Ce matin, soleil magnifique, mais retour du
gel, routes glissantes, jamais les routes n’ont été plus mauvaises à Pereslavl
qu’en ce moment. Les années précédentes, on passait de temps en temps le
chasse-neige. Cette année, rien. L’administration, si pressée de bétonner les
rives du lac, se fout éperdument de l’état des rues, des trottoirs, pas son
problème. Son problème est de saccager la ville et de la livrer aux promoteurs.
Sonia, la « fille spirituelle » de ma pensionnaire, voulait me présenter une « artiste » rencontrée sur le
trajet en Blablacar. J’y ai consenti. C’est une bonne femme très gentille, qui
ne savait que faire pour m’honorer, et m’a prise dans ses bras pour m’exprimer
son affection, mais sa maison et ses créations représentent le summum du
kitsch, et je me suis vue gratifier de l‘une d’elles. Cette femme est une Russe
de Khirguizie. Ses grands-parents, victimes des répressions staliniennes,
avaient été déportés là bas. Elle-même, en dépit de cela, était une komsomole fervente, qui pleura le
jour où Eltsine détruisit l‘URSS. Insultée dans sa jeunesse par un officier
khirguize, elle trouva tout à fait normal de le dénoncer « par
principe », car tous les peuples de l’URSS étant frères, il était
inconcevable de l’injurier sur la base de sa nationalité. L’officier y a laissé
ses épaulettes.
Au moment de la chute de l’URSS, les Russes ont été l’objet de toutes sortes de brimades. Elle est alors partie. Eblouie par Paris, elle m’a quand même avoué qu’elle avait trouvé la ville complètement africanisée et sale. Dans un bus, elle a vu des Français terrorisés par un grand black ivre et dans la rue, elle s’est fait jeter des canettes vides à la figure par de joyeux représentants de notre diversité. « A Moscou, de pareils comportements seraient impensables, et d’ailleurs nos immigrés ne se conduisent pas comme les vôtres ». Ce que je ne conteste pas du tout.
Au retour, j’ai vu le monastère Nikitski, blanc, étincelant, avec ses croix qui brillaient comme des étoiles, monter comme une nef fantastique sur une vague de neige. Des constructions poussent comme des champignons n’importe où sur les berges du lac. On se dépêche d’occuper le terrain, car on sent le soutien du gouverneur et de toute la mafia qui est derrière.
J'ai dit à Sonia que j’essayais de mettre à profit le carême pour surmonter la
colère et le chagrin que m’inspire le saccage de la ville et du lac. Outre qu’à
mon avis, elle ne voit pas où est le problème, elle m’a répondu que le carême
était plutôt pour elle un moment d’amour, et moi, bien sûr, l’ourse des cavernes
mauvais caractère, j’en manque beaucoup, je le sens ! Je ne dis pas que je
n’en manque pas, d’ailleurs, mais je me méfie de ceux qui le brandissent comme
un étendard.
Le carême me met dans un état étrange, enfin
disons le mot, plus ou moins dans un état de grâce. Je ne sais pas comment cela
se fait. Il y a des moments où le travail qui se fait dans la pâte de notre
être commence brusquement à devenir plus apparent. Cet état n’est hélas pas
constant, mais j’ai une curieuse sensation de sortie du monde, le monde compris
comme tout ce qui ne fait pas partie de ma vie intérieure et la compromet, qui
lui est antinomique. Ce dont l'irruption annule cette communication subtile avec ce qui vient de l'autre monde. Ma pensionnaire a une notion de l'« amour » qui me fait penser aux catholiques protestantisés de l’après
Vatican II, les "frères" et les "soeurs", la communauté, le phalanstère chrétien. Saint Séraphin de Sarov ne parlait pas d’amour mais d’acquisition
du Saint Esprit, car c’est la condition d’une aptitude à l’amour véritable. Je
me rends parfaitement compte que j’en suis loin, mais de grâce, que l’on ne me
propose pas de la fausse monnaie en chocolat. Je mène donc ma lutte carémique
pas à pas, pour surmonter, comme je l’ai dit à cette jeune femme, et j’insiste.
Pour laisser l’Esprit entrer en moi et faire le travail qui n’est pas à ma
portée.
Je n’étais pas sûre de trouver le courage
d’aller aux vigiles, je l’ai eu. Je me suis dirigée direct sur monseigneur
Théoctyste, qui confessait. Je lui crache le morceau, sans fioritures, de mes
dernières peccadilles. Et puis je le regarde, parce que c’était court, mais je
n’avais plus rien à ajouter. «Tout va bien, me dit-il, avec un sourire attendri
et ironique, tout est normal ».
