dimanche 21 avril 2019

Saint Daniel


j'ai fait cette vue du monastère saint Daniel il y a très longtemps...
 Aux vêpres du samedi de Lazare, j'étais au début la seule paroissienne, j’étais un peu étonnée, le dimanche, il y a un nombre normal de gens, et là c’était quand même le samedi de Lazare, mais peut-être se réservaient-ils pour les Rameaux ? Car moi, du coup, je n’ai pas trouvé le courage d’aller le soir aux vêpres des Rameaux, et le dimanche, il y avait beaucoup de monde. Toujours est-il que me voyant seule, le prêtre de service, le père Ioann, s’est empressé de venir me confesser en long, en large et en travers, en me suggérant de le faire auprès du père Gérasime du monastère Danilov, car il lave plus blanc que blanc, et en plus de la confession, il m’a demandé mon avis sur Notre Dame, m’a parlé des destructions et des persécutions ici, et m’a dit que je devais absolument aller à la fête votive du monastère Danilov, celle de saint Daniel de Pereslavl, et communier, car cela ferait très plaisir à l’évêque, qui avait besoin d’être soutenu et entouré.
Le monastère Danilov, je n’y étais pas retournée depuis des années, il était en très mauvais état, mais les abords restaient très jolis, il est posé près d’un étang. Cependant, on a tellement défiguré le voisinage, avec des maisons prétentieuses ou des baraques jamais terminées  et mal fichues, que je n’avais pas envie d’y retourner. J’avais tort, car c’est sans doute le plus beau monastère de Pereslavl, il est assez bien conservé, en fin de compte, et de l’intérieur, on ne voit pas les horreurs environnantes. Bientôt, il n’y aura plus que des amoncellements de baraques dans toute la Russie, avec pour seuls îlots de beauté les monastères et les églises qu’on n’aura pas encore brûlés ou laissés s’écrouler. Et quand je dis la Russie, ce sera peut-être le monde entier, victime d’une bolchevisation générale satanique…
En plus, il y règne une très bonne atmosphère, les églises sont encore très nues, encore sinistrées, mais on leur a mis des iconostases et des icônes,  l’une est un peu trop dorée, l’autre est en bois ajouré, très jolie, les icônes m'ont plu, les lumières des draperies ont vraiment un éclat vivant et mystérieux, sur des couleurs raffinées et inhabituelles. Le chœur masculin chante bien et recherche la ferveur et la gravité, plutôt que les numéros de rossignolades acrobatiques. Tout est fervent, paisible et beau, les bâtiments équilibrés, plutôt bien restaurés. Et pourtant, l’higoumène de ce monastère a été sauvagement assassiné il y a quelques années, je croyais que c’était par un repris de justice à qui il avait donné asile, mais on m’a dit qu’on n’avait toujours pas retrouvé le meurtrier. Les gens fleurissent abondamment sa tombe, et le considèrent comme un martyr.
Après la procession d’une église à l’autre, nous avons mangé au réfectoire, avec mes jeunes amies Katia et  Nadia. J’ai aussi retrouvé une brave dame que je ramenais de temps en temps en voiture, quand j’allais au monastère saint Théodore. Elle s’est réjouie comme si elle retrouvait sa meilleure amie après vintg ans de séparation, ce qui m’a émue.  Elle a perdu son mari il y a cinq ans et ne s’en remet pas  « J’ai toujours l’impression qu’il est dans la maison, et en même temps je n’ai personne à qui parler. Sa mort me touche plus que celle de ma mère. Nous nous étions connus au lycée, et nous nous  sommes mariés à l’issue de nos études ». Ce qui me prouve une fois de plus que les mariages réussis sont souvent des mariages précoces.  Les gens évoluent ensemble et forment un vrai couple, d’autant plus que c’est souvent à un âge tendre qu’on noue sans hésiter les amitiés et les amours éternelles, alors que lorsqu’on « vit sa vie » avant le mariage, on risque de tirer sa solitude des années avant de prendre n’importe qui ou de vieillir sans personne. 
Je suis pleine de compassion pour cette veuve inconsolable, qui reste malgré tout souriante, mais en même temps, je me dis que c’est une grande chance d’avoir connu cela. Je préférerais être veuve que délaissée, j’aurais au moins l’impression que quelqu’un m’attend là haut. Le père Ioann, au cours de la confession fleuve, m’a dit : « Eh bien, vous êtes une moniale, quand une femme reste seule plus de sept ans, c’est une moniale, seulement en secret. »
Je ne l’ai vraiment pas fait exprès…
