mardi 20 décembre 2022

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Extrait:

Fédia, à l’étape de Pereslavl, au retour de Rostov, réussit à fausser compagnie au convoi pour revenir au village. Alors que tout le monde était couché au monastère saint Nicétas, il annonça au détachement cosaque son intention d’aller se baigner nuitamment dans la source de saint Nicétas le stylite, ce qui déclencha toutes sortes de commentaires grivois auxquels il fit semblant de ne rien comprendre. Il se fit ouvrir la porte et s’esquiva discrètement à cheval.

 La lune inondait la surface du lac, et des nuages y miraient leur troupe évanescente, aux draperies blêmes et métalliques. Il longeait ses vastes berges escarpées et désertes, couvertes de graminées et de fleurs sauvages que balayait un vent doux. Avec exaltation, il revit la plage où il avait incarné Yarilo et dansé jusqu’à l’extase. Il mit pied à terre, s’agenouilla sur le sable humide, baigna ses joues d’eau fraîche, laissa son cheval boire et marcher tout seul. Le monastère, posé sur la colline, se désintégrait dans la pénombre brumeuse et lunaire, ses coupoles allumaient des étoiles sourdes audessus de l’eau argentée qui se plissait en chuchotant.

 Il atteignit le hameau, et vit qu’une lumière brillait encore, à la fenêtre de l’isba où vivait la rouquine, une faible lumière. Il attacha son cheval à distance, dans un bosquet, et s’approcha pieds nus, ses bottes à la main. Il enjamba la barrière. Le chien, qui le reconnut, vint le renifler en jappant, il le caressa pour le faire taire. La porte s’entrouvrit et il chuchota : « Paracha… C’est moi. Yarilo… »

Il voyait sa chevelure rousse enflammée par la lueur qui provenait de l’intérieur de l’isba. Elle s’élança à sa rencontre, et il la reçut sur sa poitrine, entre ses bras ouverts qu’il referma aussitôt, la faisant tourner et la soulevant, et l’embrassant à pleine bouche. Elle l’entraîna dans l’isba, où elle lui annonça qu’elle était enceinte, et qu’elle aurait de lui un enfant magnifique, car son mari ne lui en avait jamais donné, mais Yarilo l’avait investi, lui, Fédia, pour remédier à cet état de choses. « Comment pourrait-il te faire un enfant, il n’est jamais là ? » s’étonna Fédia.

 Elle éclata de rire : « Il est parti faire un chantier, à Yaroslavl.

– Et il est content de la perspective ?

– Oui, il est content, nous aurons quelqu’un pour s’occuper de nous, dans nos vieux jours…

 – Je suis heureux de vous avoir rendu ce service… »

 Fédia en était vraiment heureux. Si le tsar le faisait mourir demain, sa descendance continuerait à danser sur la plage pour la saint-Jean d’été.

Il fit passionnément l’amour avec la rouquine, puis passa aux choses sérieuses : « Dis-moi, Paracha, tu m’as parlé des puissances cachées et du sachet qui les faisait voir…

– Oui, oui, barine chéri, ce sont des champignons… Tu sais le rouge, avec des petits points blancs…

– Le tue-mouches ?

– Ne te trompe pas dans les doses. Dans un sachet, tu as juste la dose, avec d’autres ingrédients qui tempèrent. Tu veux essayer ? »

 Elle lui confectionna une potion. Fédia était un peu anxieux, mais il lui faisait confiance. Il l’ingurgita, elle aussi, et ils sortirent dans la prairie, sous les étoiles. Ils s’éloignèrent vers le lac, à travers le bois. Fédia entendait les moindres bruits avec une netteté inhabituelle, et il voyait les visages frustes et bosselés des arbres qui tanguaient à sa rencontre, leurs prunelles d’ombre mouvante, leurs multiples mains dansantes, leurs bouches qui ruminaient le vent, et la lune aveuglante, et les ponts de lumière que se lançaient de l’un à l’autre les astres dans la nuit. Tout cela fonctionnait ensemble, le ciel et la clairière, les arbres et le lac, dont il s’approchait fasciné, et qui le regardait de ses innombrables yeux fugaces, bleuâtres sur l’eau noire, et étrangement malicieux, presque impudents.

« Barine, barine, souffla sa compagne, ne va pas là-bas, tu serais une proie de choix pour les ondines… »

 Il entrouvrit les lèvres dans un sourire enivré : « Je n’ai pas peur d’elles. Ce sont elles qui pourraient avoir peur de moi ! Je n’ai encore jamais violé d’ondine !

– Barine, écoute-moi, il ne faut pas faire le présomptueux… écoute-moi. Si tu veux te baigner, il faut se concilier les ondines. Je vais t’apprendre cela… »

Paracha prit dans le sac qu’elle avait apporté, avec une couverture qu’elle étendit sur l’herbe, du pain, dont elle alla jeter quelques morceaux en offrande, dans le lac. Puis elle se mit à chanter de son étrange voix perçante :

 

« La semaine des ondines,

les voilà toutes assises

 Oui, tôt le matin, les voici assises

 Les ondines étaient assises

Tôt le matin, elles regardaient les filles

 Elles regardaient les filles, elles leur demandaient :

 Hé les filles, donnez-nous une chemise

Tôt le matin, donnez-nous une chemise,

Une jolie chemise verte bien brodée,

 Oh, tôt le matin, bien brodée. »[1]

 

Fédia se déshabilla et se glissa dans l’eau, qui était déjà un peu fraîche, mais son corps brûlait. Il fit quelques brasses dans ces ténèbres glissantes, et les vit qui le convoitaient de leurs prunelles brillantes, avec leurs longues chevelures, et leurs membres souples, couleur de lune. Elles traçaient une ronde autour de lui, dans un nuage de bulles, et lui disaient des mots aquatiques inaudibles. Paracha l’avait protégé, elles n’approchaient pas, mais ce n’était pas l’envie qui leur en manquait, et elles essayaient de le persuader de venir plus près, avec des sourires enjôleurs.

