dimanche 23 décembre 2018

La vie dans une autre dimension


J'ai traduit l'interview qu'a réalisée de moi le père Constantin Kravtchov pour la revue du diocèse de Pereslavl-Ouglitch Kovtcheg (l'Arche).

J’ai rencontré, par Facebook, Laurence Guillon, Française orthodoxe qui a quitté la France et s’est installée pour toujours à Pereslavl-Zalesski, et dès le jour suivant, nous étions assis dans le salon de thé français la Forêt, sur le bord de la rivière Troubej.
Je fus agréablement étonné non seulement par la maîtrise qu’avait mon interlocutrice de la langue russe,  mais par le côté imagé de son discours : ainsi s’expriment non seulement les intellectuels, mais les gens artistiquement doués et, surtout, les natures qui pensent par elles-mêmes, les gens de plus en plus rares qui ont «une personnalité d’expression peu commune ».
J’appris bientôt que Laurence ne se contente pas de chanter des chansons russes et françaises anciennes, participant à des concerts de collecteurs et d’interprètes du folklore russe, elle ne se contente pas de dessiner et de peindre des icônes, elle écrit aussi des livres .
Ainsi, je fis connaissance d’une nature créative qui réalise ses talents variés, et surtout, de quelqu’un dont je partage les idées, une sœur en Christ, avec laquelle on peut parler de tout, en observant chaque fois la complète coïncidence de nos avis et de nos approches des événements historiques et des personnalités, de ce qui se passe ici et maintenant.
Or le 2 décembre, dans ce même café, eut lieu le concert du duo « Soboriané », Dmitri Paramonov  (Moscou) et Sergueï Solomakhine (Omsk), interprètes de bylines et de chansons populaires recueillies à travers les villes et les villages de Russie et de Sibérie, anciennes polyphonies russes, pratiquement inconnues, hélas, de tous, qui s’effacent et ont presque disparu avec l’authenticité de la culture populaire. L’organisatrice de ce concert étonnant, Laurence, chanta deux chansons, une russe et une française, en s’accompagnant à la vielle à roue.
Et j’en vins à songer aux voies impénétrables du Seigneur : une Française orthodoxe nous découvre, à nous, Russes, l’héritage spirituel et culturel qu’un siècle de mécréance a extirpé de notre mémoire, l’âme de notre peuple, qui se déversait autrefois dans ce chant avec toutes ses peines et ses joies.
Et aussi que nous familiariser avec ce trésor nous est maintenant vital, comme un contrepoison à tout le mensonge et la boue de « ce siècle » qui nous assiège de toutes parts dans la « société de consommation » mondiale qui a exterminé chez les peuples autrefois chrétiens la possibilité même de se souvenir de ses racines spirituelles et de retrouver son véritable « moi ».

Laurence, parlez-moi de votre chemin vers l’Eglise, vous écrivez : « l’orthodoxie m’a donné quelque chose qu’il était difficile de trouver chez nous, si l’on fait exception du domaine gastronomique : une tradition intacte, vivante qui m’a plongée tout de suite dans la profondeur des siècles. En un certain sens, on peut dire que j’ai eu une éducation vieille France. Mais on ne m’a pas transmis cette tradition authentique, parce que beaucoup de gens des générations issues du XIX° siècle croyaient imperturbablement au Progrès ». Qu’est-ce donc que la tradition authentique ?
La tradition, c’est ce qui transmets depuis la nuit des temps : les ancêtres nous transmettaient tout ce qui existait depuis longtemps. C’est quelque chose de vivant, en devenir. On ne peut pas dire qu’il faut chanter maintenant comme on chantait alors, cela change tout le temps. Pour moi, le plus important, c’est que cela reste vivant et se transmette.
J’ai un ami qui chantait dans l’ensemble Pokrovski, il m’a beaucoup appris sur le folklore russe. Il me disait : « Tu comprends, nos chansons, ce sont des êtres spirituels qui peuvent disparaître, et tant que nous les chantons, ils existent ».
Et pour moi, c’est vrai. Je suis épouvantée quand je vois combien de ces êtres ont disparu déjà, chez vous comme chez nous.
