Depuis deux jours, je me prends de bec avec des
libéraux sur différents fils de discussion russes. Ici aussi, je me trouve entre deux chaises, comme l'était d'ailleurs Soljénitsyne, je ne suis ni
néostalinienne, ni libérale, je tombe dans la case orthodoxe monarchiste
souvent en butte à l'hostilité des deux. Partir en Russie pour y retrouver ce
genre de zozos prouve que l'ennemi est une toile d'araignée infiltrée partout.
Je ne pensais pas qu'on avait eu à ce point le temps de pourrir les gosses en
Russie. Pourtant, j'avais déjà remarqué au lycée qu'on les élevait hors sol, du
moins dans les milieux qui m'amenaient leurs enfants dans cette école
prestigieuse... J'invitais des ethnomusiciens, et les Français participaient
volontiers, alors que les petits Russes prenaient des airs méprisants. Nikita Mikhalkov a démontré dans ses émissions comment la chose était menée, par les mêmes personnes qui, chez nous, ont défait la France.
Comme les européens connaissent mal la Russie, les
Russes connaissent mal l'Europe et ont toutes sortes de clichés dans la tête.
Dans "ce pays", pour les libéraux de Moscou et les gosses détachés de leur substrat millénaire, tout est merdique, en Europe, tout est merveilleux.
Les médias, ou du moins une partie d'entre eux, contribuent à ce mirage. Un
intellectuel trouve que les manifs illégales de Navalny sont une bonne façon de
socialiser les enfants, de leur donner du sens civique et de les détourner de
leur égoïsme et de leur écran d'ordinateur. Ce qui serait à mes yeux une bonne
socialisation, ce serait de pratiquer leur folklore, le folklore se pratique en
communauté, en relation étroite les uns avec les autres, avec la nature
environnante, avec nos ancêtres, voilà qui apporterait vraiment quelque chose
aux enfants, les détournerait de leur écran ou le leur ferait utiliser de façon
plus intelligente. Sans compter toute oeuvre commune ou même combat commun
concret, c'est-à-dire lutter dans son quartier ou sa maison contre la
corruption ou la brutalité des fonctionnaires, pas à pas, pendant des mois, en
convaincant les autres, en allant trouver différentes instances. Ou restaurer
une église, ou bien secourir les gens dans le besoin. Pas en défilant au coup
de sifflet d'un aventurier au service de la CIA d'une manière complètement
irresponsable, au risque de déstabiliser son pays à un moment particulièrement
dangereux pour lui.
Quand je vois l'ampleur du naufrage général, le mal
qui a été fait à nos différents peuples, au nom du progrès, du bien être
matériel et des lendemains qui chantent, je suis prise de vertige. Que de supercheries
sanglantes avons-nous vu passer, en ce siècle qui va de la première et sinistre
année 17 à notre année 17 présente, peut-être le début de la dernière et
catastrophique conflagration dont nous ne nous remettrons pas. Et rien ne nous
a ouvert les yeux, on voit toujours les mêmes foules hagardes suivre toujours
les mêmes joueurs de flûte dans la rivière où ils vont les noyer.
Cela fait des mois que durent mes travaux, qui ont commencé avant mon arrivée, je ne pouvais pas faire autrement, mais c'est toujours risqué. Des mois que je vis dans un chantier. Je commence à installer vaguement quelques pièces, la cuisine, et la pièce à vivre pour les invités, la partie à louer ou à prêter. Pour l'instant, elle me sert de refuge, j'y travaille, loin des artisans qui écoutent de l'horrible musique du matin au soir à la radio, je ne sais pas comment ils n'en deviennent pas fous. La plupart des meubles que j'ai, c'est de la récup en plus ou moins bon état.
J'explore le jardin, qui ressemble à une décharge, il faudra faire venir un camion pour enlever tout ça. Le terrain est très inégal. On y voit courir des caniveaux pleins d'eau, j'ai l'impression que je vais vivre dans une Camargue froide. Mais les moustiques s'adaptent partout. Il paraît que dans la journée, ils nous fichent la paix. C'était le cas à Krasnoïé, et ils n'aiment ni le vent, ni le soleil. Je me trouve devant deux options, faire venir un jardinier pour tout mettre de niveau, ou bien utiliser le terrain comme il est, c'est un challenge...
Je commence à concentrer une partie des ordures contre la palissade, pour dégager le reste. On a balancé dans un coin la sciure qui servait d'isolant au grenier, et si on l'avait mise de côté, j'aurais pu l'utiliser pour les chats, mais en l'état actuel des choses, il n'y a plus qu'à fertiliser le terrain avec, le problème est qu'elle est mélangée avec les sacs en plastique explosés qui la contenaient. Le terrain est d'ailleurs sûrement fertile, une belle terre noire, et c'est pas l'eau qui manque...
Je ne pourrai faire de jardin d'agrément que devant la maison, en débordant un peu au nord-ouest, au sud, je n'ai qu'une bande de terrain, et je dois faire une haie entre les voisins et moi. J'aurai la place pour un petit potager en carrés au sud. au nord, eh bien c'est le nord, je ferai ce que je pourrai, et j'essaierai de cacher la baraque du voisin...
C'est la pièce de la partie à prêter ou à louer, qui pourra me servir de salle à manger si j'ai beaucoup de monde, ou de dortoir. Pour l'instant, j'y travaille. L'étagère bizarre est un dessus de bahut, trouvé sur place.
bahut soviétique de base, que j'ai mis en remplacement d'un autre bahut du même style très abîmé.
le seul endroit, au sud, où je pourrai faire un potager
La partie devant la maison, à l'ouest, on doit pouvoir y faire un petit jardin
La maison du voisin, au nord, en vrai, elle est beaucoup plus obsédante.
