le sachet à prosphore |
D'ailleurs je garde un léger espoir qu'il feigne, et c'est un espoir que je partage avec un membre du clergé, qui trouve même cette excuse au comportement parfois incompréhensible du patriarche, lequel a quand même pris soin de mettre partout des hiérarques jeunes et proches des fidèles, comme notre évêque, comme s'il avait su que nous allions en avoir besoin. Dieu sait ce qui se passe en sous-main, la technologie contemporaine donne aux malfaiteurs et aux mégalomanes délirants un potentiel de nuisance infini.
De me retrouver avec les orthodoxes de Pereslavl me redonne de la force. On sent qu'ils ont l'habitude des persécutions. J'observe que les Russes ont une grande capacité de résistance passive. Les lois ont souvent été ici si oppressives que tout le monde les contourne instinctivement. Et on n'en parle même pas, on ne les commente pas, on les contourne. Cela rend furieux les esprits totalitaires, qui réclament alors de la répression à cor et à cri, le knout, le pal, le goulag.
J'ai parlé avec une des vendeuses de cierges, elles sont toutes adorables. Je lui ai dit que l'atmosphère de Pâques m'avait un peu évoqué les années 30. "Mais non, me dit-elle, c'est pire, ce sera pire, s'ils nous installent le camp de concentration numérique.
- Mais alors que faire?"
Elle me regarde en riant: "On trouvera bien un moyen de se débrouiller, avec l'aide de Dieu!"
Debout dans l'église, où tout le monde respectait la distance de sécurité, je sentais mon coeur fondre comme du beurre. Au moins n'est-il pas endurci... De l'un à l'autre se tissait un réseau invisible de solidarité, de bienveillance, d'amour évangélique, cela dont on voudrait nous priver en nous habituant à vivre en cage. Car c'est là le seul réseau qui compte, celui de l'amour et de la prière, un réseau qui mettait, au moyen âge, en correspondance mystérieuse des saints qui ne s'étaient jamais vus, comme sainte Geneviève de Paris et saint Syméon le Stylite, un réseau terriblement atrophié chez tous les mutants post-industriels mutilés par des décénnies de connerie, de tyrannie bureaucratique et technologique, de dressage dans les écoles ou devant les écrans, et de totale privation de toute expression artistique collective spontanée. Pour reconstituer ces réseaux, je ne connais que deux moyens, la pratique religieuse et la pratique de sa tradition orale et musicale, qui y préparent, deux puissants contrepoisons qui mettent les gens en communion. Les technologies numériques placent des individus isolés en communication, alors que dans les siècles passés, ils étaient en profonde communion, les uns avec les autres, dans le présent, et avec leurs ancêtres, dans le passé, et aussi avec leur environnement, avec le cosmos, qu'ils n'avaient pas besoin de conquérir, car ils en étaient constemment irrrigués, ils en faisaient partie, l'idéal n'était pas la conquête, mais le salut. Je sais qu'il est absolument impossible d'expliquer cela à ceux de la conscience inférieure, cramponnés à l'illusion du Progrès et de l'homme augmenté, de l'homme nouveau ou du surhomme, et je lâche vite prise, désormais, avec eux. La seule chose qui m'importe, est qu'ils nous laissent tranquilles. Mais cela n'arrivera pas non plus, où qu'on soit dans le monde. Car le mépris que nous avons de ce qu'ils prisent si fort, et dont nous n'avons pas besoin, ne les laisse pas en repos.
Il y avait là quelques cosaques, pour veiller sur nous. J'ai acheté un joli petit sachet de brocart pour mettre les prosphores de communion et éviter l'abominable sac en plastique. Il paraît que c'est la femme du père Alexeï qui les confectionne. Comme en ce moment, les prêtres sont encore plus fauchés que d'habitude, cela peut améliorer l'ordinaire.
