La maison de Poliachov |
J'ai le plus grand respect pour tous les paysans du monde, les paysans français à la Giono, comme mon beau-père, ruinés d'abord par la guerre de 14 et ensuite l'Europe unie. Et tout particulièrement le paysan russe, affreusement martyrisé au cours de ce qu'on peut appeler pratiquement un génocide. Et je sais bien que le "paysan inculte et obscur" n'existe que dans l'imaginaire sinistre de l'idéologue persuadé qu'il est le sel de la terre et la lumière du monde, alors que ces appellations devraient être réservées aux apôtres du Christ et au Christ lui-même exclusivement, toutes autres "lumières" n'étant que les éclairages louches des bordels et des abattoirs du diable.
Il faut avoir un mépris complet de nos peuples respectifs, en avoir une méconnaissance profonde, prétentieuse et irrémédiable, pour oser proclamer qu'une poignée de gnomes barbichus et sanguinaires ont "éclairé" des gens dont toute la culture orale et toutes les productions artistiques reflètent la civilisation riche et originale. Une civilisation plus riche et plus originale que la culture de profs poussiéreuse assénée par des générations d'enseignants médiocres, pour aboutir au consommateur hagard et au téléspectateur abruti, soumis aujourd'hui au capitalisme sauvage le plus corrupteur et le plus vil.
Ce récit de la vie de Poliachov, de ses fêtes fastueuses, de sa générosité, me rappelle le merveilleux livre d'Ivan Chmeliov "L'été du Seigneur", qui décrivait la vie colorée, pieuse et joyeuse des marchands de Moscou et des artisans qui les entouraient.
Hommage à la Russie défigurée et martyrisée qui s'en tirera peut-être, si ceux qui l'ont violée en 17 ne parviennent pas à terminer le travail maintenant.
Mais je ne le crois pas. Car l'Eglise est là et, invisibles, les centaines de milliers de martyrs qui prient pour la troisième Rome devant le trône de Dieu.
Ivan Ivanovitch Poliachov, paysan du village de Pogorielovo, district de
Tchoukhloma, gouvernement de Kostroma, construisit en 1902-1903 dans son
village une grande maison pour sa famille, un palais d'une beauté étonnante qui
s'est conservé jusqu'à nos jours.
A 540 km de Moscou, entre Soudaï et Tchoukhloma, s'étend un endroit
pittoresque, situé de part et d'autre des rives de la rivière Viga. Il y a
seulement 25 ans se trouvait là le village de Pogorielovo, dont la première
mention écrite remonte au début du XVII° siècle. Pour s'y rendre, il faut
franchir des routes défoncées puis un gué, s'efforcer de ne pas disparaître
dans un trou en passant le pont de bois. Sur la route argileuse, on trouve des
traces d'élans, de loups, et même d'ours.
En 1972, vivaient 40 personnes au village de Pogorielovo. Toutes sont
mortes au début dans années 90.
Pogorielovo a maintenant un triste aspect. Presque toutes les isbas du
village ont pourri et se sont effondrées, les champs sont pleins de mauvaise
herbe. En fait, il n'existe déjà plus. C'est un village mort. Et pourtant, il
est situé dans un endroit très pittoresque et très ancien, il existait déjà au
début du XVI° siècle. En 1620, il fut donné avec les villages voisins à Vassili
Iakovlévitch Golokhvastov, chef de la chasse au faucon du tsar Alexis
Mikhaïlovitch. En 1679, il fut tué au combat à Konotop, et son fief revint par
héritage à son petit-neveu Martin Vassiliévitch Golokhvastov,
arrière-arrière-grand-père de A.I. Hertzen, celui-là même qui essayait de
réveiller la Russie. Maintenant, on ne peut déjà plus trouver de moyens pour
réveiller le seul Pogorielovo.
aujourd'hui, tout ce qu'il reste de ce lieu de peuplement, c'est le nom et
des squelettes de cabanes en bois. Mais par ce qu'on ne peut considérer
autrement que comme un miracle, se dresse encore sur une petite éminence
l'unique maison restée entière, construite par le paysan Ivan Ivanovitch
Poliachov. Ici, alentour, c'est la forêt. Et seul le fauchage de l'herbe et
l'abattage des arbres qui peuvent y pousser sauve Pogorielovo de la
disparition. Une allée de tilleuls conduit à la maison.
La maison, qui peut concurrencer les meilleurs exemples de datchas dans le
style russe,avec des pièces d'apparat aux décorations incroyablement riches,
est en même temps tout à fait pratique d'un point de vue campagnard,tout y est
intelligemment conçu, tout est adapté à la direction d'une exploitation
agricole.
Dans les archives de la ville de Kostroma, ont été conservés des
témoignages de l'activité du paysan Ivan Poliachov. En 1891, il possédait déjà
un moulin sur la rivière Viga. En 1894, il procéda à l'amélioration du pont et
des digues près du moulin pour le passage sans encombres des vaisseaux et des
trains de bois.
