexions suscitées par l'événement et dont je fais part ici n'ont pas été évoquées au cours de nos deux soirées, elles me sont venues après, sur le fond de méditations antérieures sur ce thème.

L'exploit des marcheurs français catholiques me semblait quelque peu étrange, dans un pays où ce qui demeure chrétien est massivement orthodoxe, au moment où le catholicisme officiel sombre dans un n'importe quoi qui consterne beaucoup de ses fidèles, à commencer, depuis déjà longtemps, par les catholiques tradis eux-mêmes. Je me disais que pour pas mal de gens, ma propre démarche est difficile à comprendre, mais elle m'apparaissait tout-à-coup on ne peut plus justifiée, peut-être une intuition qui dépassait largement ma compréhension d'adolescente, quand je l'amorçai, à dix-huit ans, dans l'église de la sainte-Trinité, à Vanves. Car si je reste française par bien des côtés, ma langue et ma culture, mon héritage génétique, si parfois des vidéos sur de magnifiques églises romanes encore revêtues de leurs fresques et accompagnées de chants vieux romains des origines touchent en moi une corde très profonde, je suis absolument convaincue que le salut de la chrétienté ne réside pas dans la conversion au catholicisme traditionnel périphérique de la Russie restée orthodoxe malgré des persécutions inouïes. Et quand je vais à l'église ici, je me sens chez moi, hier, c'était l'anniversaire de notre évêque, et j'étais heureuse de m'associer à cet événement, de le féliciter, de partager la communion avec tous ces gens qui constituent à mes yeux une sorte de famille spirituelle, cette fameuse sobornost' orthodoxe, dont les effets me sont très sensibles. Au fond, quand j'ai quitté l'Eglise romaine, je n'avais jamais ressenti cela, et je ne le ressens pas devant ce qu'il en subsiste aujourd'hui, parallèlement au désastre de Vatican II qui poursuit son chemin. Ce qui ne signifie pas que je n'ai pas de respect, individuellement, ni d'amour, pour des catholiques, simples fidèles ou même prêtres et moines, après tout, saint Silouane disait qu'on ne pouvait damner des millions de gens parce qu'ils n'étaient pas nés dans un pays de tradition orthodoxe, et mon père Valentin pense que toute personne morte au nom de Christ le rejoindra quelle que soit sa confession.

De me sentir chez moi dans l'Eglise orthodoxe fait que je me sens chez moi en Russie, même si j'ai la nostalgie de la France, de ses paysages, de mon enfance, et si je conserve de l'attachement à sa culture. J'entendais Amaury dire qu'à Nijni-Novgorod, le maire était prêt à construire une église catholique pour attirer des émigrés européens au savoir-faire intéressants dans toutes sortes de domaines. C'est-à-dire que des catholiques viendront dans la même perspective que les colons allemands sous Catherine II, qui restèrent protestants et allemands dans leurs villages spécifiques pendant plusieurs générations, même si certains d'entre eux s'assimilèrent plus vite, naturellement. Bon, grand bien leur fasse. En fin de compte, la Russie est grande. Mais il y a quelque chose pour moi de poignant dans cette attitude crispée sur ce qui n'est plus et dans un exil qui voudrait, au fond, changer le pays d'accueil, qu'on dit aimer, mais qu'on voudrait autre qu'il n'est historiquement et spirituellement. Dans un sens, moi aussi, je le voudrais autre qu'il n'est actuellement, je le voudrais tel qu'il est fondamentalement, tel que je l'ai aimé à travers sa culture, je voudrais qu'il redevînt pleinement lui-même, mais ce n'est pas la mode. Même ici. L'amie russe d'Amaury nous disait que, comme en occident, les jeunes se mettaient ici à mépriser et détester les vieux, et évidemment, tout ce qui était national; cependant, ce n'est pas encore un phénomène irréversible et prédominant, car je trouve suffisemment d'écho pour qu'on vienne m'interviewer et me filmer régulièrement, et je me fais aussi aborder par des jeunes. De plus, elle vit à Moscou, et ne connaît pas les milieux des folkloristes, par exemple.