Une chanson du fin fond des siècles dont nous savons si peu de choses, nous savons qui était tsar, ce qu'on construisait, ce qu'on détruisait, et nous ne savons pas comment on vivait, et ce qu'on pensait, de quoi on souffrait et de quoi on avait peur, de quoi on se réjouissait et ce qu'on espérait. Nous connaissons seulement sur quoi l'on faisait des chansons. Cette étonnante culture du chant ethnographique russe, qui ne ressemble à aucune autre, magique, chatoyante avec l'enchantement de ses demi tons, de son changement de rythme, quand on chante comme on respire, une mélodie tantôt espiègle, tantôt plaintive qui retourne l'âme et l'emplit à nouveau de lumière. Un homme intelligent et très cultivé m'a demandé aujourd'hui: "Et pourquoi conserver tout cela?" Comment, pourquoi? ... C'est à moi, c'est ma richesse, qui ne se chiffre en aucune monnaie, je la tiens de ces arrière-grands-mères dont je ne connais même plus le nom, mais dont l'âme vit dans ces chansons, magnifiques et éternelles.
Nathalia Terentieva. Ecrivain.
Песня из такой глубины веков, о которой мы мало что знаем - знаем, кто был царем, что строили, что ломали, и не знаем, как жили, о чем думали, о чем страдали и чего боялись, чему радовались, на что надеялись. Знаем лишь, о чем пели. Эта удивительная культура русского этнического пения, ни на что не похожая, волшебная, переливчатая, с магией полутонов, сменой ритма, когда поют, как дышат, то озорная мелодия, то плачущая, переворачивающей душу и снова наполняющая ее светом. Один умный и начитанный человек спросил меня сегодня:"А зачем это все сохранять?" Как - зачем?.. Это мое, это богатство, не выражаемое ни в какой валюте, это досталось мне от тех прапрабабушек, имен которых я даже не помню, но чьи души живут в этих песнях, прекрасных и вечных.
J'ai trouvé ce poste dans Facebook, aujourd'hui, et j'ai tenu à le faire figurer dans les chroniques, car il illustre tout ce que je ressens et essaie de dire sur le sujet, et je ne saurais exprimer la colère et l'amertume que m'inspirent ces gens "intelligents et cultivés" qui ont perdu leur âme russe dans une culture de musée et de salles de conférences. Leur âme ne plonge plus ses racines dans l'extraordinaire substrat nourricier de cette tradition, sans laquelle, d'ailleurs, la culture distinguée qu'ils révèrent n'existerait sans doute pas, car les grands créateurs du passé baignaient dedans, elle était dans l'air qu'ils respiraient et le lait de leurs nourrices. Rimsky-Korsakov écrivit la grand Pâque russe après avoir vu un moujik danser au son des carillons. Stravinsky était fasciné par le chant populaire et son oeuvre en a été profondément marquée. Mais ces intellectuels de broussaille cultivés dans les amphithéâtres n'ont que mépris pour ce qui a transfiguré la vie de générations de gens à qui ces chants nous relient, ces chants qui nous mettent en prise avec toutes les dimensions du monde.
Hier soir, j'ai rencontré des amis de Moscou, qui m'ont appelée toute la journée sans arriver à me joindre, car je n'entends pas mon portable et le laisse se décharger n'importe où. Il s'agit du père Valéri et de sa femme Olga, de Serioja Loshakov, de sa femme Tania et de leur fils Timofeï. Ils vont voir aujourd'hui la croix miraculeuse de Godenovo. Le père Valéri sert dans la paroisse de mon père Valentin. Serioja est architecte, Tania fait des icônes émaillées, Timofeï est photographe. C'était la fête du père Valéri, car son saint patron faisait partie de ces 40 martyrs de Sébaste dont je parlais hier. En son honneur, il est allé visiter l'église dont je parlais également. Voici les photos de sa femme Olga. L'église des 40 martyrs et Pereslavl au printemps.
Le père Valéri est un grand amateur de tableaux. Sa femme est peintre, il est ami avec les Soutiaguine, Alexandre Chevtchenko. C'est un homme affable et délicieux qui prend une grande part à tout ce qu'on lui dit en confession. A un moment où j'étais choquée par ce qu'on me racontait de certaines attitudes de croyants ou de prêtres peu miséricordieux, il s'était exclamé avec douleur: "Que puis-je vous dire? Tout cela est vrai, pardonnez-nous au nom du Christ!" Ce qui m'avait délivrée de ma révolte et m'avait fait appréhender que l'Eglise sainte est cette communauté de pécheurs que le Christ réunit par son eucharistie, communauté où certains sont plus lumineux et plus aimants que d'autres, mais où nous nous perdons, nous repentons et nous rachetons ensemble.
C'est lui qui m'avait également raconté avec beaucoup de verve l'anecdote suivante: un de ses amis peintres de saint Pétersbourg va se confesser à un sévère hiéromoine: "Père, j'ai pris l'habitude de boire un verre de bière avant d'aller me coucher.
- Comment? s'exclame le hiéromoine. De la bière, tous les soirs? Mais mon cher, vous n'y pensez pas! Mais c'est très mauvais! La bière, on ne sait pas comment c'est fabriqué, là bas, en Occident. Non, je ne saurais bénir une pareille habitude, je vous conseille plutôt 50 grammes de vodka, c'est dans notre tradition..."
Il y a, à Pereslavl, une église consacrée aux 40 martyrs de Sébaste, ces 40 jeunes guerriers qui ont préféré geler sur un lac en hiver que de renier le Christ. L'église des 40 martyrs de Sébaste a été construite par les pêcheurs de Pereslavl, à l'endroit où la rivière Troubej se jette dans le lac Plechtcheïevo.
C'est aujourd'hui la fête des 40 martyrs de Sébaste.
La tradition veut ici qu'on fasse des petits gâteaux en forme d'oiseaux et que l'on chante pour faire revenir les alouettes, et le printemps:
Petites alouettes, petites voyageuses,
Volez jusqu’à nous !