La vendeuse de cierge m'a demandé de rester après l'office, parce que la télé locale venait tourner, et qu'il nous fallait faire coucou sur le parvis. D'accord, nous voici tous sur le parvis, et là, adieu la distance de sécurité. Le prêtre sort, et me fait signe d'approcher, pour me mettre à côté de lui, et l'opérateur nous crie de resserrer les rangs pour entrer dans le cadre:"Et la distance, la distance?
- On s'en fout, de la distance." me souffle quelqu'un.
Bon...
Le soir je recevais Katia, son père spirituel le père Vadim, et Alexandre le cosaque avec sa femme Natacha et leurs nombreux enfants. Les enfants n'étaient pas prévus au programme mais les aînées voulaient faire connaissance, au lieu de garder les plus jeunes; je ne savais seulement pas où les asseoir, et nous avons fait deux services. Je voyais cette famille depuis longtemps à la cathédrale, mais je n'arrivais pas à me décider à organiser un dîner. Alexandre est arrivé en costume de cosaque. Cela fait peut-être ricaner le post-soviétique mais moi, cela me convient. Un cosaque habillé en cosaque dans ce monde de merde de la camisole de force numérique et des technocrates au costar consubstantiel et à l'oeil de ptérodactyle, est pour mon âme un beaume parfumé. Je trouve qu'il y a presque là de l'héroïsme à persister dans le caftan et la chemise russe. Le plus jeune, Gricha, avait lui aussi son costume de cosaque, et toujours son air sérieux de petit homme. Je redoutais ce troupeau d'enfants, mais ils se sont extrêmement bien conduits. Les adolescentes, Marina et Sophia, ont l'air intelligent, sain, gentil et elles m'ont fait la vaisselle. La petite Evdokia m'a fait un câlin. Marina et Sophia apprennent le français à l'école, elles avaient des tas de questions à poser, et voudraient prendre des cours, c'est aussi pour cela qu'elles tenaient à venir. Leurs parents, qui ont étudié la diplomatie et les sciences politiques, souhaitent qu'elles acquièrent un français classique de bon niveau et pas un sabir contemporain déformé. Je peux les aider, de ce côté là, pas de problème.
Natacha me plaît beaucoup et m'a toujours plu, elle me semble intelligente, équilibrée, et j'aime bien sa façon de s'habiller, simple, digne et harmonieuse. Son mari est extrêmement gentil et touchant, mais il n'arrête pas de parler, au point que personne ne peut en placer une. Sa femme, qui essayait parfois de l'arrêter, en riait avec des coups d'oeil impuissants. Son idée est que pour sauver la France, il faut que des Français et des Russes se cotisent pour commander une icône de la synaxe des saints russes et français; et cette idée, il l'a suivie toute la soirée. D'après lui, déjà rien que d'y avoir pensé et de nous rassembler à quelques uns ferait intervenir les saints des uns et des autres. Natacha, comme Katia et moi-même, pense que les bonnes volontés orthodoxes doivent se réunir, que nous devons tous nous soutenir mutuellement en ces temps difficiles, et aussi organiser des manifestations culturelles. Bref nous nous sommes tous très bien entendus.
Leur impression est que Poutine ruse, que se produisent des luttes souterraines effroyables, avec des chantages et des pressions que nous n'imaginons pas. Je l'espère. Parce que si le nouvel ordre mondial avale la Russie nous n'aurons plus aucun refuge sur cette terre.
J'avais fait un petit salé aux lentilles et des oeufs à la neige, je n'avais pas préparé d'oeufs à la neige depuis au moins quinze ans. Je n'ai pas perdu la main, ils étaient très bons, j'avais mis de la canelle, parce que je n'avais pas de vanille.
Evdokia m'a fait une réflexion sur mon jeans. J'aurais dû mettre une jupe, et d'ailleurs j'ai failli, dans la famille, la jupe est comme le costume de cosaque du père, une sorte d'étendard: non aux vêtements unisexes, non aux vêtements américains! Et si j'étais cohérente, je ferais pareil, mais qui dit jupe dit collants, sauf en été, enfin en tous cas, pour recevoir les cosaques, il me faudra faire un effort!