vendredi 20 avril 2018

Conférence

L'église des Quarante Martyrs de Sébaste
J'ai trouvé une jeune femme francophone partante pour apprendre la pâtisserie, Sacha. Sa principale motivation est de quitter Moscou et de vivre dans un endroit normal. Je ne sais pas si Pereslavl est un endroit si normal que ça. Les gens y sont très gentils, mais les ravages de la modernité hétéroclite et contrefaite de plus en plus sensibles. Je suis allée avec elle à l'église des quarante martyrs, et j'ai vu avec consternation les progrès de cette lèpre. Il ne reste presque plus de maisons normales, tout est plastifié, faux bois, fausse pierre...
Je crois qu'il faut se résigner à vivre là dedans, à sauver ce qu'on peut avant les derniers temps qui avancent eux aussi à grands pas...
Un Ukrainien prorusse  m’avait invitée à une conférence sur l'Opritchnina, mais il n’est lui-même pas venu.  Il y avait là une dizaine de patriotes russes, sous les photos des guerriers du Donbass morts au combat, la conférence a commencé par une prière. J’ai appris des choses sur les bons côtés d’Ivan le Terrible, qu’il avait fait beaucoup pour l’instruction publique, organisé des écoles paroissiales, rendu les routes plus sûres pour le commerce, ouvert à celui-ci les ports de la Baltique, institué le parlement du Zemski sobor, où les couches populaires étaient représentées, et que la population avait doublé sous son règne. Mais après cela on est tombé dans l’hagiographie : cet homme était d’une extrême mansuétude, face aux féodaux et aux traîtres boyards, bien sûr qu’il a dû en exécuter quelques uns, et l’Opritchnina servait à cela et uniquement à cela. Non, il n’a pas sabré par erreur l’higoumène du monastère des Grottes à Pskov, saint Corneille, qu’il a porté dans ses bras jusqu’à l’église en pleurant.  L’higoumène a juste fait une hémorragie spontanée.  Non, Maliouta Skouratov n’a pas étouffé le métropolite Philippe, ce sont les complots des boyards et de l’archevêque de Novgorod qui ont causé sa mort, Skouratov voulait seulement le sauver, le métropolite n’a jamais eu de conflit avec le tsar. Le peuple aimait le tsar (et ça c’est vrai), et il n’a jamais commis d’atrocités, même à Novgorod où la plupart des gens sont morts de la peste, quand à l’histoire du fou en Christ Nikolaï qui lui avait offert de la viande crue en carême pour lui faire comprendre que ça commençait à bien faire, c’est une mauvaise interprétation de ce qu’il lui a vraiment dit, car en fait, le tsar de lui-même avait décidé d’épargner Pskov.