Apportez-nous le beau printemps,
Apportez-nous l’été brûlant Nous en avons assez de l'hiver Il nous a tout mangé… [1]
Quand j'étais instit au lycée français, nous faisions cuire de tels oiseaux en pâte à sel et nous les jetions dans la neige en chantant cette invocation. Le fokloriste qui venait nous apporter sa tradition nous avait fait chanter cela avec des sifflets globulaires, un instrument qui remonte à la préhistoire et qui a disparu en France.
Voici ce que cela donnait:
classe de MS du lycée français de Moscou avec Alexandre Joukovski
A Moscou, répétition avec les charmantes petites dames
orthodoxes et Skountsev. Puis j’ai suivi Skountsev à l’Arbat, où nous avons
dîné de pirojkis de carême et travaillé les gousli. C’est difficile. Mais je
suis passionnée, autant que par les gousli, par tout ce qu’il me raconte sur la
tradition populaire, et par ces chants qui me font pénétrer dans une autre
dimension, où je retrouve le monde qui est le mien, et il me semble alors que
je prépare celui où j’irai là bas, après ma mort et mon rajeunissement
définitif dans l’éternité. En chantant le tropaire de Pâques vieux-croyant, ou
les vers spirituels, j’entrais en contemplation des reproductions d’icônes
anciennes qui ornent la bibliothèque de l’église saint Dimitri Donskoï, jamais
elles ne m’avaient paru aussi présentes et je voyais ce qui les différenciait
des icônes modernes pseudo-traditionnelles : leur spontanéité, leur
transparence, leur vie, leur force. Je me sentais profondément reliée à tout
cela, partie intégrante. Avec Skountsev, j’ai chanté une complainte qu’il
accompagnait sur une de ses vielles à roue très primitives, bricolées,
grinçantes et plaintives, auxquelles son talent donne un son inimitable, et ce
vieux chant français s’harmonisait complètement avec cet instrument russifié,
le résultat me ramenait, avec ma France ancestrale, à l’origine de tout cela.
J’avais lu avant de venir des commentaires d’une
rare méchanceté et d’une rare bêtise, très comparables à celles des ukrainiens
néonazis, sous une publication qui pleurait Nicolas II et son abdication
forcée. Le centenaire de toute cette infamie réveille des démons qu’on aurait
pu croire endormis. Mais ce centenaire, avec ce qui se passe en Europe et chez
nous, et qui est le fait de la même méchanceté et de la même bêtise, de la même
sinistre astuce, au moyen des mêmes supercheries éhontées, me paraît revêtir
une signification de plus en plus fatale et mystique, en un mot,
eschatologique.
Un peu plus tard, j'ai vu une émission de télé où de petits singes savants chantaient en minaudant des chansons américaines, pour satisfaire la vanité de leurs parents en transes: dressés de A à Z, transformés en petites poupées dénuées de tout naturel. Comme le dit mon amie Dany: "elles ne chantent pas mal, dommage qu’elles donnent l'impression d'avoir eu déjà plusieurs amants dans leur vie." Et il m'est venu une fois de plus à l'esprit qu'après la catastrophe révolutionnaire qui, partie de France, ou même auparavant d'Angleterre, a contaminé la planète entière, avec tout ce qu'elle a inoculé à chaque pays, on se trouve devant des sociétés cassées qui ont bien du mal à recoller les morceaux: il y a ce qui subsiste du peuple, enraciné dans ses traditions, ce qui résiste, et qui peut être appelé ici russe et français chez nous, et puis le mutant mondialiste consumériste qui ne sait plus comment il s'appelle et qu'on peut croiser comme les vaches pour obtenir une meilleure sélection, dans l'optique des banquiers et des idéologues, associés pour tout détruire et tout corrompre.
Petit singe savant américanisé, encore une qui prendra les chants de
ses ancêtres pour de la musique arabe.
enfants russes qui s'éclatent à chanter avec naturel
Et enfin, au niveau professionnel, enfant russe doué d'un réel talent original et vrai, et d'une voix hors du commun, Maxime Trochine:
L'ours est l'emblème de Yaroslavl, car c'est après avoir triomphé d'un ours que Yaroslav le Sage a décidé de fonder la ville à l'endroit de cet exploit.
Ilya, le gentil comptable, m'a emmenée au service de l'immigration à Yaroslavl. Nous avons traversé d'immenses étendues de bouleaux et de sapins aux pieds desquels s'étend encore une neige lépreuse, dans une lumière omniprésente et surnaturelle, des villages avec encore de jolies isbas, celui où l'on vend sur le bord de la route d'abominables peluches géantes aux couleurs flashy, probablement made in China, et celui où l'on vend des tresses d'oignons qui sont, pour une raison inexplicable, les meilleurs de la région. Puis nous avons vu de loin le kremlin de Rostov le Grand, un amoncellement de clochers et de bulbes, puis avant Yaroslavl, une raffinerie géante. Ilya m'expliquait que sa grand-mère paysanne n'avait jamais aimé le pouvoir soviétique: "Les gens s'en sortaient plutôt bien, avant la révolution, son père avait des terres, du bétail, sept filles, et tout le monde vivait, il est vrai, en travaillant dur, mais quand les bolcheviques sont arrivés au pouvoir, on a tout pris à tout le monde. Moi, je suis pour la petite économie traditionnelle, pour que tout le monde vive de son travail honnête, dignement et modestement, pour qu'on nous laisse tranquilles. Nous sommes arrivés ces dernières décennies à avoir quelque chose à nous, peut-être pas autant qu'en Europe, mais c'est la première fois depuis presque un siècle que nous travaillons pour nous, et les gens ont une peur terrible de perdre le peu qu'ils ont.
- Oui, ils sont coincés entre les libéraux qui voudraient les vendre au capitalisme international et les néo staliniens qui voudraient restaurer l'URSS... Ce qui prouve bien que tout cela fonctionne en symbiose. Et Poutine?
