lundi 6 mai 2019

Mondanités dominicales


Je n’ai toujours pas résorbé mon déménagement. Je crois que j’ai ouvert pourtant  le dernier carton. J’y ai trouvé l’accordéon que le grand-père Dupont avait gagné à une loterie au Vietnam dans les années 50, un petit accordéon diatonique au son agréable ; et une boîte où j’avais rangé des planches à icônes, une loupe que ma grand-mère utilisait pour la broderie, de bons pinceaux, mon outil de dentiste pour gratter la peinture quand je veux recommencer, objet précieux que je ne retrouverai nulle part et que ma mère utilisait pour le modelage, et des coquillages ramassés  sur la plage par Josette, de Cavillargues, pour me permettre d’y broyer mes couleurs.
Je suis allée aux vêpres samedi, à la liturgie dimanche, confession, communion, le père Andreï avait l’air d’attendre que je lui récite une liste de péchés circonstanciés, mais en une semaine de temps, à part mon flirt avec Ivan le Terrible et ma flemme profonde qui m’a retenue de fréquenter assidûment les offices de la semaine lumineuse, je n’avais pas eu le temps d’en accumuler des masses.
L’évêque a fait un sermon intéressant sur le dimanche de Thomas, en disant que l’on ne devait pas avoir honte, ni hésiter à poser des questions idiotes à l’Eglise et au Seigneur : «Avez-vous des questions idiotes à poser, pères ? » demande-t-il aux prêtres. Moi, par exemple, j’en ai plein, des questions idiotes et inconvenantes, dans mon livre, c’est le jeune Fédia qui les pose au métropolite Philippe; j’ai toujours eu des questions idiotes à poser, et cela depuis mon enfance, je suis tout à fait le genre à m’exclamer que le roi est nu, quand je le vois passer nu, même si la France unanime le voit magnifiquement habillé par les vertus de la propagande et de l’auto-suggestion.
A la liturgie du dimanche, c’est le père Constantin qui a fait le sermon. « Thomas était-il le seul à ne pas croire à la résurrection du Seigneur ? Non, pas du tout, personne n’y croyait, à part les femmes myrrophores, et l’on pouvait très bien penser que ces pauvres créatures, bouleversées par l’événement épouvantable, aient pu avoir une hallucination. D’ailleurs, on continue à le penser généralement.  Les gens de sens rassis se croiraient déshonorés d’y croire, et pourtant, quand on voit la civilisation que cette résurrection a engendrée, jusqu’au reniement de la Renaissance, la permanence de son esprit, et le nombre de martyrs et de destructions qu’exige son déracinement… La Renaissance n’est même pas un retour au paganisme, qui reposait sur des forces vitales naturelles, mais à une conception luciférienne de l’homme dont nous voyons les effets aujourd’hui. »
Une femme imposante, qui semble jouer un rôle important dans la paroisse, m’a demandé pourquoi je n’étais pas venue à la liturgie du samedi matin, quand l’évêque avait distribué lui-même des parts de l’artos à tout le monde, et du coup, elle a décidé de m’en donner un morceau à la liturgie du mardi suivant, et si jamais je ne venais pas à cette liturgie, qui coïncide, notez bien, avec le jour de l’anniversaire du père Andreï, eh bien le morceau de l’artos serait à récupérer auprès de la vendeuse de cierges.  Je dois dire qu’elle m’a glacé le sang. Car sans doute ai-je eu tort de ne pas venir à la liturgie du samedi recueillir un morceau d’artos auprès de l’évêque mais ce n’est vraiment pas son affaire, et je pressens une de ces enquiquineuses russes autoritaires chez qui j'éveille aussitôt qu'elles me voient le désir de me régenter.
Pourtant, au cours de ces vêpres et de cette liturgie, j’ai éprouvé un recueillement et un réconfort qui ne m’avaient pas été donnés la nuit de Pâques. Il m’est tout à coup venu à l’esprit que tout ce que je traversais comme désarroi intérieur venait du fait qu’en écrivant mon livre, j’avais pris sur moi une partie des péchés de mes héros, et qu’il fallait maintenant les trimbaler avec moi jusqu’à une issue de préférence victorieuse, avec l'aide de Dieu.  S'ils me font remonter tant de choses au cœur, c’est qu’ils trouvent un écho en moi. Et nous voilà liés.
Après la liturgie, j’ai été contactée par une autre enquiquineuse russe, une artiste rencontrée l’été dernier qui se pique de folklore et s’est lancée, grâce à sa rencontre avec moi, dans l’apprentissage de la vielle à roue auprès de Skountsev. Elle voulait me présenter des gens. Je suis allée à sa rencontre, et chez une artiste-peintre, très sympathique, mais un peu pressée, et ensuite chez un artiste-peintre, tout aussi sympathique, un homme sensible et intelligent, Vladimir. Elle a exigé de voir ses tableaux,  puis de nous emmener visiter une exposition dans le centre, puis d’aller au café français, où je pensais que l’affaire se terminerait, mais non : c’était pour acheter des pâtisseries et aller ensuite chez d’autres artistes, toujours à l’improviste, mais déjà plus loin, dans un village au bord du lac. Je commençais à en avoir ras le bol, j’avais envie de silence et de solitude, toutes ces rencontres à toute vitesse et ces allées et venues me donnaient le tournis.