A ce sujet, je suis tombée sur le post suivant, sur le fil de Facebook:

Près de Lvov, en Ukraine occidentale, 70 arbres ont été abattus devant l’hôtel de ville. Non pas parce qu’ils étaient malades, dangereux ou inutiles, mais parce qu’ils étaient jugés « soviétiques ». C’est ce qu’a expliqué, sans sourciller, le maire local, affirmant qu’ils n’avaient donc « aucune valeur » et devaient disparaître. À leur place : 120 arbustes ornementaux, un ruisseau artificiel et quelques bancs sans âme, le tout cofinancé par la Pologne et l’Union européenne à hauteur de 60 %.
Cette scène pourrait prêter à sourire si elle ne révélait pas, dans toute sa crudité, la profondeur du racisme idéologique anti-russe qui s’est emparé de certaines élites ukrainiennes, et que Bruxelles subventionne sans sourciller. Jusqu’aux arbres, on traque tout ce qui pourrait rappeler un passé commun, fût-il végétal. On déracine l’Histoire, au sens propre.
Et ce réflexe n’est pas si éloigné de celui qu’on observe dans nombre de mairies de gauche ou écologistes en France : on sacrifie les vieux arbres, on bétonne les parcs, on remplace l’organique par du plastique, du marketing « durable », de l’aseptisé. La verdure naturelle est perçue comme suspecte, comme une survivance incontrôlable — alors on la remplace par des gadgets urbains subventionnés.
C’est une esthétique du déracinement : le beau devient réactionnaire, le vivant devient politique, le stable devient menaçant. On ne plante plus, on installe. On ne préserve plus, on met en scène. C’est l’anti-nature élevée au rang d’urbanisme européen.
Et pour parachever le symbole : dans cette même ville de Lvov, où l’on coupe aujourd’hui les arbres « soviétiques », les massacres de milliers de Juifs, perpétrés par des collaborateurs locaux durant la Seconde Guerre mondiale, n’ont jamais été jugés. Voilà donc l’Europe que l’on nous vend : amnésique, revancharde, et fière de ses refoulements.

Je remarque que ces observations très justes sont hélas applicables à la Russie elle-même. Dans la version communiste de l’idéologie du Progrès matérialiste, le slogan numéro 1, c’était : du passé faisons table rase. Les églises, les monuments anciens, tout ce qui pouvait rappeler l’ancienne beauté, l’ancienne ferveur, le désir de transcendance. Et bien sûr la nature, qui devait être asservie, violée et exploitée à merci. C’est même étonnant de voir la concordance entre les comportements nazis ukrainiens et les comportements bolcheviques qu’ils contestent. Sans compter que ces réflexes sont aussi en place dans la France républicaine. Ici, on déteste souvent tout ce qui peut rappeler la Russie antérieure à 17 et surtout la paysannerie. On déteste les espèces végétales locales et la « mise en valeur » de la berge de notre rivière, ici, à Pereslavl, s’accompagne d’une table rase au bulldozer qui n’a laissé aucun arbre indigène debout, pour faire certainement place à des espèces exotiques du genre thuya, ou pire, à des topiaires et des arbres en plastique aux fleurs fluorescentes inaltérables que l’on retrouve jusque dans l’enceinte féérique et typiquement russe du kremlin de Rostov. En moins ouvertement idéologique, c’est exactement ce qui se produit à Lvov, disons qu'ici, cela procède d'un mauvais goût qui lui même procède de l'éradication du sens de la beauté, de l'authenticité pratiquée par l'idéologie. A Lvov, on détruit des arbres soviétiques, ici on détruit des arbres russes, parce que la Russie n’est pas chic, elle est attardée, on veut partout instaurer l’esthétique, si l’on peut employer ce mot, du centre commercial européen, avec les petits réverbères et les massifs bétonnés, ou même de la zone industrielle: que du béton, que du métal, que du plastique. Ca fait propre. La vie, c'est sale.

A propos des réflexions que je me faisais dans la chronique précédente, j'ai trouvé cette citation sur la page Orthodoxy and animals:

"God is Intellect and transcends the creatures that in His Wisdom He has created; yet He also changelessly begets the Logos as their dwelling-place, and, as Scripture says (cf. John 14:26), sends the Holy Spirit to endow them with power. He is thus both outside everything and within everything. " - St Nikitas Stithatos

Je suis rassurée de ne pas être hérétique...