L’évêque me fait une telle publicité que je deviens une vraie vedette, ici.  Du coup, je ne sais plus qui je connais ou ne connais pas, car eux, ils me connaissent tous ! Quand je suis allée baiser la croix, monseigneur m’a expliqué qu’il avait reçu une volée de bois verts lorsqu’il avait rapporté à des journalistes que je désapprouvais une contribution financière russe à la « restauration » de Notre Dame. En effet, je me demande pourquoi on trouve pour Notre Dame l’argent qui n’est pas disponible pour l’architecture en bois du nord russe ou l’église du saint métropolite Pierre, construite par Ivan le Terrible à Pereslav, et cela indépendamment de la peine et du désarroi que me cause le sort de notre cathédrale…
L’incendie de Notre Dame me blesse tellement que je n’arrive plus à lire sur ce sujet. L’idée que la bande de malfaiteurs qui s’est emparée du pays ait pu délibérément foutre le feu ou laisser faire me paraît très probable et en même temps si monstrueuse, mais ils sont monstrueux, cela se voit aux yeux glacés de cette espèce de reptile hollywoodien, à son visage de bellâtre en plastique, il l’enlèverait tout à coup comme un masque que cela ne m’étonnerait pas. Maintenant, ils s’agitent avec extase, envisageant une « reconstruction », un « geste architectural novateur », bref les vautours arrivent, avec les mouches et les hyènes.
Les commentaires  sont parfois aussi si terriblement stupides et consternants. En effet, beaucoup sont indignes de nos églises, comme dit le père Valentin, et c’est d’ailleurs la raison pour laquelle celles-ci sont livrées aux profanateurs.  Je ne sais même pas quoi répondre à des gens pareils, qui ne comprennent plus rien, ce sont des mutants dont je ne connais pas les codes. Je pourrais les injurier, leur taper dessus, ou me taire et m’éloigner, afin de ne plus les entendre et ne plus les voir. D’une certaine façon, c’est ce que j’ai fait, mais ici aussi, des gnomes de ce genre surgissent comme des asticots des membres gangrenés du post-soviétisme.
Personnellement, je suis plus sensible au roman qu’au gothique, c’est d’ailleurs dans la logique de mon choix orthodoxe, mais néanmoins, je vois quel univers disparaît, et toute la noblesse, la ferveur et  l’amour du beau qui avaient rendu possible l’écriture de ce livre de pierres que nous ne savons plus lire, cette cristallisation lente de ce que nous avions de meilleur.
Ce matin, à l'office des Rameaux, des gens me faisaient leurs condoléances: "Nous avons bien pensé à vous, votre coeur a dû se fendre en deux, et dire que la veille, vous nous aviez raconté tout ce que vous craigniez pour votre pays!"
Une Russe m'a écrit: "Nous allons tous mourir dans notre laideur"...
Le dénuement des églises et monastères de Pereslavl, leur précarité, malgré les dorures d'une ou deux iconostases, et le beau cérémonial byzantin qui se maintient contre vents et marées, me touche au plus profond de moi-même. Je lis parfois des commentaires enragés de staliniens ou de libéraux sur les popes en Mercedes et les églises dorées qui "ne servent à rien" et à qui l'on pourrait utilement substituer des orphelinats ou des hôpitaux, mais ces églises tombent généralement en ruines, même notre évêque est fauché, beaucoup de prêtres adoptent des orphelins en série, pas mal de monastères ont des orphelinats, et enfin, l'homme ne vit pas seulement de pain, et le seul refuge de la beauté en Russie, en dehors de la nature, c'est l'Eglise. La laideur est devenue leur élément naturel, à ces gens-là, la laideur, l'envie, la rancoeur, la haine...Tant qu'il y aura une coupole, dorée ou non, au dessus du chaos de baraques qu'est devenu Pereslavl, je garderai au cœur cette étoile qui nous désigne le ciel et donne son sens à la terre. Ce matin, en longeant la belle église où saint Alexandre fut baptisé, je songeais au moment où elle a  été construite, par de belles gens, dans de beaux et nobles vêtements, avec de beaux chants, et de belles maisons de bois, que diraient-ils tous s'ils nous voyaient comme des rats défiler à travers les tas d'ordures, les cabanes plastifiées, dans nos affreuses nippes fabriquées en série? Sans doute la seule chose qui leur paraîtrait normale serait la procession des croyants de Pereslavl derrière leur évêque.




Notre évêque, monseigneur Théoctyste, photo de l'éparchie






là aussi, c'est saint Daniel.

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3 commentaires:

  1. Merci pour votre sincérité et votre façon de raconter si vivante et sans "chichi"; Grâce à cela nous sommes un peu à vos côtés. Amitiés

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