Le printemps est là, on change les pneus des voitures. J'ai laissé hier les pneus d'hiver à clous pour les pneus d'été, et tous les automobilistes du pays font la queue pour cela. Je voyais par dessus les pneus, le malheureux monastère Nikitski, qui est si beau, et dont les environs sont de plus en plus saccagés par des constructions hideuses et anarchiques.
Yelena
Chadounts a mis sur Facebook une photo aérienne de Pereslavl avant les
destructions soviétiques et l’a intitulée : Pereslavl que nous avons perdu
par référence au film de Stanislav Govoroukhine « la Russie que nous avons
perdue ». Oui, ce fut un vrai massacre qui a fait, avec ce qui s’est passé
depuis 20 ans, depuis que le libéralisme complète cet affreux travail, d’une
ville historique organique, homogène, harmonieuse, d’une cristallisation
progressive séculaire autour des premiers et plus anciens monuments, ce qu’on
appelle maintenant de façon tout à fait expressive une
« agglomération ». C’est bien de cela qu'il s’agit : un aggloméré
de bâtiments moches hétéroclites qui n’ont rien à voir les uns avec les autres,
où surnagent les monastères et les sanctuaires que le communisme a épargnés et
que l’Eglise a restaurés. Cette ville de « l’Anneau d’or » n’a
plus que ces monastères et ces églises d’intéressant, avec le lac. On y
multiplie les musées de ceci ou de cela, les boutiques où l’on vend d’horribles
souvenirs qui n’ont absolument rien de commun avec le véritable artisanat russe
et qui vont se couvrir de poussière dans des clapiers à Moscou. Pour le
fonctionnaire soviétique et post-soviétique, la notion d’ensemble, d’harmonie
générale est totalement incompréhensible. Le mauvais goût lui est complètement
intrinsèque, comment cela a-t-il pu se produire ?
La
même Yelena produit une illustration d’un projet des années 60 qui consistait (je
le répète encore une fois, dans une ville de l’Anneau d’Or, vitrine touristique
de la vieille Russie) à remplacer toutes les vieilles maisons du centre par « de
jolies maisons contemporaines » « incluant les monuments du passé »
(dont on avait alors déjà détruit les trois quarts, tandis que le reste
pourrissait et tombait en ruines). C’est-à-dire qu’on aurait complètement
bétonné tout ce qu’il restait de Pereslavl, ce que le pouvoir soviétique n’a
pas fait, le libéralisme le réalise, de manière plus anarchique, mais le
résultat n’est pas plus gracieux.
Comment
un peuple qui a produit tant de merveilles, tant dans le domaine de l’architecture
religieuse que dans celui de l’architecture paysanne, qui était si inventif et
original, qui avait retrouvé sa voie propre à la veille de la révolution, après
l’européanisation forcée et malheureuse du XVIII° siècle, en est-il venu à
considérer comme « jolies » les « maisons contemporaines »
que ces tristes fonctionnaires méditaient d’aligner comme des cages autour des
quelques églises encore debout, ou les châteaux américains et les isbas
plastifiées qui pullulent à présent au milieu des hangards, des décharges, des
pompes à essence et des centres commerciaux bâtis sans aucun souci de l’environnement
ni d’un plan d’urbanisme quelconque ?
Il
est évident que les résistances initiales des paysans et des artistes élevés
dans l’esprit russe ont rencontré une persécution systématique, non seulement
violente mais insidieuse, sous forme de propagande et de moqueries : à la
poubelle les merveilleuses vieilleries de la grand-mère, vive le formica, le
contreplaqué vernis, le faux marbre, la fausse pierre et tout ce qui fait riche
et moderne. Nous avons connu en France la même chose, sous forme atténuée, car
notre élite politique est restée, jusqu’à Chirac inclus, encore assez cultivée
pour éviter un massacre complet.