- S'il n'était pas là, ici ce serait l'Ukraine, mais évidemment, parfois, on voit prendre des mesures qu'on a du mal à comprendre, et je me demande si, dans tous les pays, ils ne sont pas liés par des accords financiers secrets dont nous n'avons pas connaissance et qui permettent de nous fourguer tout à coup des lois aberrantes.
- C'est bien possible, car nous avons affaire à une toile d'araignée, à un cancer universel."
Le service d'immigration est dans une arrière-cour boueuse, bien caché. Nous avons trouvé des gens qui attendaient, mais rien à voir avec les queues dans l'énorme usine à permis de séjour de Moscou, perdue dans un village lointain. Nous avons été reçus par une femme bienveillante qui nous a donné bon espoir, et nous allons essayer d'obtenir une entrevue avec le fonctionnaire qui décide avant mon départ pour la France.
En sortant de là, nous avons fait un peu de tourisme, car Ilya a fait ses études à Iaroslavl, il connaît bien. J'avais déjà entrevu trois fois, notamment le quai au dessus de la Volga, déjà large et venteuse, complètement dégagée de son armure de glace. Yaroslavl est une très jolie ville, presque intacte et bien tenue, avec de ravissantes maisons du XVIII°, du XIX°, comme partout en Russie, de l'art nouveau. C'est une sorte d'Europe provinciale paisible au bout du monde, perdue dans l'immensité septentrionale, et il y fait nettement plus froid qu'à Pereslavl. Partout des églises de toutes les époques, si féeriques, et avant la révolution, il y en avait beaucoup plus. Des petits magasins aux vitrines de bon goût, des cafés, des restaurants. Nous avons d'ailleurs décidé d'aller manger ensemble, le froid et les émotions, ça creuse.
Le café s'appelait Cuba, et la bouffe était très bonne, fraîche, j'ai même eu un menu de carême, salade verte, champignons, pommes de terre et pignons de cèdre, et du gâteau aux carottes avec de la confiture. Ilya m'a parlé de ses parents, médecins à Pereslavl. Ils vont faire du tourisme au Vietnam et ne sont pas sortis de Russie depuis les années 80. "Ils étaient partis au Laos, dans le cadre de l'aide soviétique aux pays en voie de développement. Nous avions construit là bas un hôpital splendide, comme nous n'en avions pas alors en Russie, et les médecins y étaient dix fois mieux payés que chez nous, où ils touchaient un salaire de misère, c'est d'ailleurs pour cela que mes parents sont partis, nous laissant deux ans à notre grand-mère, nous ne les voyions qu'un mois par an. C'était typique de notre politique d'alors: en mettre plein la vue aux pays sous-développés qui prenaient l'URSS pour un paradis, au lieu de faire chez nous des hôpitaux convenables et de payer les médecins normalement."
Puis il m'a parlé de son grand-père:"Il a fait toute la guerre comme cavalier, avec un sabre, comme au temps de la guerre de 14. Mais il n'est rentré qu'en 46, parce qu'on l'avait envoyé nettoyer les partisans de Bandera, en Ukraine. Un jour, il a été blessé dans un cours d'eau et se serait noyé, mais c'est son cheval qui l'a sauvé. Il s'est placé de manière à pouvoir le soulever et l'a emporté jusqu'aux habitations les plus proches. Il est parti à 19 ans pour la guerre, un beau garçon, et en 47, il avait l'air d'avoir plus de quarante ans, vous voyez ce que cela vous fait, la guerre..."
Yaroslavl, mis à part la rudesse du climat, c'est un endroit pour des Français, c'est à leur échelle, cela garde un charme désuet, une grande poésie, on a envie d'y flâner, on y verrait bien un salon de thé ou un restaurant français, ou une boutique de déco. En réalité, la ville est très grande, Ilya n'était pas très sûr, mais dans les 800 000 habitants, mais comme souvent ici, cette population est répartie sur une grande surface, sur des quartiers nouveaux, ou des quartiers de petites isbas, séparés par des bouts de forêt. Le centre historique m'a paru de la taille d'une petite ville française comme Montélimar ou peut-être Valence.
Le débarcadère et la Volga
Le kiosque du gouverneur. Il y a dans l'air quelque chose qui évoque le film
"Cruelle romance"
On appelle cette rue l'Arbat de Yaroslavl, elle est très animée en été, avec des vendeurs de tout et n'importe quoi et des artistes de rue.
On disait parmi mes amis cosaques que la vielle à roue serait venue en Russie avec les cosaques que Louis XIII avait recrutés pour guerroyer en Espagne. En tous cas, on n'en trouve pas trace en Russie avant le XVII° siècle. Les cosaques l'ont adaptée à leur manière et elle est connue sous le nom de "donskoï ryleï". Ils l'utilisaient plutôt pour des chants héroïques ou épiques. La vielle ordinaire, très simple par rapport à la vielle européenne, était utilisée, comme chez nous au haut moyen âge, pour accompagner des chants religieux populaires dits "vers spirituels", une spécialité russe dont je ne trouve presque pas d'équivalent français pour l'instant (si quelqu'un en connaît, je suis preneur). Il semble que cela existe en Grèce et en Serbie, et il y a des chances pour que les Bulgares et les Roumains connaissent aussi. En France, les chansons populaires à thème religieux me semblent plus anecdotiques, dramatiques et moralisantes. Il y a dans les vers spirituels russes quelque chose de profondément métaphysique et méditatif. Ils existaient naturellement avant l'arrivée de la vielle, mais avec la vielle sont apparus les vielleux aveugles qui chantaient ce répertoire au seuil des églises et parcouraient les campagnes en mendiant. Ces chants résonnaient partout, parlant aux gens d'un autre monde, des anges qui attendaient leurs âmes à l'issue de leur existence terrestre, et les incitant au recueillement et à la miséricorde. Ils se transmettaient oralement depuis des siècles.
C'est actuellement ce qui m'intéresse le plus, dans le folklore russe, et j'avais même commencé à faire des adaptations de ces chants, car ils supportent très bien la traduction, et il semble qu'ils sont issus de notre propre moyen âge. Il me semblait intéressant d'en faire profiter les orthodoxes français.
