dimanche 1 août 2021

Avant l'avènement des gnomes

 


Après une dernière soirée à la rivière Khapior, je suis rentrée de nuit, par la piste, à la  stanitsa. L'air sentait l'absinthe, il soufflait un vent puissant et tiède, il avait soufflé toute la soirée, pendant que chantaient les cosaques dans l'obscurité croissante. Une des responsables de la manifestation voulait absolument brancher une sono "pour les jeunes", Skountsev s'y est opposé à juste titre. Car pour les jeunes il était justement extrêmement important d'apprendre à écouter et de sortir de l'univers du vacarme et du faux-semblant. 

La nuit est très noire dans le Don, avec des étoiles très vives, mais des nuages les cachaient en partie. Il en traînait de grosses et presque dorées, dans les ténèbres que des éclairs de chaleur hantaient de brusques déploiements vacillants, une danse enflammée de séraphins tout à tour invisibles et révélés.

Le lendemain, je devais repartir pour Moscou avec Sergueï le militaire et sa jeune femme Sacha, et puis un autre jeune homme arrivé au dernier moment, mais toute cette compagnie changeait sans arrêt d'avis. Il paraît que c'est un trait des cosaques, nous sommes comme ça, nous sommes spontanés. On est sans arrêt en train de les attendre, on ne sait jamais ce qu'ils vont faire. Mais ils font preuve d'un grand charme, distribuant câlins et sourires désarmants.

Skountsev en est un exemple extrême, qui épuise même ses compatriotes. Il est, comme on dit, pour l'utilisation des compétences. Avant le départ, il a fallu faire le taxi pour lui, et comme il restait quelques jours de plus, rapporter à sa femme des bagages qui pesaient un âne mort, et que si son ascenseur avait été à nouveau en panne, ni elle ni moi n'eussions pu transporter au dixième étage!

Afin d'avoir la paix pendant qu'il promenait le maître et installait ses bagages dans notre coffre, Serioja, le militaire du Kremlin, qui s'était décidé finalement à rentrer avec moi, m'avait laissée au musée Fiodor Krioukov, grand écrivain cosaque qui était originaire de la stanitsa de Skountsev. Moyennant quoi, je ne sais ce qu'il est advenu; dans la bagarre, du sac où j'avais mis la bouffe de la chienne, la botte d'absinthe que j'étais si heureuse d'avoir cueillie, et le bocal de boeuf en conserve maison qu'on m'avait offert au camp.Le conservateur était ravi de tomber sur une Française passionnée par les cosaques et m'a interrogée sur mon itinéraire. Je lui ai pris, à sa grande joie, les oeuvres complètes du grand homme local. Il m'a donné sa carte en me suppliant de revenir. Mon taulier Kolia, de son côté, m'a dit qu'il m'attendait l'année prochaine. 

En quittant sa rue, j'ai aperçu à nouveau la bignonne et ses trompettes oranges. J'ai conduit tant qu'il faisait jour et le Don m'a offert pour mon départ un soleil  chatoyant, presque rose, pris dans des vapeurs à la fois colossales et légères, bouclées, translucides, violettes au dessus d'immenses champs de tournesols d'un jaune intense et gras, avec les brûlures circulaires de leurs centres bruns. Ce pays m'apportait des éléments du mien, de mon midi français, dans un ensemble pourtant absolument dépaysant qui sent déjà la Grèce et la Turquie, et aussi l'Asie géante, béante qui s'étend d'ici jusqu'à la Chine. La végétation aride n'est cependant pas vraiment méditerranéenne, car si la mer n'est pas encore si loin, aucune chaîne de montagne ne vient faire obstacle au souffle énorme de l'arctique. Les hivers sont très froids, plus brefs que dans le nord, mais très froids, et les étés torrides. Je pensais aux souvenirs d'une Française, qui avait visité le sud de la Russie avec son mari vers 1850. Elle disait qu'elle avait l'impression de rêver, d'être dans une sorte de conte hallucinant, et évoquait un jeune cosaque de son escorte, qu'elle avait vu jouer avec un aigle. J'imagine bien, car dans ce même pays, pourtant dénaturé par la modernité, je ressentais quelque chose de comparable. La rivière Khapior, les falaises en moins, me rappelait l'Ardèche des années 50, par son aspect désert et sauvage, son cours capricieux. Les cris des enfants, ou les chants des adultes, ne me gênaient pas dans ma contemplation, alors que la radio me révulse. Je m'éloignais contre le vif courant, sur ce sol de sable doux et meuble, et je regardais le ciel reflété dans ces eaux lisses. La lumière froissée, et le soleil qui s'y berçait, dans un halo doré, ne me blessaient pas les yeux et révélaient des formes qui me restaient indiscernables, quand elles ne m'étaient pas traduites par ce miroir magique.