La différence, à mon avis, entre la France et la Russie, c’est qu’en Russie, on rassemble tout cela avec un sentiment de piété, c’est une tradition très souvent chrétienne, parfois païenne, mais une tradition, et en elle, tout est clair. Mais chez nous, d’un côté, on la recueille mais de l'autre, on n’admet pas la vison du monde des générations précédentes et on ne veut pas avoir l'air d'y adhérer. On a souvent une mentalité de gauche, trotskiste, pourrait-on dire, et on se défend de tels sentiments.
J’ai vu par exemple des médiévistes qui aiment la musique médiévale, mais en même temps, ils me disaient : « mais je ne crois pas en Dieu ! » Je pensais : « Comment peux-tu t’intéresser au moyen âge et ne pas croire en Dieu ? Que peux-tu comprendre alors à tout cela ? » Alors qu’ici, ce n’est pas comme cela…
Je me souviens quand je suis revenue en Russie en 90, j’avais l’impression que les Russes étaient pareils à des amnésiques qui soudain se réveillent et commencent à se rappeler quelque chose. Ils cherchaient leur mémoire partout.
A ce propos, j’étais alors tombée dans un festival de folklore près de Novgorod, ce fut pour moi une révélation, parce que c’était du vrai folklore, pas du toc, pas ce qu’on appelle la « culture de kolkhoze », mais du vrai chant traditionnel. Il y avait là des jeunes filles, des grands-mères, des enfants, des gens de tous âges. Ils portaient leurs costumes, et non une stylisation quelconque, et chantaient très naturellement et spontanément.
J’étais ivre de joie, et il me semblait que j’avais trouvé la patrie qui m’avait beaucoup manqué. On m’avait tressé une couronne de fleurs, mais je ne voulais pas la prendre avec moi, pour ne pas la voir se faner. Je l’ai jetée dans le lac, et j’ai pensé : « Voici le jour de tes noces avec la Russie » !
Ensuite, j’ai pensé que je viendrais obligatoirement vivre en Russie, parce qu’ici j’avais reconnu quelque chose qui m’était très cher et nécessaire, que l’on ne m’avait pas transmis là bas.
Dans mon enfance, je chantais des chansons enfantines, parfois assez belles, mais c’était peu.
Ma famille n’était déjà plus paysanne. Mon beau-père était paysan, mais il chantait très mal, dans sa famille, ils n’étaient vraiment pas doués pour la musique. Il ne savait rien, malheureusement, et n’a rien pu me transmettre, à part l’esprit paysan, le savoir-vivre. Or en Russie, le folklore russe est particulièrement beau, archaïque et original. J’aime les chansons françaises mais elles sont allées en partie de la noblesse vers le peuple. En Russie, au moyen âge, les nobles et le peuple chantaient et dansaient la même chose, c’était une civilisation unique. La civilisation russe, que les communistes ont anéantie.
Mais elle fut détruite même avant cela, Pierre le Grand, par exemple, qui voulait à tout prix apporter ici une espèce d’Europe qui n’était pas la vraie. Comme il existe un faux folklore, il y a aussi une fausse Europe…
Ainsi, je suis venue vivre en Russie et au bout de quelques années, j’ai rencontré un ensemble cosaque. Un très bon ensemble,  l’ensemble «Kazatchi Kroug », dirigé par Vladimir Skountsev. Il est lui-même vieux-croyant, il connaît beaucoup de chansons très anciennes, et il a un énorme talent.
Cette rencontre fut pour moi un conte de fées. J’allais, épuisée, après le travail, dans la maison de la culture « la faucille et le marteau », qui était dans une ruine complète, il y faisait très froid, j’écoutais ces bonshommes et je les voyais se transfigurer quand ils chantaient, sans contrainte, personne ne les dirigeait.
Et je trouve très dommage que beaucoup d’intellectuels méprisent et ignorent le folklore. Ils ont une formation académique, et d’ailleurs soviétique.
Chez nous aussi, après la révolution, l’éducation académique a pris le dessus, on appelait culture seulement ce qui se passait dans une salle de concert ou un musée.  Or pour moi, au contraire, c’est à cause d’une telle approche que le peuple a été privé de ses moyens naturels d’expression.