J'ai rencontré, en prenant congé de Skountsev, le folkloriste Starostine qui venait s'entretenir avec lui. Comme Skountsev lui parlait de mon engouement pour ce répertoire, il m'a dit: "Vous savez que dans les années 30, le pouvoir stalinien avait convoqué un congrès des vielleux de Russie, pour pouvoir les arrêter et les fusiller tous? L'essentiel de leur chants a
disparu avec eux, et il nous en reste peu en comparaison de ce qui existait."
Il y a quelques jours, dans un fil de discussion sur facebook, un stalinien m'avait informée que j'étais "victime de la propagande occidentale", et que l'URSS était "l'apothéose de l'histoire russe." Les paysans massacrés, spoliés, affamés, n'étaient que des koulaks, c'était bien fait pour leur gueule, d'ailleurs, comme me l'avait expliqué un étudiant communiste français qui m'espionnait lors de mon premier séjour surveillé à Moscou en 73, "on était bien obligé de les éliminer, les paysans ne comprennent rien aux révolutions". Apothéose de l'histoire russe... C'est-à-dire que cette période où l'on a amené ce peuple à renier tout ce qui faisait son génie sous peine de mort ou de déportation est considéré par certains mutants post-soviétique comme l'apogée de leur histoire. Une période où l'on a détruit, en plus des vies et des destins sacrifiés, des quantités extraordinaires d'objets culturels, d'églises, de palais, d'icônes, en saccageant l'environnement de ce qu'on laissait subsister pour les touristes. Cela peut être lu dans un livre officiellement publié à l'époque soviétique "les planches obscures" de Vladimir Solooukhine. Ce n'est pas de la propagande occidentale, cela ne sort pas du rapport Khroutchev, que l'on m'agite aussi sous le nez et que je n'ai jamais lu, en revanche, j'ai entendu maintes fois le genre d'informations que m'a donné Starostine à propos des vielleux. Ce qui s'est fait encore de beau sous l'URSS était de l'ordre de la survivance ou de la clandestinité, totale ou partielle. La culture populaire a bénéficié de l'étanchéité des frontières, qui l'a soustraite à l'influence consumériste américaine, mais elle était méprisée et reléguée au fond des campagnes, le folklore officiel exhibé étant une recréation complète bien toilettée pour cette culture de musées qui tue la culture vivante dans tous les pays où elle sévit. Lors de mon premier séjour en Russie, j'ai passé une semaine à pleurer sans arrêt: je ne voyais que laideur et profanation, là où les voyageurs occidentaux avaient décrit une ville féerique, et passait mon temps à écarter mentalement les objets hideux qui semblaient monter la garde autour de tout ce qui subsistait encore de poétique, généralement dans un état délabré. Que quelque chose ait survécu malgré tout me paraît un miracle, que j'attribue à l'Orthodoxie et à ses saints martyrs, l'Orthodoxie étant pour beaucoup de Russes le seul élément traditionnel qui les raccroche à leur véritable identité et aux sources vives qui irriguaient leurs ancêtres.
Naturellement, ce phénomène ne se limite pas à la Russie. Il a fallu pour tenter d'assassiner ce pays vivace déchaîner, avec une rare et méticuleuse méchanceté, une épuration implacable et prolongée, pour un résultat finalement moins réussi, si l'on peut dire, qu'en France, où la catastrophe est d'une part plus ancienne, et le travail satanique plus insidieux. Chez nous, le décor reste là, les châteaux, les églises, les jolis villages, mais la mentalité qui a présidé à leur jaillissement a été complètement extirpée par la République et le consumérisme, sans l'appui pour la population, d'une Eglise ferme et traditionnelle, puisque le catholicisme a démissionné devant le modernisme.
Je comprends, dans cette perspective, l'opinion du père Séraphin de Valaam, starets français qui a choisi de s’installer là bas, opinion selon laquelle la société russe est très malade. Oui, elle est malade, moins que la nôtre, mais elle est malade, toutes les sociétés actuelles sont profondément malades du même virus qui s'appelle progressisme matérialiste mondialiste quelle que soit la forme qu'il prend pour tromper nos anticorps et les détruire les uns après les autres, ces anticorps qui nous unissent, au lieu de nous séparer, et nous relient à nos ancêtres depuis la nuit des temps, qui nous évitent de prendre des vessies pour des lanternes et nous élèvent l'âme et l'esprit.
J'espère, après ma mort, que Dieu m'ouvrira les portes de la maison sainte Russie, que les adorateurs de Staline et autres bourreaux aillent les rejoindre dans le paradis bétonné de l'URSS, si c'est leur choix. Ils ne sauront même pas qu'ils se trouvent en enfer, tant il leur est devenu consubstantiel.
Comme je parlais de tout ceci à mon père spirituel, il s'est exprimé de façon claire: "Staline était un monstre dont le seul mérite fut d'avoir éliminé toute la clique de Lénine et Trotski." Puis il a ajouté: "J'ai connu une vielle dame qui avait quinze ans au moment de la révolution et m'a dit: quand tout cela est arrivé, j'ai tout de suite compris que la beauté était en train de quitter le monde".
Impression qui fut la mienne dès l'enfance. Mais le monde dans lequel je suis née était déjà bien abîmé.
Vladimir Skountsev sur une vielle cosaque, avec son fils Fédia
Chanson héroïque des cosaques du Don
"Ce n'est pas le faucon qui s'envole avec l'aigle"
Le pauvre pécheur
Allait et venait ce pauvre pécheur
De par le vaste monde
Vinrent à lui, pauvre pécheur,
De braves gens qui lui dirent:
Qu'as-tu besoin, pauvre pécheur,
De tout cet or et de tout cet argent?
De tout cet or et de tout cet argent,
De tous ces beaux vêtements?