Le village était comme partout ravagé par les constructions hideuses et anarchiques, les châteaux en plastique recouverts de tuile métallique aux couleurs vénéneuses. Ce n’est qu’un gémissement chez tous les artistes russes : on défigure complètement le pays, et personne ne semble pouvoir arrêter cet affreux processus. Les amis de mon artiste folkloriste, Maria et Maxime, habitaient dans la partie ancienne, une isba normale avec un joli terrain, et ils m’ont déterré des tas de plantes pour mon jardin, je ne pouvais plus les arrêter. Ils partent bientôt pour Oléron, où ils exposent régulièrement des sculptures, et comme tous les Russes, ils sont très francophiles. La folkloriste a tout de suite voulu leur chanter quelque chose, c’est-à-dire la petite route du Seigneur, et m’invitait à participer, puisque c’est en quelque sorte le numéro 1 de mon hit parade, mais je n’arrivais pas bien à chanter avec elle, et puis je n’étais pas sûre que ses copains eussent tellement envie de nous entendre.
Après nous sommes passés chez les voisins, tout aussi artistes, tout aussi moscovites, tout aussi sympathiques, et nous avons participé au chachlik en cours. Ma folkloriste a voulu à nouveau chanter la fameuse chanson, et là, ayant merdé une première fois, j’ai pu l’accompagner de plus juste manière, et une jeune femme s’est jetée à mon cou pour m’embrasser, une jeune femme très jolie, violoniste, qui joue sur les énormes bateaux de croisière, c’est son métier. Après notre prestation, elle nous a diffusé de la harpe celtique et du jazz manouche avec Django Reinahrdt et Stéphane Grapelli, c’est sa grande passion.
A ma gauche, une autre jeune femme discutait avec deux types plus âgés et un beau jeune homme, un peu dégarni, qui avait un visage tourmenté et de grands yeux bleus pleins de détresse. On cherchait à le dissuader de partir en Europe, ce qui est son rêve, en lui disant que c’était partout pareil et en me demandant d’exprimer mon avis, avec la question rituelle : pourquoi avais-je quitté le paradis français pour Pereslavl-Zalesski ? J’ai récapitulé mon intérêt pour la Russie, sa littérature, ses traditions populaires etc., l’orthodoxie, les exhortations du père Placide. Et puis j’ai mis carrément les pieds dans le plat : l’Europe, on est en train de la faire disparaître, d’éliminer sa population indigène, sa foi, ses monuments, sa civilisation, sa culture, l’Europe connaît son année 17 et l’on ne peut que redouter ce qui va s’ensuivre.  « Mais, lui dis-je, allez-y, vous pourrez toujours revenir si ou quand cela tournera mal ».
Le jeune homme m’inspirait une grande compassion. C’était un musicien, lui aussi, visiblement un grand sensible, trop profond pour son époque, je ne pensais vraiment pas que l’Europe allait apporter des solutions à ses problèmes existentiels. Il semble chercher l’âme-sœur, est-ce bien l’endroit ad hoc que l’occident, où des féministes délurées tournent en dérision les "sentiments petits-bourgeois" ? Je connais des jeunes femmes intelligentes et bonnes mais comme par un fait exprès, ce beau prince éploré ne les rencontre pas, ou ne les voit pas, et réciproquement sans doute. J’avais le même genre de regard à trente ans, mais sa copine la violoniste, par ailleurs tout à fait charmante, semblait mieux dans sa peau, une jeune femme aventureuse et marrante qui profite de la vie. Cependant elle nous a raconté qu’ayant eu l’occasion de jouer, à Hambourg, sur le piano de Brahms, elle en avait été si émue, qu’elle s’était mise à pleurer. Et elle avait compris à cette occasion, que les Russes n’avaient pas la mentalité européenne, car les Allemands qui l’entouraient n’avaient absolument pas compris sa réaction et l’avaient prise pour une folle.
Je regardais la clôture qui séparait de leurs voisins la maison de Maria et Maxime, une vieille clôture grisâtre, festonnée, à claire-voie, qui se fondait avec les arbres environnants. De temps en temps, il faut refaire les clôtures, mais le moment où elles sont le plus belles, c'est quand elles prennent la couleur de l'écorce et laissent passer la lumière.
Tandis que nous devisions tous, un orage a éclaté, il est tombé des trombes d’eau, il s’est mis à faire froid, et sur le chemin du retour, le premier arc-en-ciel de l’été a décrit au dessus du monastère saint Nicétas illuminé un cercle multicolore parfait.




