jeudi 19 mars 2020

Giboulées


Aujourd'hui, c'était le festival des beaux nuages, un temps de giboulées, avec des averses de grésil et des bourrasques. Je recommence à "faire le tour du jardin", une activité rituelle chez maman, que j'accompagnais le matin de massifs en massifs. Pour l'instant, il n'y a pas grand chose, mais le sol
reverdit lentement, des plantes se manifestent, de toutes petites feuilles de roses trémières, de timides pousses d'iris et d'hémérocalles, deux ou trois crocus.
Il me faudrait lancer un petit potager, je me demande si j'en aurai encore la force. Pourtant, devant les désastres qui viennent, la douma conseille aux gens de se replier sur leurs datchas, leurs lopins, leurs potagers, et ceux qui ont déjà opté pour le retour à la communauté agricole ont vraiment fait le bon choix.
Je suis allée faire des courses, j'ai vu pour la première fois une bonne femme avec un masque et une affiche à la pharmacie indiquant qu'il n'y en avait pas et qu'il n'y avait pas non plus de gel désinfectant, je ne vois d'ailleurs pas très bien comment on peut désinfecter tout ce qu'on touche. Personne ne dévalise les magasins, les gens vivent normalement. On évite juste d'aller à Moscou ou de faire des déplacements inutiles.
Curieusement, aucun cas de coronavirus au Monténégro, en plein "printemps orthodoxe", et pas non plus en Biélorussie.
Ensuite, j'ai voulu aller au monastère Nikitski acheter du pain, car il y est très bon, des pirojki, et par la même occasion, je suis allée contempler le lac. Le problème est que si le site est très beau, il y a peu de petites routes où se promener tranquille et les champs sont détrempés. Pour avoir une vue dégagée et grandiose sur le lac aux teintes nordiques, exaltantes et sévères, j'ai dû traverser une zone souillée par toutes sortes de détritus. Je suis toujours énormément déprimée de voir combien en cent ou deux cents ans, on a réussi, à coup de matérialisme au front bas et d"idéologies aussi stupides qu'implacables, amener des peuples splendides à une véritable dégradation.
Je n'ai pas pu contempler le lac bien longtemps, à cause de la bourrasque et du grésil. Pourtant, il me poussait des ailes, et je changeais même de siècle, j'allais à la rencontre des Russes un peu finnois sur les bords du prince Alexandre, qui vivaient dans la beauté et la magie. De l'autre côté, je voyais le monastère, ses bouquets de coupoles qui brillaient et chatoyaient autant que les nuées, qui semblaient faites de nuées, modelées dans une masse éblouissante et argentée.
Je m'y suis rendue dans l'intention d'acheter vite fait ce qu'il me fallait, mais voilà que la dame qui tient la boutique du monastère me demande si je ne suis pas "la Française qui a un café dans le centre, joue de la flûte et s'intéresse à l'orthodoxie"! Je réponds que je suis bien française, que je suis un pilier du café français, mais qu'il n'est pas ma propriété, et que je ne joue pas de la flûte, mais comme je le peux, de la vielle à roue! Elle voulait absolument me présenter mère Solomonie, qui rêve de me rencontrer, et de m'inclure dans ses activités de chant, tout le monde veut m'inclure dans des activités de chant, et aussi me faire donner des cours de français ou de dessin, gratuits, "pour la gloire de Dieu"! En l'occurrence, les activités de chant sont patriotiques, chez mère Solomonie, on chante "debout, pays immense" ou "l'adieu de la slave", et puis aussi du chant religieux, mais pas celui qui précédait la mode occidentale, le chant znaménié. Moi, je chante du folklore, plus précisément des vers spirituels. "Devenons amies!" me propose la dame, et elle m'offre du pain, du sel noir de Kostroma, et de l'infusion de baie d'argousier. Les Russes proposent leur amitié comme me la proposaient les petites filles à l'école.
Elle hésitait entre me présenter à mère Solomonie ou à l'higoumène Dmitri, ne sachant ce que Dieu en pensait, et opta pour le second qui avait l'air bien sévère, que l'on vient voir comme un starets et qui n'avait pas de temps pour moi, et d'ailleurs, j'étais entrée acheter du pain et des pirojki, et ne m'étais absolument pas préparée à ouvrir mon âme à un starets.
Je lui dis que m'avait bien plu le père Corneille, que j'avais vu officier à la campagne. "Tous nos moines, ici, sont des saints!" me déclara-t-elle avec foi.
Elle est venue de Moscou s'installer à proximité de saint Nicétas et de l'higoumène Dmitri, et elles sont plusieurs comme cela, sous la maternelle direction de mère Solomonie. "Voyez, me dit-elle, je me plains parfois de ne pas avoir de temps pour rencontrer des gens, et ils viennent d'eux-mêmes, comme vous, au magasin! Quand c'est la volonté de Dieu..." Elle est divorcée et vit seule, mais forme une sororité avec les autres filles spirituelles du père Dmitri. "Que pourrions-nous désirer de plus que de vivre entre femmes"? me demande-t-elle. Je n'ai pas osé lui dire que j'aimais plus que tout la compagnie des hommes et que me trouver environnée de femmes me donnait plutôt des angoisses...


1 commentaire:

  1. Quelle écriture enlevée subtile espiègle selon les temps du récit.
    Je me suis crue un instant à tes côtés Laurence écoutant la conversation.

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