Tu n'as besoin ni des uns ni des autres
Tu as besoin de quelques pieds de terre
De quelques pieds de terre, pauvre pécheur,
De quatre planches et d'une poignée de clous.
vendredi 10 mars 2017
Mois de mars, calendrier de Constantin Soutiaguine
Skountsev m’a reçue
dans son studio de l’Arbat, car il avait un concert et ses activités avaient
déplacées à samedi, ce que j’ai appris dans le bus pour Moscou. Je lui ai
chanté une complainte bretonne qui est ce que je connais de plus proche d’un
vers spirituel russe, sur le plan du contenu, « la Vierge et saint Jean
Baptiste ». Et puis une autre chanson, de Picardie, «Jésus Christ s’habille
en pauvre. » Cela lui a beaucoup plu, et j’ai vu que cela lui donnait
aussi des idées. Il a observé que j’avais fait des progrès, pour les gousli, et
il voulait m’accompagner à la vielle à roue, mais comme cela se produit avec
cet instrument capricieux, il n’arrivait pas à l’accorder, et il a laissé
tomber, car cela prenait trop de temps.
C’était le printemps.
Au dernier moment, à Pereslavl, j’ai renoncé à prendre ma doudoune, et enfilé
un manteau en polaire que j’avais abandonné depuis l’automne. Il y a trois
jours, nous avions encore des chutes de neige et des températures négatives.
Hier, à Moscou, il devait faire pas loin de 10°, il y avait du soleil, les gens
avaient comme moi ressorti des vêtements plus légers. Les rues et les trottoirs
sont débarrassés de la neige, on marche à pied sec, et le plus étrange, c’est
que les décorations de Noël sont toujours partiellement en place, les arbres
lumineux de l’Arbat, par exemple. Le printemps, en Russie, vient toujours très
brusquement, mais c’est encore très tôt, et nous aurons sûrement des retours
provisoires de l’hiver…
J’ai voulu donner de l’argent
à une vieille femme qui mendiait, elle a refusé, car je suis moi-même une
vieille, elle ne s’adresse qu’aux jeunes qui travaillent encore. J’ai insisté,
mais rien à faire. Elle mendie pour payer les charges de son appartement, qui
se montent à 500 roubles, ce que j’aurais pu facilement lui donner. Elle m’a
répondu qu’elle n’avait pas trop de mal à les rassembler. Sa terreur est de
perdre son logement, et elle ne fréquente personne, les gens lui semblent tous
susceptibles de l'exproprier, car elle n’a plus de parents qui
puissent la défendre. Je l’ai adressée à notre père Théodore, dans notre église
voisine, c’est sa vocation que d’aider ceux qui sont dans la détresse matérielle.
A mon retour de l’Arbat,
j’ai accompagné Xioucha chez les Soutiaguine, c’était l’anniversaire de Sveta. Nous
sommes arrivées si tard, que nous avons croisé leurs hôtes précédents, leur
fille Macha et son mari, et le peintre Sacha Chevtchenko, que je n’avais pas vu
depuis longtemps, et que j’aime bien. Nous nous sommes retrouvées dans leur
pièce encombrée, aux murs couverts de tableaux. Ils habitent encore dans un
appartement communautaire. Ils louent une des chambres pour leurs filles, ce
qui leur donne plus d’espace, et ils auraient acheté une pièce qui est à vendre,
mais manquent d’argent, la dernière pièce est encore occupée par un voisin, pas
trop bienveillant, comme cela arrive souvent dans ce genre de logements.
Ils se sont montrés,
comme à leur habitude, enjoués, drôles et chaleureux. Soutiaguine nous a chanté
une extraordinaire chanson de truand sur « le beau ténébreux, prince de la
pègre, qui avait séduit la belle Nina, la fille du procureur, et la tenait
entièrement en son pouvoir ». Il l’a
chantée avec beaucoup de sentiments, et c’était un chef d’œuvre, qui m’a
rappelé le répertoire du cosaque Iouri Chtcherbakov.
Nous avons évoqué
Staline, à la suite de ma discussion sur Facebook à ce sujet. Il pense que sans
nier les horreurs commises, on pouvait lui concéder qu’il avait ramené l’ordre,
éliminé les bolcheviques et les trotskistes, gagné la guerre (mais je trouve
discutable de lui en attribuer le seul mérite) et permis d’amorcer un processus
de russification du communisme. C’est en effet ce qu’on peut lui concéder, et
que je lui concède pour ma part.
Nous avons observé que se forme, quand un groupe prend le pouvoir avec un objectif idéologique ou politique implacable, une entité maléfique qui dévore tous ceux qui en font partie, comme ceux qui en sont victimes: les torts sont partagés par l'ensemble des membres du groupe, qui s'entraînent et se tiennent les uns les autres, de sorte qu'il n'est plus possible à un seul d'entre eux de s'échapper ou de revenir à plus de modération, phénomène auquel je me suis intéressée à propos de l'Opritchnina d'Ivan le Terrible. Mais que les crimes soient le fait de plusieurs ou d'un seul, ils restent à mes yeux injustifiables.
Lioudmila, ma rencontre du monastère Feodorovski, m'a invitée, aujourd'hui, veille du 8 mars, à un concert. Je croyais que c'était celui de l'ensemble cosaque local, avec sa fille, mais c'était celui de la garnison de Pereslavl, dans la salle des fêtes du quartier militaire, avec des soldats partout, c'était bourré, plus une place de libre, mais dès que je me suis avancée, quelqu'un s'est levé pour faire asseoir l'ancêtre.
Le concert était très touchant, et me rappelait le style music hall des années 50, avec une couleur russe et martiale. Il s'agissait de fêter les femmes et mères des militaires, à l'occasion du 8 mars, et aussi les femmes qui travaillent dans l'armée et à qui on offrait des cadeaux.
