jeudi 6 octobre 2016

Changement de planète

Mes icônes ont trouvé refuge sur l'appui de la fenêtre, avec la mouette que
j'avais achetée à Goudargues, en compagnie de mon amie Cécile. Il y a beaucoup de
mouettes à Pereslavl, et mon nom orthodoxe, Larissa, signifie mouette
en grec.
Après 16 ans passés en Russie, un retour en France pour soigner ma mère, j'ai pris la décision de retourner là bas, et ouvert ce blog pour témoigner de ce que j'y vois au jour le jour, à Pereslavl Zalesski, petite ville historique et touristique entre Moscou et Iaroslavl. Ceci est le premier article de ce journal.

Arrivée de nuit, sous la pluie battante, avec mes trois chats traumatisés et mon petit chien, je ne peux pas ouvrir mon portail branlant. Sous le triste éclairage de quelques réverbères, des maisons de bois et des arbres frileux bordent la roue boueuse : bienvenue en Russie.
Dans la maison, c’est le vrai chantier, on se gèle, et il n’y a pas de lumière. Celui qui dirige mes travaux, Kostia, fête l’anniversaire de sa femme et arrive à la rescousse sans grand enthousiasme, pas vraiment dans l’ambiance. Je dors sur le sol, dans un sac de couchage prêté par une amie Facebook venue m’accueillir. Les chats sont terrifiés dans leurs paniers, surtout Rom, le Français de Cavillargues, un soldat de Napoléon après la Bérézina…
Le lendemain, Kostia m’emmène faire des courses et déjeuner dans le centre commercial du coin : le serveur est tout à fait beau garçon, souriant et spontané. Je retrouve l’ambiance russe, les constructions anarchiques autour des églises, les rues boueuses, cette nonchalance excentrique du paysage et des gens, leur simplicité et leur naturel.
Nous rencontrons le plombier, car je n’ai pas de salle de bains digne de ce nom, elle a été bricolée au temps où saint Joseph était garçon, et elle est à présent tout à fait délabrée. Ah le plombier, mesdames… Je n’en reviens pas. Des yeux verts magnifiques, ironiques et caressants, un sourire enjôleur : « Ne vous en faites pas, me dit ce bel artisan, vous avez échappé à l’Europe maudite et vous êtes à l’abri chez nous, n’est-ce pas le principal ? (il fait un large signe de croix). Réjouissez-vous ! Je vais vous faire une douche vite et bien, et vous l’aurez pour toute l’éternité, l’ETERNITE ! Une douche du modèle qui répand sur vous une pluie bienfaisante et c’est la BEATITUDE… Vous savez ce que ce mot veut dire ? Quoique moi, à votre place, j’aurais fait une baignoire, car comment allez-vous saler vos champignons ? »
Kostia m’explique que ce plombier, Rouslan, à la fossette et au sourire ravageurs, est un intellectuel et qu’il a failli devenir moine. L’électricien, Kolia, me demande des cours de français, et il est tout à fait mignon et sympa, lui aussi, à vous faire oublier qu’il ne met qu’un seul va-et-vient par pièce et que les prises sont au milieu des panneaux. Son collègue Andreï aurait pu tourner dans Alexandre Nevski. Je ne suis pas près de reprendre tranquillement le fil de mon roman, mais dans les péripéties de mon chantier, je suis entourée par le casting d’un film d’Eisenstein…
Près de l’église saint Syméon le Stylite, j’ai pris un taxi, une jeune femme, Sveta : «Ce n’est pas juste pour une course, vous allez circuler un peu ? me demande-t-elle.
- C’est pour plusieurs courses, j’ai besoin d’un lit d’urgence et de quelques autres choses… »
Pendant que je vais dans les magasins, la jeune femme s'assied près de mon chien pour qu’il ne s’ennuie pas. Elle me laisse son adresse : elle peut m’accompagner où je veux, à Moscou, chez Ikea, à Iaroslavl : «N’achetez pas de voiture, je suis à vos ordres ! »
J’achète trois paniers pour mes pauvres chats, de la marque « nos régions natales », avec une inspiration folklorique, et de production russe. La production russe est partout, à Pereslavl. Mon divan est russe, ma chaudière le sera aussi, la cuisinière et le frigo seront biélorusses, mais c’est quasiment pareil.
Le camarade Rominet devant son panier de style porcelaine de Gjel, en attendant la veste ouatinée , la chapka et les bottes de feutre.

Le temps est vraiment merdique. Gris, brumeux, pluvieux, boueux. Les mésanges passent devant ma fenêtre, il faudra bientôt les nourrir. Tout le monde parle de la venue de l’hiver et s’y prépare.
J’ai l’impression de rejouer à l’envers l’exode  des nobles et intellectuels russes, après 17. Les gens ne sont pas du tout surpris, comme si j’étais la première hirondelle. On évoque l’Europe avec une ironie compatissante. On me demande comme si cela allait de soi si j’ai l’intention de rester, et on rigole quand je réponds : «Oui, si l’on ne me fiche pas dehors… »

Finalement, c'est Doggie qui préfère les petits lits "nos régions natales". 



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