mercredi 23 janvier 2019

Grisaille


J’ai pris l’avion hier à l’aube. Le taxi qui m’a emmenée à l'aéroport était un jeune homme d’environ 25 ans extrêmement agréable. Il venait de province, de Tchouvachie. Quand je lui ai exposé ce que je pensais de la Russie, il m’a répondu : «On dit pourtant toujours que nous sommes en retard par rapport à l’Europe…
- Ce n’est pas du tout mon avis, c’est de vous comparer à l’Europe et de vouloir l’imiter, votre problème. Et puis aussi d’avoir laissé détruire les trois quarts de votre patrimoine par ceux qui vous inculquent de pareilles idées. Si vous regardez le niveau de culture et de raffinement des années précédant la révolution, vous comprendrez que la Russie est différente, c’est une autre civilisation, très originale, vous ne devriez pas laisser de gros abrutis vous donner des complexes. »
Il était gentil, spontané, sain et pas idiot.
Dans l’avion, il n’y avait pas grand monde, j’ai pu m’étaler un peu. Je déteste l’avion, tout ce qui précède et tout ce qui suit.Ma sœur ne pouvant pas venir me chercher, j’avais néanmoins décidé de ne pas changer ma date de départ, et d’en profiter pour voir Roland, un ami rencontré sur Facebook qui m’a emmenée dans un excellent bouchon lyonnais, près de la gare Lyon-Part-Dieu. Nous avons longuement parlé de l’Apocalypse, dont il voit tous les signes, moi aussi. De la France qui n’est plus la France, et c’est un fait. Je voyais une foule hétéroclite qui n’avait plus rien de lyonnais ni de Français, à part un ado sur un banc, très mignon, dans le genre indigène. Tout cela a été rondement mené, de façon extrêmement habile et sournoise. Roland envisage de partir passer sa retraite ailleurs, peut-être en Pologne, car il est catholique traditionnel. Dans un passage souterrain sinistre,  à travers les environs de la Part-Dieu ravagés par les travaux, nous avons rencontré un vieux monsieur, son ancien professeur, échangé des considérations pleines d’humour et de références culturelles, et je nous voyais, comme trois dinosaures, dans le fil de cette foule parfaitement étrangère à tout ce que nous avons connu et aimé, et où mes enfants, si j’en avais eu, ne se seraient pas inscrits, comme le joli petit ado brun entrevu auparavant. Roland me disait que ses étudiantes étaient incultes à un point sidérant, et que les jeunes qu’il voyait n’avaient besoin de rien d’élevé, n’en ressentaient  pas le manque, qu’on ne pouvait pas les dire réellement heureux, mais tranquilles, au sens des vaches dans un pré, sans aucune nécessité intérieure de transcendance, sans aucune idée que cela pût exister au monde. En revanche, celles qui  parmi ses élèves sont islamistes, nulles sur tous les autres points, se révèlent des théologiennes entraînées à la discussion sur le terrain de la propagande de l’islam.
Pour aller au restaurant et en revenir, j’ai fait de bonnes marches à pied, et ensuite, je suis montée dans le TER. Et là, j’ai vu que les idées sur la nécessaire euthanasie des vieux prônées par Attali étaient déjà mises en pratique : des escaliers partout, et aucune place pour les bagages. Au début, ne pouvant laisser ma valise en plein milieu sans surveillance, je me suis assise sur un strapontin inconfortable, avec Rita dans son sac et sur mes genoux. Puis, au premier arrêt de ce tortillard, des gens ont dégagé du train, et j’ai pu trouver une place pour ma valise, mais seulement en la soulevant sur une étagère. Après quoi j’ai pu me poser dans un fauteuil, et sortir la pauvre Rita de son panier. Arrivée à Pierrelatte, j’ai vu que s’il y avait des marches plein le wagon, il n’y en avait pas pour descendre du train sur le quai, et que la distance entre les deux devait être d’au moins 60 cm, ce qui est assez difficile à franchir quand on a de l’arthrose du genou, une valise et un chien. Sans aide, je ne m’en serais jamais sortie, et dans l’affolement, j’aurais même pu me casser la gueule, ce qui aurait éventuellement fait une retraite en moins à payer.
Ensuite, j’ai constaté que la municipalité de Pierrelatte, qui n’a pas reculé devant des travaux pharaoniques dans le centre et l’abattage des micocouliers de la place de la Poste, n’avait toujours pas installé de plans inclinés dans les escaliers du passage souterrain, mortels pour les vieux qui se trimbalent comme moi des bagages. Il faut en descendre une série, en monter une série, et de biens raides.
Puis dehors, pas un seul taxi. J’ai dû demander à ma sœur d’en appeler un.
Pendant tout mon trajet en train, je voyais un paysage français hivernal grisâtre et sans neige qui m’a paru soudain profondément triste. C’est tout ce qu’il reste de vraiment français, d’ailleurs, ces collines de Tain l’Hermitage, ces champs de vignes ou d’arbres fruitiers, des maisons et des villas du XIX° ou du début du XX°, tout ce que je voyais dans mon jeune âge, et qui résiste, avec le cèdre devant, et des lierres ou des glycines sur les grilles. Enfant, je discernais une sorte de poésie mélancolique et mystérieuse dans ces bâtisses et ces jardins, dans cette banalité bourgeoise encore assez digne, avec sa population correspondante de gens travailleurs et bien élevés, qui cachaient leurs problèmes derrière une amabilité gouailleuse. Mais dans cette sorte de cour des miracles internationale qu’est devenu le pays, ces vestiges me semblaient tout à coup terriblement poignants, comme le vieux professeur du passage souterrain lyonnais, ou bien cette photo d’un retraité gilet jaune de dos, avec son drapeau français et son béret, et je pensais au père Basile postant, en commentaire à ces événements, la chanson « trop tard »…
En réalité, la Russie me protège de la déprime que tout cela m’inspire. Elle est finalement, en retard, mais pas au sens où me le disait le jeune homme: en retard, malgré le terrible assaut commis contre elle en 17, sur le programme de destruction des peuples européens et chrétiens, de leur sentiment d'appartenance à une communauté de culture, de foi et de destin; de la famille, de l'entité que constituait chacun d'eux jusqu'à une date pas si lointaine qui nous paraît à présent, dans le cauchemar de science-fiction où l'on nous enfonce, antédiluvienne....

6 commentaires:

  1. Je ressens votre angoisse d'etre en France.....

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  2. Comme toujours j'adore vous lire moi aussi je ressens ce malaise de vivre en France et j'espère pouvoir partir vivre en Russie la ou je me sens en phase avec moi même bon séjour profitez de votre famille et caresse au Rita amities

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  3. Combien de temps resterez-vous en France?...question intéressée ;)

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