D'origine paysanne, il savait compter et lire, ce qui lui permit ensuite
dans son métier de s'occuper de la comptabilité lui-même et de conclure un
contrat. Il rassembla un artel de charpentiers et de sculpteurs sur bois, il
devint entrepreneur. Il s'occupait de construire des maisons de campagne et de
petites architectures à Saint-Pétersbourg et dans ses environs. Tout se passait
très bien, Poliachov avait du goût et de la ténacité, et son artel comptait de
bons artisans. C'est pourquoi il eut même des commandes du Palais d'Hiver. Il
fit les échafaudages pour sa restauration, construisit un pavillon. Pour ses
services, il reçut le statut héréditaire de citoyen d'honneur. Ayant fait
fortune, Poliachov revint dans son coin natal de Tchoukhloma, dans son village.
Pendant ce temps, ses trois enfants avaient grandi, sa femme Yevdokia
Vassilievna était morte.
Poliachov construisit une scierie. En 1901, il s’occupait d’achat de bois :
en 1901, le chiffre d’affaires était de 1500 roubles, le bénéfice de 300 ;
en 1902, le chiffre d’affaires était de 2000 roubles, le bénéfice de 300.
Il faisait aussi du bénfice avec le moulin sur la Viga. « En
1902, le chiffre d’affaires était de 10 000 roubles, le bénéfice de 700 ;
dans les années suivantes 1903-1905, le chiffre d’affaires fut de 12 000 roubles,
le bénéfice de 840 ».
A Pogorielovo, Poliachov se développa très largement. Il acheta des terres.
Son affaire grandit. Au moulin il ajouta une fabrique de beurre.
La scierie produisit plusieurs filiales. Poliachov avait beaucoup de terres et de troupeaux.
Ses forêts étaient entretenues et renouvelées.
Ivan Ivanovitch fit construire une chapelle au village (elle y est encore,
mais elle a pris beaucoup de gîte). Poliachov donnait du travail à beaucoup de
gens, il donnait la préférence à ceux qui ne buvaient pas.
Dans l’ensemble, Poliachov laissa un bon souvenir, il venait en aide à tous
ceux qui en avaient besoin, prêtait de largent sans pourcentage, secourait les
gens dans les années sans récoltes. Il pouvait fournir aux habitants de
Pogorielovo du bois pour leurs isbas, et du bétail.
C’était un bon vivant et il ne put rester seul. Ayant élevé ses enfants, il
décida de se remarier. La deuxième femme de Poliachov, Maria Nikolaïevna Souvorova,
fut prise comme fiancée dans la famille du prêtre de l’église de la Présentation
au Temple. Le mariage fut heureux.
C’est pour sa jeune femme que Poliachov construisit cette maison-palais
dans les années 1902-1903.
Dans le district, furent construites près de 50 maisons paysannes
semblables.
La maison avait des toilettes fonctionnelles, elle était astucieusement
chauffée. Les murs et les plafonds étaient décorés de fresques. Maria Nikolaïevna
était une excellente maîtresse de maison, elle s’occupait elle-même du jardin.
Elle portait les plus jolies robes, mais comme elle enfantait souvent et
grossissait, elle distribuait ses atours aux jeunes filles de Pogorielovo et
aux ouvrières, et l’on disait pour cette raison que « les femmes de
Pogorielovo sont les plus élégantes, c’est Poliachov lui-même qui les habille ».
La famille compta cinq enfants. Les Poliachov vivaient ouvertement. Ils
faisaient de grandes fêtes, instalalient des tables dans les rues, les villageois
et les ouvriers s’en donnaient à cœur joie. On a conservé des souvenirs de
vieux habitants, dans lesquels on raconte que Poliachov adorait les fêtes et,
pour la semaine grasse, se déguisait parfois en ours, en revêtant une pelisse d’ours.
Un jour qu’il était ainsi vêtu, les chiens du village l’attaquèrent et les paysans
le sauvèrent à grand peine, mais Poliachov hurlait de rire. Il arriva que sur
un tobbogan de neige, les manches de sa pelisse furent arrachées, et Poliachov
non seulement ne se fâcha pas, mais en plaisantait sans cesse.
En dehors des fêtes, Ivan Ivanovitch aimait les thés du soir, auxquels il
conviait des gens. Il organisait aussi des bals dans sa maison.
D’après des documents d’archives, en 1906-1909 Poliachov commanda le
cadastrage de ses terres (la liste est grande). En 1912, il présenta une requête
pour l’établissement d’un moulin à farine à vapeur dans la paroisse de
Bouchnievo près du village de Sakhinska.