Un auditeur a quand même dit qu’il n’était pas convaincu par la conférence. Qu’en effet, le tsar avait pu être calomnié et noirci par ses ennemis politiques et les occidentaux pourris mais que quand même, par exemple, aucun bruit de ce genre n’avait jamais couru sur Dmitri Donskoï ou Alexandre Nevski.  J’étais d’accord avec lui, mais j’ai préféré ne pas m’en mêler, je suis Française et je ne connaissais personne. Et je ne suis pas historienne.
Cette sanctification d’Ivan le Terrible me désole autant que sa démonisation imbécile. Je ne dis pas que j’en ai forcément donné une juste image dans une œuvre littéraire avec les licences du genre, mais j’ai essayé de comprendre sa psychologie. Je ne suis pas convaincue du tout par cette sanctification. Les écrits de traîtres ou d’occidentaux mal intentionnés sont peut-être douteux, mais si l’on se réfère à la mémoire populaire,  le tsar est glorifié dans le folklore mais l’Opritchnina ne l’est pas du tout. Traiter un policier ou un politicien d’opritchnik encore de nos jours n’est pas un compliment. Et d’après Edouard, le guide d’Alexandrov, après la dissolution de l’Opritchnina, le tsar ne voulait même pas qu’on prononce ce mot devant lui, c’est qu’il n’était sans doute pas excessivement fier des exploits de sa police. Et d’autre part, l’Eglise elle-même fait allusion aux débordements et aux violences de cette période.J’ai lu le récit par l’Eglise de la mort de saint Corneille, c’est du vécu, on a l’impression d’y être, le tsar descendant de cheval pour prendre dans ses bras le vieillard qu’il avait sabré, emporté par son élan, et le porter jusque dans l’église en pleurant, avec derrière lui sur la neige,  la traînée de sang qui suivait sa progression. L’Eglise n’a pas fait de Corneille un martyr pour rien. Et avant cela, le métropolite Philippe ne lui a pas refusé sa bénédiction pour le plaisir. Un siècle plus tard, donc peu de temps après cet événement, et le martyr de Philippe, les reliques de celui-ci ont été transportées à Moscou et accueillies en grande pompe près de l’endroit où j’avais mon appartement, à Rijskaïa. Tout le monde était d’accord, un siècle plus tard, quand des gens avaient pu en parler directement à leurs descendants, pour considérer que le métropolite Philippe s’était exposé au martyre en désavouant une politique par trop répressive et des débordements regrettables.
Même dans les lettres d’Ivan, on trouve des traces de cela, quand il dit au traître Kourbski, par exemple, qu’il n’aurait pas dû craindre de mourir innocent, s’il l’était, car cela lui eût valu la couronne des martyrs, alors qu’en passant à l’ennemi il avait fait de lui-même un traître pour l’éternité ! Un curieux raisonnement, quand même, pour un souverain modéré et sage qui ne châtiait qu’à bon escient.
Je trouve plus juste de l’envisager tel qu’il était probablement, de prendre tout le paquet, et d’arrêter d’en faire un symbole politique pour s’intéresser à l’être humain et à l’âme en peine. Il n’y a pas à l’idéaliser ni à en avoir honte. C’était un grand homme d’état qui a forgé son pays, et qui a fait des choses très positives, c'était aussi une personnalité intéressante, pittoresque et complexe, qui aurait pu être le héros d'une tragédie shakespearienne. Mais probablement très perturbé par son enfance martyre et plus tard la mort de sa femme, et aussi, disons-le, par des intrigues et des trahisons permanentes qui devaient l’angoisser au plus haut point, il n’était pas maître de sa violence, de ses passions, et donnait certainement prise aussi à des influences pas toujours très bénéfiques. C’est pourquoi je crois plausible qu’il ait tué son héritier dans un accès de colère, ce que mon conférencier niait farouchement. Ce serait l’invention d’un jésuite éconduit. C’est gros, quand même, si cela n’a pas eu lieu, comme invention.  Le crâne du tsarévitch ne portait pas de traces de coup, mais il était en morceaux, ce crâne, on n’a pas pu reconstituer son visage. Si j’ai bien compris, on mettait sa mort sur le dos de Boris Godounov qui l’aurait empoisonné, mais j’avais lu (je ne sais plus où, j’aurais dû prendre des notes) que Boris avait été gravement blessé en s’interposant entre le tsarévitch et son père.  Maintenant, peut-être que quelqu’un avait hâté la fin du tsarévitch qui, d’après la version jusqu’alors officielle, avait agonisé plusieurs jours et pardonné à son père.
Cette conférence m'a amenée à Moscou, j'ai laissé la maison et les bestioles à mon apprentie pâtissière.

La rivière Troubej




2 commentaires:

  1. Les nouvelles du monde me pèsent. L'apparente absence de solution me pèse. Et chaque fois que je vous lis, je redeviens un gosse qui redécouvre tranquillement le monde, entre la sieste et le goûter.

    Ca doit être l'air de Pereslavl :)

    Peut-être que le monde n'existe pas objectivement, mais qu'il existe distinctement, en chacun de nous.

    Mon admiration,

    Philippe

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    1. Ces nouvelles et cette absence de solution me pèsent également, et ces problèmes concernent de très près la Russie, mais je n'en parle pas trop dans ce blog, ou du moins pas d'une manière trop directement politique, plutôt d'une manière culturelle, spirituelle, historique, civilisationnelle, ce qui me paraît d'ailleurs indispensable à une compréhension globale de ce qui nous arrive et à d'éventuelles solutions, non seulement pour la Russie mais pour l'Europe. Je le fais par petites touches, car c'est ainsi que je fonctionne, n'étant ni une historienne, ni une politologue, ni une économiste. De sorte qu'en effet, mon blog peut vous sortir d'un certain contexte où moi-même je ne baigne souvent que trop! Malgré les ravages de la modernité, mon bled touristique russe nordique me donne une sécurité psychologique, une espèce de recul, ce que vous ressentez sans doute aussi. Enfin, la Russie, malgré encore une fois les ravages etc., me rend une sorte de moyen âge, "moyen âge déboussolé" me disait un ami russe, mais moyen âge quand même. Avec des réflexes que les occidentaux n'osent plus avoir et qui me réenchantent le monde.
      Pour ce qui est de l'absence de solution, je pense que des solutions existent plus ou moins mais que les destructions sur tous les plans sont très rapides et qu'il nous faudrait, pour les mettre en oeuvre, nous débarrasser de l'entité diabolique qui s'est infiltrée partout et détient un pouvoir de nuisance encore jamais atteint peut-être même depuis l'apparition de la vie sur terre. Etant orthodoxe, je compte de ce fait davantage sur nos prières et sur la puissance divine que sur des solutions humaines, mais il me semble qu'il faut néanmoins faire ce que nous pouvons, à notre niveau, pour sauver ce qui peut l'être, ceux qui peuvent l'être, construire une ville invisible de Kitej digne d'entrer dans la Jérusalem céleste, avec ses coupoles, ses carillons et ses chants, ses prés fleuris et ses maisons fantastiques...
      Je suis heureuse que tout cela vous touche...

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