mercredi 18 avril 2018

Agglomération



Le printemps est là, on change les pneus des voitures. J'ai laissé hier les pneus d'hiver à clous pour les pneus d'été, et tous les automobilistes du pays font la queue pour cela. Je voyais par dessus les pneus, le malheureux monastère Nikitski, qui est si beau, et dont les environs sont de plus en plus saccagés par des constructions hideuses et anarchiques.  
Yelena Chadounts a mis sur Facebook une photo aérienne de Pereslavl avant les destructions soviétiques et l’a intitulée : Pereslavl que nous avons perdu par référence au film de Stanislav Govoroukhine « la Russie que nous avons perdue ». Oui, ce fut un vrai massacre qui a fait, avec ce qui s’est passé depuis 20 ans, depuis que le libéralisme complète cet affreux travail, d’une ville historique organique, homogène, harmonieuse, d’une cristallisation progressive séculaire autour des premiers et plus anciens monuments, ce qu’on appelle maintenant de façon tout à fait expressive une « agglomération ». C’est bien de cela qu'il s’agit : un aggloméré de bâtiments moches hétéroclites qui n’ont rien à voir les uns avec les autres, où surnagent les monastères et les sanctuaires que le communisme a épargnés et que l’Eglise a restaurés. Cette ville de « l’Anneau d’or » n’a plus que ces monastères et ces églises d’intéressant, avec le lac. On y multiplie les musées de ceci ou de cela, les boutiques où l’on vend d’horribles souvenirs qui n’ont absolument rien de commun avec le véritable artisanat russe et qui vont se couvrir de poussière dans des clapiers à Moscou. Pour le fonctionnaire soviétique et post-soviétique, la notion d’ensemble, d’harmonie générale est totalement incompréhensible. Le mauvais goût lui est complètement intrinsèque, comment cela a-t-il pu se produire ?
La même Yelena produit une illustration d’un projet des années 60 qui consistait (je le répète encore une fois, dans une ville de l’Anneau d’Or, vitrine touristique de la vieille Russie) à remplacer toutes les vieilles maisons du centre par « de jolies maisons contemporaines » « incluant les monuments du passé » (dont on avait alors déjà détruit les trois quarts, tandis que le reste pourrissait et tombait en ruines). C’est-à-dire qu’on aurait complètement bétonné tout ce qu’il restait de Pereslavl, ce que le pouvoir soviétique n’a pas fait, le libéralisme le réalise, de manière plus anarchique, mais le résultat n’est pas plus gracieux.
Comment un peuple qui a produit tant de merveilles, tant dans le domaine de l’architecture religieuse que dans celui de l’architecture paysanne, qui était si inventif et original, qui avait retrouvé sa voie propre à la veille de la révolution, après l’européanisation forcée et malheureuse du XVIII° siècle, en est-il venu à considérer comme « jolies » les « maisons contemporaines » que ces tristes fonctionnaires méditaient d’aligner comme des cages autour des quelques églises encore debout, ou les châteaux américains et les isbas plastifiées qui pullulent à présent au milieu des hangards, des décharges, des pompes à essence et des centres commerciaux bâtis sans aucun souci de l’environnement ni d’un plan d’urbanisme quelconque ?
Il est évident que les résistances initiales des paysans et des artistes élevés dans l’esprit russe ont rencontré une persécution systématique, non seulement violente mais insidieuse, sous forme de propagande et de moqueries : à la poubelle les merveilleuses vieilleries de la grand-mère, vive le formica, le contreplaqué vernis, le faux marbre, la fausse pierre et tout ce qui fait riche et moderne. Nous avons connu en France la même chose, sous forme atténuée, car notre élite politique est restée, jusqu’à Chirac inclus, encore assez cultivée pour éviter un massacre complet.
L’existence paysanne a été rendue d’une part insupportable, par une sorte de servage d’état, et par l’intervention permanente de ce dernier dans la vie des paysans, et a été d’autre part sans cesse discréditée: avant la radieuse révolution , « le peuple était obscur », et n’a connu la lumière que grâce aux instituteurs communistes qu’on lui a lâchés dessus avec leur conception médiocre et petite-bourgeoise de la culture, nous avons expérimenté sensiblement le même phénomène en France, où les enseignants de mon enfance disaient aux cancres avec mépris : « l’agriculture manque de bras ». Pour nos deux républiques, ne pouvaient travailler la terre que des crétins subalternes qui n’avaient pas su saisir les occasions qu’on leur donnait de devenir des employés citadins. Les révolutions et leurs conséquences présentent bien des similitudes.
Le bon goût est en effet, j’en suis de plus en plus convaincue, fils de la Tradition, et c’est une émanation spontanée de la Nature. Le bon goût est ce qui est vrai, nécessaire, qui a du sens, qui s’inscrit dans le tout cosmique. Les maisons étaient belles quand les matériaux étaient beaux et que ceux qui les construisaient tenaient compte de l’environnement, du sol, du climat, des maisons environnantes, que leur décoration était spontanée, faite par les propriétaires eux-mêmes, et que les motifs de ces décorations obéissaient à un langage millénaire et aux archétypes de l’âme collective. Il en est de même pour les vêtements, dont chaque broderie avait un sens, et pour les objets.  Tout cela faisait partie d’une création collective, une concrétion millénaire où chacun mettait sa note unique en harmonie avec les autres, une création qui était une intercommunication, un facteur d’unité, de communion.
La conception contemporaine du monde, parce qu’elle brise et atomise l’organique engendre la laideur et la cacophonie. Des enfants grandis dans la laideur et la cacophonie n’ont plus les codes qui leur permettent de se relier au cosmos et à sa source, et n’ont plus aucun référent qui leur permette d’apprécier et comprendre la beauté, ce sont des infirmes intérieurs, ils sont, j’en suis convaincue, infiniment inférieurs intellectuellement et moralement à leurs ancêtres paysans « obscurs » du moyen âge ou même du XIX° siècle.
A cela, plusieurs antidotes : les grands-parents, mais nous arrivons au moment tragique où même les grands-parents sont le produit de cette laideur et de cette atomisation. La mémoire génétique, qui peut lancer quelqu’un sur la voie de la récupération de sa mémoire quand cela est encore possible ou de manifester spontanément quelque talent réparateur. La religion quand elle n’a pas trahi, quand elle ne s’est pas commise avec tout ce dont elle devrait rester le contraire.
Les seuls endroits qui restent beaux dans une ville massacrée comme Pereslavl, ce sont les églises, non que le mauvais goût ne s’y infiltre pas sournoisement, malheureusement, mais la Tradition orthodoxe ne permet pas de faire n’importe quoi dans une église ou un monastère.
Curieusement, sur le plan des mentalités, et du patrimoine immatériel, les Russes sont moins abîmés que les Européens, je pense qu’une partie du mal causé par le communisme a été compensée par deux facteurs : l’isolement, et une vie matérielle très modeste. Les gens sont, en Russie, restés simples, beaucoup plus purs, ils ont conservé des vertus et des modes de vie d’autrefois, et même leur folklore me semble s’être mieux perpétué.  Grandie dans les années 50, il m’a fallu aller en Serbie pour voir des paysans jouer leur folklore sur leurs instruments, dans leurs costumes. Et souvent, en France, ceux qui s’intéressent au folklore n’en reconnaissent pas l’esprit, chrétien, paysan, traditionnel, conservateur, ils font même tout pour en effacer cette tare « vychiste ». En Russie, les folkloristes assument gaiment leurs côtés réactionnaires. Ils prennent l’expression avec le contenu.


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