L’existence
paysanne a été rendue d’une part insupportable, par une sorte de servage d’état,
et par l’intervention permanente de ce dernier dans la vie des paysans, et a
été d’autre part sans cesse discréditée: avant la radieuse révolution , « le
peuple était obscur », et n’a connu la lumière que grâce aux instituteurs
communistes qu’on lui a lâchés dessus avec leur conception médiocre et
petite-bourgeoise de la culture, nous avons expérimenté sensiblement le même
phénomène en France, où les enseignants de mon enfance disaient aux cancres
avec mépris : « l’agriculture manque de bras ». Pour nos
deux républiques, ne pouvaient travailler la terre que des crétins subalternes
qui n’avaient pas su saisir les occasions qu’on leur donnait de devenir des
employés citadins. Les révolutions et leurs conséquences présentent bien des
similitudes.
Le
bon goût est en effet, j’en suis de plus en plus convaincue, fils de la
Tradition, et c’est une émanation spontanée de la Nature. Le bon goût est ce
qui est vrai, nécessaire, qui a du sens, qui s’inscrit dans le tout cosmique. Les
maisons étaient belles quand les matériaux étaient beaux et que ceux qui les
construisaient tenaient compte de l’environnement, du sol, du climat, des
maisons environnantes, que leur décoration était spontanée, faite par les
propriétaires eux-mêmes, et que les motifs de ces décorations obéissaient à un
langage millénaire et aux archétypes de l’âme collective. Il en est de même
pour les vêtements, dont chaque broderie avait un sens, et pour les
objets. Tout cela faisait partie d’une
création collective, une concrétion millénaire où chacun mettait sa note unique
en harmonie avec les autres, une création qui était une intercommunication, un
facteur d’unité, de communion.
La
conception contemporaine du monde, parce qu’elle brise et atomise l’organique
engendre la laideur et la cacophonie. Des enfants grandis dans la laideur et la
cacophonie n’ont plus les codes qui leur permettent de se relier au cosmos et à
sa source, et n’ont plus aucun référent qui leur permette d’apprécier et
comprendre la beauté, ce sont des infirmes intérieurs, ils sont, j’en suis convaincue,
infiniment inférieurs intellectuellement et moralement à leurs ancêtres paysans
« obscurs » du moyen âge ou même du XIX° siècle.
A
cela, plusieurs antidotes : les grands-parents, mais nous arrivons au
moment tragique où même les grands-parents sont le produit de cette laideur et
de cette atomisation. La mémoire génétique, qui peut lancer quelqu’un sur la
voie de la récupération de sa mémoire quand cela est encore possible ou de
manifester spontanément quelque talent réparateur. La religion quand elle n’a
pas trahi, quand elle ne s’est pas commise avec tout ce dont elle devrait
rester le contraire.
Les
seuls endroits qui restent beaux dans une ville massacrée comme Pereslavl, ce
sont les églises, non que le mauvais goût ne s’y infiltre pas sournoisement,
malheureusement, mais la Tradition orthodoxe ne permet pas de faire n’importe
quoi dans une église ou un monastère.
Curieusement,
sur le plan des mentalités, et du patrimoine immatériel, les Russes sont moins
abîmés que les Européens, je pense qu’une partie du mal causé par le communisme
a été compensée par deux facteurs : l’isolement, et une vie matérielle
très modeste. Les gens sont, en Russie, restés simples, beaucoup plus purs, ils
ont conservé des vertus et des modes de vie d’autrefois, et même leur folklore
me semble s’être mieux perpétué. Grandie
dans les années 50, il m’a fallu aller en Serbie pour voir des paysans jouer
leur folklore sur leurs instruments, dans leurs costumes. Et souvent, en France,
ceux qui s’intéressent au folklore n’en reconnaissent pas l’esprit, chrétien,
paysan, traditionnel, conservateur, ils font même tout pour en effacer cette
tare « vychiste ». En Russie, les folkloristes assument gaiment leurs
côtés réactionnaires. Ils prennent l’expression avec le contenu.
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