mardi 17 août 2021

Henri et Michelle

 


Les poires se raréfient, j'en vois le bout. Le père Vassili est venu avec trois de ses enfants ramasser les dernières. Il y en a qui ne sont pas récupérables et que mangeront les guêpes, les fourmis, les oiseaux et les souris, il faut bien que tout le monde en profite, et je suis épuisée. Car avec ça, il faut aussi entetenir le terrain, faucher un minimum... Mes topinambours ont des dimensions gigantesques, c'est vrai qu'ils éliminent la berce du Caucase, mais j'ai dû en tailler quelques uns, j'en ai profité pour faire un bouquet qui semble bien tenir. J'ai vu avec satisfaction que j'avais des grenouilles, des petites grenouilles vertes; et je vais faire une mare, puisque à certains endroits, j'ai trente centimètres d'eau en permanence... Les saules poussent à vitesse vertigineuse. Mon saule crevette a pris plus d'un mètre en trois mois, il est plus grand que moi.

La dernière fois que j'ai eu un cours avec Skountsev, j'ai appelé mon petit voisin Aliocha. Skountsev n'était pas très chaud, mais Aliocha s'en est très bien sorti, il comprend vite, j'en étais moi-même étonnée. Skountsev l'a félicité et lui a dit qu'il avait une très bonne balalaïka (balalaiker...) Quand quelqu'un n'intéresse pas Skountsev, c'est tout de suite visible.  Il lui dit: "Bon, écoute, pas la peine de perdre ton temps, on n'est pas tous obligé de jouer de quelque chose..." Et c'est bien, autant que je fasse profiter Aliocha de mes séances... Parce que sinon, en plus de tout le reste, je dois l'accompagner aux leçons de Katia, puisque je lui ai offert l'instrument et l'ai poussé à en jouer... Et moi, je veux bien jouer de la balalaïka, mais c'est un peu trop, pour moi, j'ai assez des gousli et de la vielle. Et des séances de traduction avec mon éditeur Slava...

Pour me remercier, Aliocha, tout joyeux, m'a rapporté un pin de la campagne. Il m'assure qu'il poussera dans mon marécage et me cachera vite la maison moche...

Ce matin, épuisée, j'ai pris le chemin de Serguiev Possad, où je devais retrouver une famille franco-russe qui vit en France et que je n'avais pas vue depuis deux ans. Nous avons fait une photo de groupe au monastère, mais je ne donne ni la photo ni l'identité, car étant donné que la France est une démocratie modèle, ils ne tiennent pas à attirer l'attention sur leur voyage et ses dates. Ils ont eu tous les problèmes du monde à venir dans notre épouvantable dictature en zone rouge, pour leur bien, sans doute, Big Brother veille sur les administrés de Macron. Le couple était excédé et consterné par le climat qui règne en France, la dictature qui s'installe, la menace de la vaccination obligatoire des enfants... Le mari, comme j'évoquais au restaurant les tentatives locales pour nous imposer le même délire, m'a répondu: "Ce qui sauve la situation ici, c'est le bordel russe!" Et c'est en effet là dessus que je compte moi-même, le bordel et la résistance passive. Une amie à lui, journaliste, a évoqué le cas d'un collègue qui, pour avoir fait allusion aux activités mafieuses d'un homme politique, avait retrouvé chez lui la serrure changée, et à l'intérieur, sur son réfrigérateur, une photo de ce dernier qui lui souriait gracieusement, en guise d'avertissement sans frais. 

"C'est joli, s'est exclamé mon ami, oui, je dirais même que c'est presque élégant.

- En effet, ai-je renchéri, cela me rassure, dans un sens, c'est en quelque sorte profondément local, pas du tout mondialiste. Ivan le Terrible aurait pu faire pareil, c'était assez son genre d'humour.

- Oui, et puis quand même, a observé la journaliste, il avait beau être un vampire, il employait ses forces à construire le pays plutôt qu'à le détruire!"

J'étais profondément émue de les voir, les enfants ont tellement grandi, ces deux ans me paraissent une telle fracture avec ma vie précédente... J'avais une mission à leur confier, emporter en France la bague de fiançaille de ma mère, afin de la remettre à mon filleul pour sa jeune femme. Bien sûr, je pourrais attendre d'être en mesure de le faire moi-même mais Dieu sait quand cela se produira et si jamais il m'arrivait quelque chose, je ne sais pas ce que deviendrait cette bague. Maman aurait souhaité qu'elle revînt à la femme de ce jeune homme. Je me suis fendu d'une lettre. Et à cette occasion, je suis tombée sur une photo des fiançailles de mes parents, je l'ai jointe à l'envoi. En réalité, j'étais complètement bouleversée de me séparer de ce bijou, et en même temps, il est clair que je ne l'emporterai pas avec moi. Et que comme m'a dit maman en me le donnant, il va mieux au doigt d'une jeune femme... Je l'ai remplacé par la bague ancienne de ma tante Jackie. 

La photo elle-même m'a terriblement touchée. Je l'ai scannée. Je l'ajouterai à mon "Album de famille", mes souvenirs d'enfance, que je voudrais bien retrouver le temps et la disponibilité d'esprit de rédiger, or je n'en finis pas de traduire et corriger mes livres précédents. J'en suis de plus en plus surmenée. Les gens de ma famille continuent à vivre en moi, je suis leur sanctuaire, peut-être leur salut, je leur dois ce livre. Maman m'avait suppliée de l'écrire, juste avant de tomber malade, et elle ne l'aura pas lu. Quand à mon père, je l'aime comme s'il avait accompagné toute ma vie, et d'une certaine façon, il l'a accompagnée, de son énorme absence physique et peut-être de sa présence mystique. Je ne peux penser à sa mort sans avoir les larmes aux yeux.





3 commentaires:

  1. Vos parents, Laurence : prestance, élégance et dignité ; trois qualités que l'on ne voit guère rassemblées chez un jeune couple aujourd'hui. Vous pouvez être fière d'eux !

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  2. Quel beau couple que celui de vos parents Laurence.
    Quand je lis tout ce que vous faites, je comprends votre lassitude. Pensez à vous reposer de temps en temps afin de profiter de votre vie dans votre Patrie spirituelle et pas que ..... vous savez si bien traduire l'âme et le comportement des russes comme par exemple le résistance passive.... Continuez à m'enchanter avec vos récits qui font vivre tout l'amour que j'ai pour ma Russie même si je sais combien elle change mais où l'on peut encore trouver des racines anciennes. Amicalement

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