Le 8 mars, une femme ne peut pas faire un pas sans que tout le monde lui souhaite sa fête, et parfois lui offre des fleurs, même des inconnus. Le colonel qui présidait aux réjouissances évoqua les femmes en ces termes: "On prend le petit-déjeuner, les enfants dorment, on revient le soir, le repas est prêt, les enfants dorment déjà, c'est là notre vie, et comment y ferions-nous face sans votre soutien attentif?"
Depuis déjà quelques temps je remettais à plus tard la traduction d'une homélie du métropolite Antoine de Souroj, dont l'élévation spirituelle et la profondeur convenaient parfaitement au début du Carême, car elle nous fait entrevoir ce que c'est que le repentir, pourquoi nous devrions tous l'éprouver, pourquoi l'éprouvent plus que nous les personnes, à l'image du métropolite Antoine, les plus saintes et les plus spirituellement accomplies.
J'ai de façon sporadique des altercations avec des révisionnistes staliniens qui voudraient me convertir à leurs vues avec un zèle de commissaire du peuple, assimilant l'anticommunisme à de la russophobie, et l'un d'eux m'a défini la période soviétique comme "l'apothéose de l'histoire russe", en dépit de ses innombrables martyrs et dommages culturels, par élimination des éléments les plus cultivés et les plus capables dans toutes les couches de la population, et par destruction pure et simple et à grande échelle du patrimoine, églises, palais, icônes, traditions. Je me refuse à faire fi de tout cela et à piétiner les tombes de tous les innocents qui ont fait les frais d'un Moloch idéologique implacable. Ces staliniens qui me reprochent de ne pas comprendre la Russie parce que je ne partage pas leur enthousiasme pour leur idole, ignorent complètement la notion de sobornost, pourtant déterminante pour saisir les profondeurs de l'âme russe et sa spiritualité, mais de quelle spiritualité pourrait-il être question chez des idéologues bétonnés?
L'homélie du métropolite Antoine relève de cette notion de sobornost, cette communion et cette solidarité entre tous les êtres humains dans la chute et la rédemption, et si Staline et sa politique sont absolument injustifiables, pose la question du pardon qu'il faudrait cependant, en tant que chrétiens, pouvoir lui accorder, et des limites de notre amour ordinaire. Le pardon n'est pas du tout une notion bien considérée en Occident, où l'on ne cesse d'instruire des procès à sens unique et de pousser des clameurs vengeresses, mais le pardon répare, et je reste encore impressionnée par celui que Iouri Iourtchenko avait accordé au bourreau ukrainien qui l'avait torturé pendant dix jours, et qui, fait prisonnier, le lui avait demandé depuis sa civière.
Pardonner n'est pas justifier, réussir à aimer un monstre d'un amour christique n'est pas la même chose que d'en faire un héros. Ceci précisé, il faudrait en effet, réussir ce tour de force, car notre salut ne se fait pas dans l'isolement et la division, mais dans le rassemblement et la communion.
Devant l'ampleur de la tâche et notre incapacité à correspondre à cet impossible, à cet énorme amour divin, on conçoit que nul d'entre nous ne puisse s'abstenir de se repentir.
Je mets toujours un cierge à saint Silouane en lui demandant de m'aider, sinon à aimer mes ennemis, du moins à ne pas les haïr.
L'hiver revient, mais pas pour longtemps, demain, réchauffement, fonte de tout ce qui sera tombé aujourd'hui. Le mois de mars est vraiment difficile à vivre, ici. Il faut profiter de cette moquette blanche et propre qui s'étend partout pour marcher d'un pas sûr, et aller se promener, ce que j'ai fait ce matin avec le petit chien. Je voulais acheter ciseaux, fil, aiguilles, centimètre, tout ce qu'il fallait pour raccourcir les rideaux offerts par Liéna Asmus, mais plus de ciseaux, plus de centimètres, jusqu'au 20 mars, la gestion des stocks est inconnue au bataillon. La jeune mercière me fait cadeau de son propre centimètre... en revanche, pour les ciseaux, c''est râpé.
Dans le parc, près du café français, m'aborde un bonhomme qui a dû être beau, nez aquilin, yeux clairs, mais l'alcoolisme (me semble-t-il) et l'âge ont fait leur oeuvre. Si je croyais ne pas faire le mien, d'âge, il a eu vite fait de mettre fin à cette illusion: "Vous avez combien, dans les 65 ans?
- Tout juste.
- Moi aussi, je suis de 49."
Oui, eh bien ça fait un peu plus, pépère. Je l'aurais rencontré avant la bouteille et les ravages des ans, cela aurait-il pu coller? Peut-on encore s'aimer quand de part et d'autre ne subsistent que des ruines? "Mon Dieu, me dis-je, quand je serai dans l'éternité, je serai jeune à jamais, j'aurai l'âge de mon âme!" Mais là bas, tout est si différent, sans doute, que cela donne le vertige quand on tient trop,à la terre. Etre jeune me fera une belle jambe... Mais si, ça compte, ça compte de ressembler à ce qu'on est dans la conception de départ, et non dans son état usé, défiguré, rapiécé. Le vieillissement, me disait le voisin du père Valentin, l'oncle Slava, c'est quand les cellules perdent la mémoire de ce qu'elles doivent reproduire. Alors la Mémoire Eternelle ne va pas oublier la gueule que j'avais à 20 ans, quand je me demandais celle que j'aurais à 60...
Au café, je prends la tartine de légumes et des pâtes de fruits, avec un thé vert au citron. Carémique. Je ne sais pas ce qui me prend, à mon âge, de suivre ça ric rac! Ce doit être l'ambiance...
Au retour, je tombe sur le Serbe qui est toujours à côté de la quincaillerie: "Qu'est-ce qui se passe chez vous, en France, c'est quoi, ça?
- C'est, mon ami, la transformation progressive de notre pays en Kosovo ou en Ukraine, je m'y attends depuis que l'OTAN a détruit le vôtre.
- Oui... Et cela me fait de la peine de vous le dire, mais vous ne l'avez pas volé!"