Bon. Mais en fait plus tard, je me suis rendu
compte que j’avais oublié des moutons sous le tapis. Ce sera pour la prochaine
fois.
Je suis tombée sur deux de ses homélies, sur
la page de l’éparchie, et j’ai été sidérée de voir à quel point elles collaient
avec mes réflexions et révélations actuelles.
Les
interprètes des paroles de Moïse et d'Isaïe croient que les prophètes se sont
tournés vers le ciel et la terre pour la raison que les gens n'étaient pas prêts
à entendre ces paroles, mais il était néanmoins nécessaire de les prononcer,
car c'était exactement le commandement de Dieu.
Le moine André de Crète utilise cette adresse dans un contexte complètement différent, il ne proclame pas ce qui a été reçu de Dieu, il prononce ses propres paroles, mais en même temps il ne s'adresse pas aux gens, il s'adresse au ciel et à la terre. Cet appel peut être compris de deux manières différentes. Le premier est assez évident: par le ciel et la terre, on peut comprendre le Créateur, car c'est à lui que s’adresse la repentance. La deuxième manière de comprendre les paroles de Saint-André n'est pas si évidente: elle découle de la pensée que chaque personne est connectée non seulement avec toutes les autres personnes, mais aussi avec le monde entier, à la fois visible et invisible. Si vous percevez l’homme de cette manière, il s'avère que le péché n'est pas l’affaire privée d'un individu, c'est quelque chose qui affecte tout le monde et tout, par conséquent, la repentance non plus n'est pas l’affaire privée de chacun de nous, c'est quelque chose qui concerne tout le monde. C'est pourquoi l'auteur du grand canon de repentance appelle le ciel et la terre à témoigner de la sienne.
Malgré toutes mes indignations, qui me rendent
irritables, j’ai la conscience aigue de ce qui est exprimé ici, ce que chez
Dostoievski on appelle la responsabilité collective, assortie d’un salut non
moins collectif, c’est la conscience de ce fait qui pousse Mitia Karamazov à
assumer le crime qu’il n’a pas commis mais auquel tous ses frères et lui-même
ont plus ou moins consciemment participé. C’est dans cette perspective que je
me donne pour but de mon carême de surmonter mon indignation, ma colère, mon
chagrin, car l’humanité est une, et sans le vouloir, je participe à ses oeuvres
de mort, de destruction et de honte. Or c’est à son salut qu’il faudrait
participer.
Ensuite, j’ai lu son sermon du dimanche du
pardon, car sur place, comme il a une voix plutôt sourde, je n’en comprends pas
les trois quarts.
En plus
des déclarations critiques concernant le rite du pardon, chaque année avant le
début du carême, de nombreuses personnes commencent à partager leurs propres
découvertes étonnantes, ils rapportent que pendant de nombreuses années, le
carême était inébranlable et obligatoire pour eux, mais récemment, ils ont
réalisé qu'il est possible de ne pas suivre le paradigme imposé de l'Église et
de ne pas jeûner du tout. Ils disent que les carêmes sont devenus leur affaire
personnelle et que le ciel ne leur est pas tombé sur la tête. Je suis très
heureux pour ces gens, car cela signifie qu'ils ont cessé d'être porteurs de la
conscience païenne et se sont rapprochés du christianisme. En disant cela, je
ne suis pas du tout ironique. Laissez-moi vous expliquer ce que je veux dire.