Et c’est pourtant cela qui prépare les gens à la culture supérieure, si tant est qu'elle soit supérieure. Toute la musique classique est imprégnée de chant populaire, chez les Allemands, les Russes et les Français. Quand il n’y a plus de terreau populaire, nous obtenons ces constructions intellectuelles ennuyeuses, contemporaines, arides et sans âme.
Comment voyez-vous l’avenir de la culture traditionnelle populaire ?
C’est lié à la question de l’avenir de l’humanité en général. Je ne suis pas sûre que l’humanité ait un avenir. Ou alors ce ne sera plus l’humanité mais des espèces de biorobots, voilà ce que je redoute.
Je pense que le retour à la culture populaire peut sauver des gens. J’ai remarqué que dans les familles de folkloristes tout est normal, les enfants grandissent normalement, ils ne s’ennuient pas, ne se droguent pas, ils n’en ont pas besoin, parce que le chant, c’est  déjà vivre dans une autre dimension. Je l’ai remarqué en ce qui me concerne, quand j’étais petite, et sur mes élèves à l’école, les enfants ont besoin d’épopée, de contes, ils ont besoin de ce qui les élève.
Et voilà qu’en Europe, on les prive de cette dimension supérieure, et cela peut aussi arriver en Russie. On leur donne des livres avec des illustrations affreuses, des jouets en plastique affreux, on leur chante des chansons affreuses, dès le ventre de leur mère, ils entendent de la musique affreuse, d’affreux bruits techniques et ils vivent dans le béton.
Le folklore peut sauver des âmes. Le folklore peut même préparer les enfants à la vie spirituelle. D’autant plus qu’à notre époque, elle devient plus difficile.
Elle est difficile pour moi-même. Je vais à l’église en me poussant, je suis paresseuse, cela m’est difficile. Pour les enfants d'autant plus, avec la pression sociale autour d’eux, les tentations…
Or les enfants qui poussent dans le folklore, ils sont joyeux. Ils ont une autre dimension, ils sont reliés à leurs ancêtres, à la nature.
Mon ami de l’ensemble Pokrovski m’a raconté que sa mère l’amenait dans la forêt, près d’un ruisseau, pour qu’il pût entendre les sons de la nature, c’est comme cela qu’il est venu au folklore. Il faut s’en occuper dès la petite enfance, parce qu’ensuite, les gens ont des préjugés, des schémas dans la tête.
C’est pour cela que nous avons des adolescents qui s’ennuient, toujours insatisfaits, attirés par la drogue, qui ne voient pas de sens à la vie. Ils ne savent pas ce que c’est que de passer au dessus de soi, de rêver de choses élevées, par exemple, le grand amour.
Tout cela passe par le folklore, les contes, l’épopée. J’ai lu « l’Iliade » et « l’Odyssée » quand j’avais neuf ans…
Mais à quel point est-ce possible d’élever les enfants dans cet esprit ? Il est clair que cela passe par la famille. Mais la famille doit elle-même participer à cette culture traditionnelle populaire. Sans doute dans les écoles du dimanche, les paroisses, peut-on d’une certaine manière familiariser les enfants et les adultes ?
Par exemple Vladimir Skountsev donne des cours dans l’église saint Dmitri Donskoï  à Moscou, parce que le prêtre pense que c’est une thérapie pour l’âme. Y viennent des femmes orthodoxes du coin avec leurs enfants car elles ne savent qu’en faire.
J’y ai assisté. Au début, elles avaient peur de chanter et piaillaient timidement. Quelques mois plus tard, elles chantaient avec autant d’assurance et de joie que si elles avaient grandi au village. Et les enfants entraient naturellement dans leur sillage. Nous chantons, ils dansent autour.
Skountsev ne fait pas d’activités avec les enfants, mais il affirme qu’il leur suffit d’être là pour entrer dans le folklore. Et je vois que ces femmes aussi se transfigurent, se passionnent, comme moi-même.
