dimanche 14 avril 2019

Motus!





Après la liturgie d'aujourd’hui, l’évêque a pris le thé avec les paroissiens. Il m’a présentée comme une célébrité, et cela me met un peu mal à l’aise, parce qu’en fait, cela me met trop en vue, comme il me l’a demandé auparavant, suffit-il d’être français pour cela ? Il m'a dit avec un air d'entre deux airs, qu'il était allé sur internet voir tout ce qui me concernait! 
J’ai compris d’après les discussions ultérieures, que l’éparchie était non seulement très fauchée, mais même endettée, et pour ce qui est des églises en piteux état, il m’a déclaré : « Je ne dirai rien, parce que sinon, j'en dirai trop ! »
Les belles églises de Pereslavl et autres lieux de Russie, profanées et ruinées par le pouvoir communiste, quand elles n’ont pas été détruites, ont été restituées à l’Eglise qui doit se débrouiller pour réparer les dégâts de l’Etat. Cela ne serait rien, s’il ne nous gênait pas, et si nous pouvions tous retrousser nos manches et agir. Mais c’est que sur les églises considérées comme des monuments historiques et dont l’état ne s’occupe pas, on ne peut pas planter un clou sans autorisation, que l’on doit passer par une commission spécialisée ruineuse pour tous travaux, et celle-ci s’adresse à des entrepreneurs avec qui elle est en cheville, et qui sont tout aussi chers. On espérait que l’état allouerait de l’argent à l’occasion des festivités de l’anniversaire de la naissance de saint Alexandre Nevski, mais tous les crédits sont partis sur Saint-Pétersbourg et sa région. Pierre le Grand y avait fait transporter ses reliques, mais le prince n’y a jamais mis les pieds de son vivant. Il est né à Pereslavl, il a régné à Novgorod…
J’ai dit à quel point j’étais scandalisée, et à quel point c’était même idiot, car des villes comme Pereslavl et Rostov, arrangées avec goût deviendraient beaucoup plus attractives et donc rentables. « Je ne dirai rien, sinon, je vais trop parler ! » me rétorque l’évêque. On lui a posé des questions politiques, sur l'Ukraine, notamment. Mais il n'a pas voulu trop en parler non plus. "La position de l'Eglise russe est de prier pour tous les Ukrainiens de n'importe quel camp, bons ou mauvais, tout ce qu'on peut dire, c'est que le patriarche Bartholomée a passé les bornes. Mais j'ai assez à faire avec l'éparchie qui dépend de moi, et vous avez assez à faire avec votre salut personnel".
L’éparchie a une population réduite, beaucoup d’églises et de monuments historiques à sa charge, pas d’argent. La légende du pope en Mercedes, chère aux russophobes, en prend un coup mais c’est ainsi. Notre évêque n’a pas de Mercedes ni de BMW, ni même de chauffeur. Il a de l’humour et de la bonne volonté…
Notre cathédrale est encore bien délabrée, avec sa coupole barbouillée de hideuse peinture verte, son sol carrelé n'importe comment. Elle a une belle iconostase récente, de bois simple, sans dorures boursouflées. Sous l'URSS, à la place du sanctuaire et de l'autel, on avait mis des toilettes et des douches...
Il  y a des moments où je me demande comment je surmonterai tout cela, ce triomphe des mutants stupides, laids et cupides de la modernité sur tout notre héritage humain de beauté, de noblesse et de spiritualité, et sur la nature qui l’a porté. Sans doute en ne vivant plus trop longtemps. En partant avant qu’on ait fait de la planète une poubelle et un enfer sans plus aucun refuge . C’est ce qui me console d’être vieille, et de ne pas avoir d’enfants. On nous a fait un monde, où l’on n’a pas envie de laisser des enfants, et où ne sait plus comment les éduquer et les soustraire à tout ce qui va polluer leurs âmes neuves, à une tyrannie avilissante à laquelle il sera de plus en plus difficile de s’opposer, même par la résistance passive.
J’ai revu une de mes jeunes femmes, Anastassia, avec une amie très sympathique, aux yeux lumineux. Elles essaient de rénover une église récemment « rendue » aux croyants, et complètement défigurée, et elles y chantent aussi pendant les offices de semaine. « Je lisais beaucoup de science-fiction quand j’étais plus jeune, me dit la jeune femme aux yeux clairs, et je vois avec autant d’horreur que de stupéfaction, tout ceci se réaliser au-delà de mes craintes ».
Avec la publicité que me font le père Constantin et l’évêque, en effet, je deviens une célébrité, ici. Tout le monde me salue, et chose extraordinaire, une vieille voulait me céder sa place assise à l’église, j’ai refusé, car elle était plus décatie que moi, et j’avais eu la possibilité de m’asseoir auparavant.  Le fait que tout le monde me reconnaisse m’angoisse un peu, car je suis loin de reconnaître tout le monde, de sorte que je dispense des sourires égarés pour ne vexer personne.
La veille, j’avais dîné carême au café Montpensier. On y fait de très bons plats carémiques. On a faim au bout d’une heure, mais c’est bon. Rita est la vedette de l’endroit, les serveuses se l’arrachent et lui donnent du blanc de poulet et une écuelle d’eau, elle en devient même insolente. C’est à côté de la cathédrale, et c’est pratique pour le père Constantin, qui, en principe, doit m’aider à traduire mon livre. Il est content, parce qu’il voit se former une sorte de noyau culturel à Pereslavl, l’évêque, les jeunes femmes moscovites, un moine récemment arrivé d’un monastère de Moscou, et moi…  et je m’en réjouis également, je suis sans doute venue par la volonté de Dieu sur le territoire sinistré de la Russie historique, mettre mes pas dans ceux d’Alexandre Nevski et Ivan le Terrible, dont les traces sont partout, dans la région. Le père Constantin le pense : «Vous êtes venue apprendre aux Russes à aimer leur propre pays ». Il croit que notre sainte Russie est gardée intacte par Dieu en son Royaume et que nous la retrouverons. Oui, la ville invisible de Kitej. Une ville légendaire devenue pour moi la métaphore de la sainte Russie: elle s'est faite invisible pour échapper aux Tatars, mais on peut parfois en apercevoir le reflet dans le lac près duquel elle s'élève et entendre résonner ses cloches et ses chants.





 

1 commentaire:

  1. Très beau texte de vie qui décrit tellement bien ton âme dans cette sainte Russie chère à ton coeur !...tes mots sont comme un miroir qui émerge d'un lac et dont on voit et ressent les reflets lumineux...

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