Par la suite, Poliachov acheta tous les vieux moulins des environs, les
ferma et en construisit de nouveaux, équipés à la pointe de la technique. Le
broyage de Poliachov était réputé comme le meilleur, on lui portait tout le
grain. Le 10 juin 1914, Poliachov conclut une affaire à l’étude du notaire de
Kostroma Nikolaï Nikolaïevitch Bestoujev (rue Roussina, dans la maison
Lioubimov) avec le petit bourgeois de Tchoukhloma Stépanov Alexandre
Ivanovitch. Stépanov emprunta à Poliachov 16 000 roubles sans intérêts sur
un délai de deux ans (avec la garantie de son bien dans le district de
Tchoukhloma).
Le 11 juin 1916, la sœur de Stépanov, Alexandra Grigorievna Stépanova, veuve
de marchand, rembourse son prêt à Poliachov.
Avec l’argent de Poliachov, fut reconstruite et agrandie l’église
paroissiale de Dorka. La seule photographie de Poliachov a été prise à la
consécration de l’église, après les travaux, en 1910. Poliachov est un
important monsieur en costume, avec une petite barbe et des médailles.
Son père, Ivan Dmitrievitch, est inhumé dans le cimetière de cette église, du
côté sud de l’autel, en face de celui des petits propriétaires terriens locaux.
La pierre tombale est solide (une dalle massive), avec une croix forgée, mais
très simple (les propriétaires terriens ont beaucoup plus d’anges et d’épitaphes
recherchées), il y est écrit : « Ivan Dmitrievitch Poliachov, paysan
du village de Pogorielovo ».
Il semble que Poliachov ait été fier de son origine, et plus riche,
peut-être que tous les nobles du district, à l’exception peut-être des Katenine,
il se considérait comme plus intelligent, car il avait dû son succès à son
travail et non à son extraction.
Voilà ce que c’est qu’un autodidacte russe !
On a des raisons de supposer qu’au début de 1917, comprenant la complexité
de la situation, Ivan Ivanovitch commença à se défaire de l’immobilier et à rembourser
ses dettes. En particulier, le 25 janvier 1917, il vend à la femme d’un citoyen
d’honneur Anna Zakharovna Troïtskaïa résidant au village de Davydovsk du volost
de Vvedieno du district de Tchoukhloma 21 déciatines 129 sagènes carrées de
terre pour1500 roubles.
Le 3 février 1917, il réalise une autre affaire, en vendant au paysan du
village de Iamskaïa du volost de Kema, du district de Nikolskoïe du
gouvernement de Vologda Alexeï Ivanovitch Kossariev un bien immobilier (acquis
en 1910) de 96 déciatines 1117 sagènes carrées, sur le terrain vide de
Gloukhari près du village de Zdoureïev du volost de Soudaï pour 1440 roubles.
La révolution interrompit tout. Des dizaines de proprités de la région de
Kostroma furent réquisitionnées en 1918 par les bolcheviques.
Le destin ultérieur de Poliachov est tragique.
Les bolcheviques ont « dékoulakisé »les Poliachov, en leur
prenant au début tout, sauf leur maison. Ensuite, en 1918, il fut décidé d’installer
dans la maison la nouvelle administration, le selsoviet, et aussi le médecin et
quelques familles paysannes. On laissa à Ivan Ivanovitch, à sa femme et leur
fille une pièce au rez-de-chaussée.
Le moulin à vapeur, la scierie et autres avaient été pillés déjà au cours
des troubles de la guerre civile et ne furent jamais restaurés.
Ivan Ivanovitch vécut encore 17 ans, dans sa cellule, sous le pouvoir
soviétique, et mourut en 1935. Comment vécut-il, que fit-il, on n’en a gardé
aucun souvenir. On ne sait pas où il a été enseveli.
Tout de suite après sa mort, sa femme et sa fille disparurent de
Pogorielovo, redoutant visiblement quelque chose. Comme on le sut plus tard,
elles étaient parties en Sibérie.
En 1972, le selsoviet fut fermé et abandonna la maison de Poliachov.
Pendant la période soviétique, les villages mouraient petit à petit. La
région de Tchoukhloma devint un terrible désert. «L’abomination de la
désolation » s’empara d’elle.
Les traces des trois enfants de Poliachov se perdent dans le temps,
peut-être ont-ils été emportés par les répressions, peut-être par la guerre.
Les descendants des deux restants vinrent à Pogorielovo, se promenèrent, firent
des photos et repartirent.
La fille de Poliachov vivait en 1980 à Tomsk. Un jour, elle vint avec sa
petite-fille voir la maison de son grand-père. Toute cette histoire nous amène
à réfléchir. Voila, comme on peut le voir, quelle vie pouvait se faire un
paysan travailleur dans la Russie des tsars !
Le destin du paysan Poliachov aurait-il pu prendre un autre tour ?
Comment serait notre pays, si des gens comme Poliachov avaient pu poursuivre
leur travail ?
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La maison de Poliachov |
La maison de Poliachov, intérieur |
Merci Laurence pour cette page comme pour les précédentes. À bientôt.
RépondreSupprimerJean Michel