Le jeune cosaque dernièrement arrivé me parlait de son pays avec lyrisme, ce n'est pas un hasard si le Donbass résiste avec tant d'héroisme, il me semble d'ailleurs davantage le prolongement du Don que de l'Ukraine, mais j'ai fait très plaisir au conservateur du musée Krioukov en lui disant: "Vous savez, pour moi, les Grands Russiens, les Ukrainiens, les Biélorusses et les Cosaques, ce sont juste différentes sortes de Russes, et je crois que c'est Dostoievski qui disait avec raison que rien n'est pire que des Russes qui rejettent leur russité." Ce garçon me suggérait d'aller sur les bords de la mer d'Azov, que j'imaginais comme une sorte de lac salé, mais pas du tout, il m'en vantait les vagues magnifiques, les paysages arides et les champs de lavande...

Sérioja a pris le volant à la nuit tombée, mais en cours de route, il m'a demandé de le remplacer une heure, et je me suis aperçue que ma voiture éclairait bien peu la route en position de code. Lui aussi s'en était aperçu, mais il est jeune, et cela ne le gênait pas trop. A un moment, j'ai été suivie par une voiture de police tonitruante, et je me mettais sur le côté pour la laisser passer, or elle me poursuivait. "Pourquoi ne vous arrêtez-vous pas quand on vous suit? 

- Mais je croyais que vous vouliez juste me dépasser parce que vous étiez pressés...

- Et le geste de notre chef, pour vous faire garer sur le bas côté?

- Je n'ai pas vu le geste. Le chef non plus.

- Madame, il faut vous faire remplacer, vous êtes fatiguée. Votre vigilance en souffre...

- Oui, c'est vrai mais justement, mon équipier va prendre la suite..."

Pour être honnête, la femme de Sérioja n'avait pas vu non plus l'officier nous faire ce geste. Et  je ne sais d'ailleurs même pas pourquoi il l'a fait. Mais ils ont été très gentils, ces flics, ils ont le respect des grands-mères. En réalité, jusqu'à la tombée de la nuit, Sérioja était bluffé par ma façon de conduire, il me donnait même quelques avis, à la fois admiratifs et goguenards. Cela me rappelait certains retours de concerts où les cosaques me surnommaient Schumacher et disaient à Micha, qui avait la conduite agricole: "Donne le volant à Laura, sinon, on n'arrivera jamais..." 



Je réfléchissais, pendant ce voyage, à ce qui m'attirait particulièrement chez ces sacrés cosaques, chiants, machos et complètement dingues, et leur merveilleux folklore. C'est un mélange de gravité et de malice goguenarde, de sauvagerie et de douceur, de noblesse, d'insolence, de vitalité, le culte de la bravoure, l'amour de la nostalgie et du rêve, le lyrisme, la folle générosité, toutes choses que la modernité abhorre, qu'elle tourne en dérision et qu'elle persécute. Un petit garçon est venu avec une sorte de fierté très sérieuse demander à Skountsev s'il pouvait se servir de son accordéon. Tous les gosses que je voyais dans ce camp, même si leurs parents sont dispersés loin de leurs terres ancestrales, grandissent à la lumière de ce soleil sauvegardé, entre un père barbu ou moustachu, et une mère qui, sans être effacée, tient son rôle, ils apprennent à se battre et à rêver, à admirer et à aimer, à faire éventuellement le sacrifice de leur vie; ils apprennent à être des hommes au sens où on l'entendait autrefois, avant l'avènement des gnomes.




7 commentaires:

  1. Merci, Laurence, pour votre beau récit de voyage au Pays des Cosaques.
    Là, il n’est nullement question de folklore ; de la VRAIE VIE seulement !

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    1. Mais le folklore, c'est la vie, c'est le chant de la vie...

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  2. Très beau. Titre du livre de la française, Laurence ?

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    1. С'est vrai, cela ferait un beau titre. Mais j'en suis à la traduction de mes précédents livres et à l'écriture de mes souvenirs d'enfance, qui n'avancent guère! si Dieu me prête vie, il pourra faire pour quelque chose d'ultérieur!

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    1. ah c'est terrible. On persécute les gens qui fument dans les endroits publics, mais on nous impose ce vacarme affreux partout où l'on voudrait se détendre.

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  4. Понятие бытия;Бытие́ — 1) объективная реальность; то, что существует; 2) существование; 3) жизнь;A folklore c'est la parodie de "бытия".Iakov.

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