D’abord, c’est un moyen de communication, cela relie les gens. Quand on chante dans un chœur, on apprend à écouter les autres. C’est beau, parce que nous résonnons ensemble. Mais cela ne concerne pas seulement le domaine des chants et des danses. Cela touche à tous les domaines. Quand je vois qu’on détruit les maisons anciennes, sans conscience ni pitié, pour les remplacer par des monstres…
Le plus affreux n’est pas qu’on les détruise. En Russie, les maisons de bois vivent cent, deux cents ans, après il faut les reconstruire. Mais autrefois, les constructeurs avaient des savoir-faire et des modèles traditionnels qui se transmettaient depuis la nuit des temps.
S’il fallait reconstruire une isba, ils le faisaient comme on chante aujourd’hui une chanson millénaire. On la chantait au XIX° siècle, nous la chantons au XXI°, mais c’est toujours la même, ou si elle change, c’est de façon organique. De même la maison, qui est autre dans la continuité. Chaque fois on ajoute quelque chose de soi, c’est intéressant, mais le modèle est le même. Cela crée une harmonie, dans laquelle il y a du sens, car tous les éléments de la construction en avaient un, que ce fût le cheval, le lion ou la sirène qui la décoraient. Le vêtement, c’était pareil, toutes les broderies avaient leur sens.
Et maintenant, tout est absolument privé de sens, rien n’est relié, aucune harmonie. Le mauvais goût total. On ne comprend pas qu’une couleur ne va pas avec une autre, même des choses aussi simples ont disparu.
Je regarde souvent les enfants, ils sont habillés n’importe comment. Ma mère ne connaissait pas le folklore, mais elle avait très bon goût, cela s’est conservé chez les Français, grâce à Dieu. Elle m’ a habillée avec goût dès ma petite enfance.
Parfois, je souffre vraiment quand je vois certains tableaux. Et c’est important, c’est important, car là où il n’y a pas d’harmonie, Dieu est absent. Là où est Dieu, règne l’harmonie.
Cela rappelle l’apôtre Paul disant que la connaissance de Dieu passe par la contemplation de la création, par la beauté…
- Et aussi Dostoïevski… Et c’était ça, le peuple russe. Il avait un sens étonnant de la beauté.
Quand ma mère était venue ici, je lui avais montré un musée d’art populaire à Serguiev Possad. Elle était enthousiasmée : « Oh, quelles merveilleuses choses ils faisaient ! »
Récemment, j’ai vu la photo d’un jouet du musée du jouet de Serguiev Possad, une petite vache en terre cuite, un sifflet, si tendre et si vivante. Et je peux m’imaginer quel genre de personne a pu faire cela et le donner à son enfant. Cet enfant était obligatoirement plus noble, plus intelligent et plus profond que nos enfants d’aujourd’hui.
Je me souviens, quand je travaillais à l’école, combien ils étaient nerveux, incapables de se concentrer. Je leur apportais le folklore, cela avait de grands résultats, bien que nous en fissions peu, car on ne m’en donnait pas la possibilité. En tous cas, sur les Français, car curieusement,  les enfants de riches Russes que j’avais dans ma classe avaient déjà des préjugés, les !français participaient plus volontiers, ils chantaient superbement des refrains satiriques et autres, et les petits Russes méprisaient tout cela.
De cette conversation sur la caractère salvateur de la culture populaire et à travers elle, du christianisme qui la pénètre et la nourrit depuis plus de mille ans, et la destruction catastrophique du code spirituel et culturel de l’homme actuel, nous ne pouvions pas éviter de passer aux « gilets jaunes » et à ce qui se passe en ce moment en France, mais c’est là le thème d’une autre interview.
Et combien de thèmes comparables ne surgissent-ils pas dans ces conversations avec une âme sœur, qui partage nos idées, une nature créative née en France mais ayant trouvé sa patrie spirituelle, perdue là bas, sa maison, ici, en Russie, dans l’ancienne ville de Pereslavl-Zalesski !
Saint-Exupéry avait raison : « Il n’y a pas de plus grand luxe que celui des relations humaines ».
Et l’on peut ajouter : c’est un luxe de plus en plus rare, à notre époque, quand toujours plus de questions alarmantes concernant l’avenir le plus proche et le plus discernable restent sans réponses, tout comme la principale d’entre elles : l’homme du futur sera-t-il un homme….

Prêtre Constantin Kravtsov pour la revue épiscopale  Kovtcheg




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