jeudi 2 novembre 2017

Toussaint

A mon arrivée de Russie, à Lyon, m'attendait ma soeur, et nous sommes allées selon notre coutume, dans un restaurant à Vienne. Que la France me paraissait jolie, mignonne, le résultat d'un art de vivre millénaire, et pour combien de temps existera-t-elle encore? Le long de la route, dans la douce lumière, chatoyaient des feuillages d'un rouge profond ou d'un jaune éclatant. Certains restaient verts encore, mais d'un vert épuisé, très pâle qui tranchait avec celui, soutenu, des conifères. Nous sommes allées en vitesse déposer nos chrysanthèmes sur nos tombes, pour être sûres que cet honneur serait rendu dans le fil de mon court séjour. Et nous avons pris les allées de ce cimetière d'Annonay que du plus loin que mes souvenirs remontent, j'arpentais le 1° novembre, quand maman m'emmenait prier pour mon père. Et le voici, ce caveau qui m'intriguait dans mon enfance par son silence et son hermétisme: c'était là que reposait celui que j'aurais appelé papa s'il avait vécu, que j'appelais papa quand même, d'ailleurs, et je l'appelle toujours ainsi. J'ai déposé mon bouquet, il semble que je sois la seule à le faire encore, sur ce caveau oublié où il n'avait rien à faire, où on n'avait pas prévu de coucher un jeune homme. J'ai ensuite salué les deux Russes de la famille Chenet, Stoliaroff et Skliaroff, et laissé mon deuxième hommage devant le tombeau de mon grand-père: ici reposent ceux qui m'étaient le plus chers et que j'avais si peur de perdre, quand j'étais petite: maman, papi et mamie, mes tantes... Sur les cinq jolies filles Pleynet, deux sont encore parmi nous, Mano et Renée. Deux magnifiques chrysanthèmes attendaient le nôtre, et à leur couleur ocrée, j'ai reconnu que c'était Mano qui les avait choisis, car c'est sa teinte de prédilection.
Le cimetière était la proie d'une inhabituelle animation. Les Annonéens, comme autrefois, s'y retrouvaient pour s'y congratuler. Tous les caveaux étaient abondamment fleuris, ce qui donnait aux lieux quelque chose de festif, tant de couleurs, comme de calmes feux d'artifices sur les pierres et au pied des croix, à l'ombre des vénérables cèdres, immenses, séculaires. Beaucoup de noms nous disaient quelque chose, sur ces dalles grises, des noms que prononçaient couramment nos grands-parents, des gens qui étaient des connaissances ou des cousins. Dans les années 70, tout ce folklore funéraire local faisait ricaner la jeune génération de ma famille, mais nous avions tort, nous étions contaminées par les conneries de notre temps, il y a dans ces retrouvailles au chevet des morts une profonde justice et une grande consolation. Le respect des morts va avec celui de la vie et l'attention au devenir des âmes.
Au retour, nous avons parcouru la ville, qui avait autrefois un charme mélancolique, mystérieux, et que la modernité et des édiles grossiers ont bien défigurée, et cela depuis longtemps, puisque mon grand-père avait assisté à l'assassinat d'une église romane du XII° siècle au début du XX°... Mais nous en reconnaissions des endroits, des atmosphères.
La veille, j'avais bu un coup avec le père Valentin et une amie russe exilée en Allemagne. Le père Valentin rayonnait de joie malicieuse, et je retrouvais l'ambiance des premières soirées que j'avais passées dans la famille Asmus, quand j'en avais fait la connaissance. "Père, lui dis-je tout à coup, il me semble que votre matouchka Inna va soudain apparaître, avec son fauteuil, dans votre cuisine..."
Il hocha la tête en souriant: "Mais elle est là, elle est là, n'en doutez pas!"
Vieille carte postale d'Annonay

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