2 commentaires:

  1. Il me semble que j'aimerais votre évêque ! Déjà, j'ai trouvé bien extraordinaire sa réflexion à propos du Grand Canon de Saint André de Crète. Il a avoué que cela ne lui avait pas dit grand-chose, vu la fatigue du carême, et vu le caractère archaïsant du langage. Il a « mis les pieds dans les plats », en demandant à ses prêtres et concélébrants si cela leur avait apporté quelque chose ? Ces derniers ont dû être bien surpris par ce type d'interrogation, car ils ont certainement été éduqués dans un pieux conformisme et une sage soumission. - Cette fois-ci, j'aime beaucoup sa réflexion - plus profonde qu'il n'y paraît - lorsqu'il dit qu'il ne faut pas hésiter à poser des « questions idiotes » à Dieu ou à l'Église. Et de « remettre les pieds dans les plats », en demandant à ses frères et concélébrants s'ils avaient, à leur tour, des « questions idiotes » à présenter… Sans doute ont-ils dû être quelque peu embarrassés par cette question. - Il me semble que toute question est bonne à poser, et que le mystère n'est autre qu'une source infinie de découvertes et d'émerveillement. Par ailleurs, les « imposantes femmes russes et autoritaires », qui enrégimentent la vie paroissiale, représentent tout un défi ! À la question de savoir pourquoi on n'est pas là pour recueillir le précieux morceau d'Artos, nous pourrions sans doute répondre avec effronterie : « je ne parlerai qu'en présence de mon Ange gardien ! »

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    1. Oui, c'est pourquoi cet évêque anticonformiste me touche beaucoup, du reste tous les grands spirituels sont anticonformistes, au contraire des bigots et surtout bigotes de service, j'irais même jusqu'à dire que Dieu est anticonformiste. Parmi les concélébrants, le père Constantin n'est pas conformiste non plus, c'est ce qui nous a rapprochés. Pour l'instant, l'évêque semble susciter une sympathie unanime. J'avais décidé de ne pas aller chercher mon morceau d'Artos, par principe, et de toute façon, j'étais prise par des démarches, mais comme elles m'avaient amenée à côté, je me suis jeté un fichu sur la tête pour aller récupérer le cadeau. Je suis tombée sur la vendeuse de cierges, à l'extérieur: la digne dame n'était pas venue, elle ne se sentait pas bien. J'ai appris qu'elle était directrice d'école!

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