Dans son
catéchisme sur la Sainte Pâque, saint Jean Chrysostome rappelle la parabole du
Christ sur les ouvriers qui ont reçu le même salaire, saint Jean interprète
cela en relation avec la pratique du jeûne et dit qu'il y a des gens
différents, il y a ceux qui ont jeuné tout le carême, il y a ceux qui ont jeûné
une partie, et il y a ceux qui s’en sont complèetment passés, mais cependant:
«Vous qui avez jeûné et vous qui ne l’avez pas fait, réjouissez-vous
aujourd'hui. Le repas est copieux, - mangez à satiété; le veau est gras - ne
laissez personne avoir faim; que tous jouissent de la fête de la foi; que tous
profitent de la richesse de la bonté. " Dieu appelle tout le monde à la
fête de la Pâque, quelle que soit l'attitude de chaque personne envers le
jeûne. Pour les chrétiens, c'est une pensée tout à fait évidente, on comprend
parfaitement que le jeûne n'est pas un sacrifice à une divinité exigeante,
c'est un exploit miniature que l’on prend volontairement sur soi de faire et
qui est nécessaire non pas à Dieu, mais à nous-mêmes. Il est nécessaire afin d'essayer
d'éliminer tout superflu et de libérer ses pensées et son temps pour accomplir les commandements
du Christ. Nous savons que le Christ n'a pas donné à ses disciples le
commandement du jeûne, il n'a jamais rien dit sur la discipline du jeûne, il
n'a pas dit: "Par ceci tout le monde saura que vous êtes mes disciples si
vous jeûnez strictement sept semaines avant Pâques", il a dit plutôt «À
ceci tous connaîtront que vous êtes mes disciples, si vous vous aimez les uns
les autres» (Jean 13:35). Mais comment apprendre cet amour? L'expérience de
l'Église dit que le moyen le plus sûr et le plus fiable est la maîtrise de soi
volontaire. C'est tout à fait compréhensible et naturel, si nous nous souvenons que l'amour dont le Sauveur a parlé n'a rien à
voir avec l'amour dans notre compréhension quotidienne, avec l'amour comme
sentiment. L'amour commandé par le Christ est une activité, c'est un abandon
de soi en faveur du prochain. C'est quand
nous dépensons du temps et de l'énergie non pas pour nous-mêmes, mais
pour les autres. Quand nous ne faisons pas ce que nous voulons, mais ce dont un
autre a besoin. Lorsque nous changeons nos plans pour ceux qui ont besoin de
nous. L'amour du Christ est impossible sans abstinence. Le Seigneur ne nous a
pas commandé de jeûner, mais il a commandé l'enseignement incessant de l'amour.
Il est également important qu'Il ait montré comment atteindre cet objectif et ce qu'est l'amour - Il a
lui-même commencé son ministère auprès des gens par un jeûne de quarante jours
dans le désert, il s'est limité lui-même dans ses besoins humains les plus
fondamentaux afin de manifester un amour parfait. .
Par notre jeûne, ou plutôt par nos tentatives de jeûner, nous imitons notre Sauveur pour nous rapprocher d'au moins un demi-pas de l'accomplissement de ses commandements. Tel est le sens, tel est le but. Tous les autres objectifs du carême sont erronés à un degré ou à un autre. J'espère que vous et moi comprenons bien cela. Autrement, si quelqu'un pense que le jeûne est une condition préalable au digne accueil de la Pâque ou que c'est une sorte d'hommage à Dieu, alors je conseille à ces personnes de s'abstenir de jeûner, grâce à cela vous pourrez comprendre que Pâques ne disparaîtra pas pour autant et qu’aucun châtiment ne vous tombera dessus, et vous pourrez vous libérer de la vision païenne du monde. Je le répète, le carême n’est pas un exigence de Dieu, c’est une exigence de notre nature déchue exprimée par l’Eglise, c’est nous qui avons besoin du carême pour nous rapprocher de l’accomplissement du commandement de l’amour.https://www.facebook.com/PereslavlEparhia/posts/1782054558638170?__cft__[0]=AZVtjXCglBQRn0Fh6oqycgSisMoKTojNlbQjq4CgOnP5Ch_3y-1JKkqVL1N5GNEiaLrz6wbBe7vHdQW2WSO3eFqxiG8jyjfY0OpRnUqBvT0QaiqjJPCdvW1rPF_SLaUCKYUcreUQHBCABTWaDcjI6erj&__tn__=%2CO%2CP-R
Cette homélie m’est apparue comme
complémentaire de la première, qu’elle précède, en tous cas pour ce qui me
concerne, pour ce que je suis en train de vivre, c’est-à-dire peut-être mon
premier vrai carême depuis que je suis orthodoxe. En ce qui me concerne, il me
faut apprendre à chercher au fond de moi la beauté qu’on me vole à l’extérieur,
que l’on vole à mes frères les hommes de plus en plus déchus et confus, pour
être capable de les aimer, par delà la colère et le chagrin, il est vrai que je
n’éprouverais rien de tel si j’étais indifférente à ce qui il advient d’eux, et
par la même occasion de moi. Or il m’arrive d’entrer dans un dialogue
silencieux avec ce qui monte du fond de moi-même et m’apporte un autre genre de
beauté et de paix. Et disparaissent alors les sentiments incompatibles.
Merci Laurence pour ce partage.
RépondreSupprimerChaleureusement,
Astrid
Long et beau texte. Bon carême Laurence.
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