J’ai dû remettre mon opération à plus tard : comment faire face aux conséquences de mes travaux si je ne peux me pencher pour faire le ménage ? Et puis, la poussière, tout ça... De plus, arrive à Moscou demain ma chatte du front, la vieille Vassilina, et il va me falloir aller la chercher. Une grand-mère ne voulait pas quitter la zone de combat, pour rester avec ses animaux, et puis sa maison a été volatilisée, l'association Kochkin Dom a récupéré sa ménagerie et les soldats ont évacué la vieille qui supplie de caser ses pensionnaires, Vassilina a quinze ans, l'âge qu'aurait Georgette à présent, et elle est tricolore, comme le drapeau...
Des amis suisses venus acheter une maison ici m’ont offert du matériel de dessin, et m’ont pris toute une série de pastels. La demande est telle, soudain, que, comme aurait dit maman, je ne fais que
tordre et mettre au bleu. Ce qui en soit est très bien, car lorsque je dessine,
j’écoute de la belle musique, ou bien le vent et les oiseaux, si la radio
voisine et les motos le permettent, et j’échappe à la fascination de l’abîme,
qui, ainsi que l’a observé Nietszche, regarde en nous, lorsque nous regardons
en lui.
Hier, c’était la fête du 9 mai, et Katia m’avait invitée à venir le fêter avec elle et son Fédia au village de Filimonovo. Anna Panikhina, qui mobilise les gens pour restaurer les vieilles maisons de Pereslavl, avait décidé de s’occuper du monument aux morts et elle envisage aussi de ressusciter la maison de la culture voisine, qui est en bois.
Nous sommes arrivés au moment où, parmi les drapeaux rouges à symbolique communiste et les drapeaux russes tricolores, le prêtre du coin célébrait une pannychide à la mémoire des gars de Filimonovo tombés au champ d’honneur. Leur nombre était impressionnant, parfois cinq ou six dans une même famille. Pendant ce temps, le mari d’Anna chauffait le samovar pour offrir du thé à l’assistance. Un type a chanté le répertoire de la guerre patriotique devant des grands-mères attendries. Il faisait un froid polaire, un vent humide qui nous transperçait jusqu’aux os, avec de brusques échappées de soleil tiède. Je pouvais sentir l’angoisse muette de Fédia qui enlaçait Katia à distance, et j’avais envie de pleurer, alors je priais pour lui.
Ensuite,
nous sommes allés chez moi boire le thé, parce que Fédia voulait me faire un cadeau, un
livre ancien sur Lermontov, et voir mes chats, monsieur Robert, monsieur
Moustachon... La veille, avec Katia, ils avaient regardé Quand passent les cigognes . « C’était pour vous remonter
le moral ? » leur ai-je demandé. Ils ont éclaté de rire. J’ai dit à
Fédia que beaucoup de monde priait pour lui, jusqu’en France, que nous le tenions
au bout de nos coeurs, je les ai embrassés tous les deux.
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Katia, Fédia et monsieur Robert |
Le soir, je suis allée chez Gilles, avec les Suisses. Il faisait un barbecue dans son jardin. Mais le froid était tel que la partie féminine de l’assistance est rentrée se mettre au chaud, après les amuse-gueules, le problème, c’est que les mecs, débarrassés des bonnes femmes, s’entendaient si bien qu’on ne voyait pas venir la suite. Quand ils sont enfin arrivés, nous avons ricané sur ce fait, et eux aussi, puis nous avons discuté du lycée français où Sébastien, présent avec sa femme Xioucha, a mis ses enfants, et puis aussi de la désinformation française et du tempérament russe. Gilles disait que les Russes étaient extrémistes, je dirais plutôt maximalistes, c’est le mot qu’ils emploient eux-mêmes, ou peut-être idéalistes. Enfin le propos était que s’ils sont puissemment motivés par Dieu, le tsar, Joseph Staline, l’amour de la patrie, ils font des prodiges, et que s’ils ne le sont pas, ils n’ont rien à foutre du boulot. Alors que le Français classique a une sorte de respect du travail: quelqu’il soit, le travail, c’est sacré. Moi, je serais plutôt comme les Russes, bien que pour me montrer à la hauteur de ma mère, j’ai essayé de faire le taf avec conscience.