Paracha vint le rejoindre dans l’eau et traça autour de lui des signes de croix, pour les faire reculer, puis, le prenant par la main, elle le ramena au rivage. Elle le fit asseoir dans l’herbe, et s’étendre sur la couverture qu’elle avait apportée. Le vent passait sur eux avec des frôlements soyeux. Son esprit en suivait les moindres mouvements, en percevait les moindres murmures, par-delà, les stridulations des grillons, et soudain, le cri terrifiant d’un oiseau de nuit qui venait de loin, se rapprochait, et traversait l’espace. « Barine, dit la jeune femme, c’est dangereux pour toi comme pour moi de venir me voir.

 – Je voudrais apprendre ce que tu sais…

– Il n’est pas sûr que l’idée soit bonne. Qui apprend trop vieillit vite….

– Je t’apprends l’amour, tu m’apprends la magie…

– Tu n’as pas besoin d’apprendre la magie, barine, tu es la magie. Je veux mettre ton bel enfant au monde, le nourrir et l’élever, sans qu’on vienne ici me faire mourir avec lui, tu comprends ? »

Fédia, pris de vertige, lui saisit la main. Il lui semblait que la lune l’aspirait comme un gouffre. « Tu vas te marier, barine, dit-elle.

– Moi ? Tu plaisantes ?

– Avec une belle princesse, très jeune, plus jeune que toi. On te la prépare déjà…

– Je ne veux pas me marier. Je peux mourir du jour au lendemain…

– Tu l’aimeras, tu auras des enfants avec elle. C’est parce que tu es magique, que le tsar t’aime, barine.

– Mais je vais changer et mûrir, me couvrir de poils et de barbe, comme mon père et comme le tsar. »

La jeune femme se retourna sur le ventre pour le regarder, sous la lune. Il avait juste une ombre de duvet soyeux sur la lèvre supérieure. Elle lui massa le visage et souffla doucement dessus : « Cela ne viendra pas tout de suite, et tu seras ensuite un très beau loup velu avec des joues qui piquent ! »

Des nuages écharpés se déchiraient au ciel, la lune maléfique roulait entre eux comme une balle, qu’ils se disputaient à coups de becs et de griffes. « Tu restes encore longtemps, barine ?

 – Deux ou trois jours… »

 Fédia eut tout à coup peur que le tsar, en l’envoyant à Pereslavl, l’eût précisément dirigé sur l’origine du pétale d’iris, des gousli et du collier d’amulettes, et en eut froid dans le dos. Une présence montait dans le ciel, comme un immense archange glacial et fulgurant.

 « Écoute-moi, dit Paracha la rouquine, je vais te transmettre mes dons. »

Elle se releva et se mit à tourner autour de lui, tantôt chantant et tantôt chuchotant, dans un sens puis dans l’autre, et ses cheveux volaient, ses yeux brillaient, il lui semblait voir parfois une petite fille et parfois une vieille femme. Il ne comprenait pas les mots qu’elle disait. Il avait le vertige. L’archange fuligineux plongeait au loin, dans le lac, ses pieds d’or, et levait un glaive rayonnant qui fendait les nuées obscures. Elle s’arrêta, posa ses paumes sur les siennes, et il sentit une grande chaleur irradier ses bras, presque jusqu’aux coudes. « Je ne transmets pas de mauvais dons, je ne fais pas cela, barine. Tu pourras soigner : les verrues, les brûlures, les maux de tête, les articulations. Ton tsar aura mal à la tête, tu mettras tes mains sur ses tempes, sur son front, comme cela, sur sa nuque, et cela lui passera, barine. Il sera content, car il aura de plus en plus mal à la tête, et mal aux os, et fais bien attention, des gens cherchent toujours à l’empoisonner, mais toi, tu devineras le poison dans les coupes. Il te suffira de sentir le liquide ou les aliments, et je te donnerai aussi des contrepoisons, mais pour les simples, il faut juste apprendre, et les dons, c’est autre chose. Tu lui donneras le sommeil, tu le lui donnes déjà. Et pour les mots, les mots qu’il faut dire, tu les trouveras seul, les mots des forces, de tes forces… Ceux qui te viendront sur les lèvres seront les bons, car la magie est en toi… »

 Elle posa les doigts sur la bouche du garçon, sa chair vibrait, il claquait des dents. Depuis la forêt monta un long cri modulé, mélancolique. Et Fédia aperçut un loup qui s’aventurait dans la prairie. Il serra la main de la rouquine, qui restait impassible, fascinée. C’était un loup parfaitement noir, avec des yeux phosphorescents. Les pieds de Fédia lui semblaient pousser de profonds prolongements dans la terre, sa tête ballait dans le vent et les étoiles, comme la cime des arbres, la main de la rouquine était son seul point d’humanité brûlante, tout le reste se fondait dans le végétal, l’animal et le minéral environnant. Il voyait le loup avancer avec calme, comme s’ils n’étaient pas là, comme s’ils n’étaient qu’une partie de la forêt, mais c’était quand même sur eux qu’il se dirigeait, sur eux que se posaient ses yeux brillants, deux croissants de lune dans le velours mat de son pelage. Il les renifla, décrivit autour d’eux deux ou trois voltes. Puis il s’éloigna.



[1] Incantation populaire

Le livre existe en version électronique

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