Cela me fait de la peine de l'admettre, mais en effet. Moi, j'étais en Russie, mais dans l'ensemble, tout le monde a gobé la légende des vilains Serbes qu'on distillait sur tous les médias de France et de Navarre. J'ai connu en stage une enseignante qui, en poste à Belgrade et rapatriée, se faisait traiter comme une pestiférée parce que sa version des choses ne ressemblait pas à la version officielle.
c'est à ce tableau d'Olga Kalashnikova que ressemble Pereslavl au mois de mars
Le triomphe de l'Orthodoxie commémore la victoire de l'Eglise sur l'hérésie des iconoclastes, qui considéraient les icônes comme des idoles, et en ont fait disparaître un très grand nombre. On ne trouve pratiquement plus d'icônes antérieures à cette hérésie ailleurs qu'au monastère sainte Catherine du Sinaï.
Je suis retournée au monastère Fiodorovski, et à son petit café. La moniale de service, soeur Larissa, apprenant que j'étais française m'a d'autorité conduite à une jeune femme, Lioudmila, qu'elle a chargée de m'amener au réfectoire. Celle-ci m'a prise par le bras et ne m'a plus lâchée de la journée.
Le réfectoire m'a rappelé Solan, bien qu'il n'ait rien en commun avec celui de mon monastère français, mais c'est plus ou moins le même rituel, le repas en commun, la lecture à voix haute, en l'occurrence le baptême de la Russie à Kiev, saint Vladimir et les autres saints princes qui ont suivi. L'higoumène est la mère Varvara.
Après, nous sommes retournées au petit café, où j'ai acheté du miel, de la tisane, des pâtisseries carémiques. La soeur Larissa m'a déclaré que si j'allais dans un monastère grec en France et que j'avais pour nom orthodoxe, comme elle, Larissa, c'était la volonté de Dieu qui m'avait conduite à saint Théodore, car Larissa est un nom grec. Elle m'a fait du café, et m'a donné tout un tas de trucs.
Lioudmila est en relation avec le kazatchetsvo, la communauté cosaque locale, et m'a dit que j'y trouverais tout ce qu'il me faut dans le genre chants populaires et vieille Russie. Et sans me lâcher le bras, elle m'a entraînée chez elle.
Là elle m'a fait du thé, et servi encore des pâtisseries et confiseries carémiques mais caloriques. Elle habitait avant près de Vladimir mais se sent chez elle à, Pereslavl. "Je suis contente de vous avoir rencontrée, me dit-elle, je n'avais personne à qui parler de choses spirituelles." Elle m'a donné beaucoup de conseils et elle m'a complètement prise en main: les démarches administratives (elle est juriste), les pèlerinages, offices et processions locaux, les magasins moins chers, les marchés.
Elle a une fille ravissante et une vieille mère (de mon âge) qui croit elle aussi qu'elle a vingt ans et qu'elle peut éviter de se faire materner par une fille orthodoxe attentive.
Lioudmila est d'une famille de "koulaks" cosaques, des gens qui avaient une exploitation agricole prospère avant la révolution, dix enfants, et travaillaient dur. On les a naturellement spoliés et persécutés. Sa grand-mère, pendant la guerre, a été enlevée par les Allemands et expédiée en Allemagne pour y travailler. Au retour, elle a dû dissimuler ce fait, puisque être fait prisonnier était considéré comme une trahison par le pouvoir soviétique et que ceux qui revenaient de captivité ou s'évadaient étaient bons pour le Goulag.
Comme j'utilisais un mot qui faisait référence au diable, Lioudmila m'a interrompue: "Ne dites pas cela, car prononcer son nom, c'est le faire venir."
Elle pense (comme moi d'ailleurs) que les derniers temps sont arrivés et que nous en verrons l'aboutissement de notre vivant.
Elle a tenu à me donner un pot de confiture, de la salade de chou, un pot de conserves de courgettes à la tomate, des prosphores et de l'eau bénite, et m'a escortée jusque chez moi, pour m'éviter de porter tout cela et m'empêcher de glisser sur la glace. J'avais l'impression d'avoir rencontré un ange gardien, et d'ailleurs, elle me répétait que tout arrivait par la volonté de Dieu, y compris les Français à Pereslavl.
Hier, j'ai enfin attaqué mon icône du saint tsar Théodore, et l'ai faite très facilement, elle venait toute seule. Je me suis rendu compte que c'était justement la saint Théodore Stratilate, patron du saint tsar lui-même. Il me paraît significatif que les deux dynasties russes se soient terminées l'une par un tsar "bienheureux" et l'autre par un tsar martyr.
Le 1° mars est en Russie le premier jour du printemps, dont la venue est symbolisée pour tout le monde par le célèbre tableau d'Alexeï Kondratievitch Savrassov: les freux sont arrivés.
Les freux sont arrivés. Alexeï Savrassov
Outre que j'aime énormément ce tableau, j'ai eu la même vision, en allant faire une course, les mêmes oiseaux, au faîte d'un bouleau: les freux sont arrivés.
La neige fond, un glacier descend de mon toit. La glace aqueuse dérape sous les pas, comme du savon, le vent est mou, humide. Il faut avoir le pied marin.
En route, je vois venir à ma rencontre un bonhomme souriant qui m'aborde de but en blanc: "Je viens de me faire arracher une dent à la polyclinique!
- Ah bon, et ça vous a fait mal?
- Non, pas du tout, rien senti!"
Je crois qu'il était tellement soulagé qu'il lui fallait l'annoncer à la première personne qu'il rencontrerait. Obligeamment, il m'informe que la providentielle polyclinique se trouve au coin de la rue, c'est bon à savoir.
"Je n'ai plus de dents, me dit-il en me serrant l'épaule, la vieillesse, ce n'est pas la joie!"
Il s'éloigne en laissant une odeur de vodka dans son sillage. Il avait dû picoler pour se donner du courage, le pauvre homme!