En commentaire du dernier éditorial de Slobodan, quelqu'un refuse de considérer la victoire russe comme légitime, car il s'agissait de l'affrontement de deux totalitarismes. J'ai donné la réponse suivante:
Oui, je suis fondamentalement d'accord avec vous. Nous avions en présence deux totalitarismes entre lesquels il était difficile de se déterminer. Le révisionnisme soviétique m'agace et me consterne, et ce que j'ai aimé et choisi, c'est la sainte Russie. La nostalgie communiste s'explique par de nombreux facteurs, autour desquels je tourne sans arrêt, il faudrait tout un article et même plusieurs pour en parler. D'abord, l'impossibilité de remettre en cause les immenses sacrifices de la guerre et le discours épique et héroïque qui l'accompagne depuis des décennies. La guerre a donné cinquante ans de survie au communisme, et elle l'a également russifié, puisqu'à cette occasion, Staline a remis à l'ordre du jour l'histoire russe, les héros russes du passé, même si c'était sous un jour tendancieux, afin de mieux mobiliser la population, et il avait relâché la pression sur l'Eglise. Et cela a marché, car communistes ou pas, les gens se sont profondément mobilisés pour rejeter l'envahisseur, qui commettait chez eux toutes sortes d'exactions, il ne faut pas l'oublier non plus. A présent, communistes ou pas, les gens ont l'impression d'avoir sauvé le monde. Et ils ont effectivement déployé des trésors d'héroïsme et subi des pertes énormes. C'est ce qu'aujourd'hui je respecte, et l'Europe, qui nous a emmerdés des décennies avec l'affreux nazisme, l'horrible shoah et les vilains fachos devrait s'en souvenir au lieu de mettre un président juif mafieux à la tête d'une Ukraine néonazie bête et méchante au delà du possible, et d'essayer de recréer un ennemi soviétique qui n'existe plus, en en faisant le bouc émissaire de ses propres crimes. Ce faisant, d'ailleurs, elle justifie Staline aux yeux des gens à qui la chute du communisme a laissé un goût amer, car dans les années 90, ce que nous appellerons pudiquement le capitalisme transnational détruisait la Russie comme il détruit maintenant l'Europe et son proxy ukrainien, j'avais même pressenti à l'époque qu'il allait le faire. D'autre part, les Russes aimaient la simplicité de leur modeste vie, la gratuité des études, de la médecine etc... Ils ne voyaient pas les privilèges de leurs apparatchiks, et ils regrettent tout cela, d'autant plus que le consumérisme et la dissolution des moeurs en révolte une bonne partie. Pour moi, il est clair depuis longtemps que communisme et nazisme sont les deux têtes d'un même serpent qui a nom capitalisme apatride progressiste, matérialiste, né de la dérive occidentale amorcée à la renaissance. Nous assistons à la fusion, en Europe, des pires côtés des deux épiphénomènes. Ce qu'il reste de communisme en Russie m'inquiète beaucoup moins, d'abord parce que s'il subsiste des communistes très cons, c'est quand même dilué dans toutes sortes d'autres manifestations, vous avez des gens qui adorent la famille impériale, détestent Lénine et Trotsky, mais adorent Staline, par exemple. C'est curieux mais c'est comme ça. Vous avez des anticommunistes qui concèdent à Staline, à tort selon moi, la victoire sur les Allemands. D'autres qui lui rendent grâce de les avoir débarrassés de Trotsky et des bolcheviques des années vingt. Pour moi, je me sens solidaire des Russes, qui actuellement, se conduisent mieux que tous les autres. En fait, l'Ukraine offre le spectacle navrant de ce que deviennent des Russes lorsqu'ils renient leur russité sous l'effet de virus sociaux venus d'occident, qu'ils soient bruns ou rouges, et qui continuent à être en Europe, toujours très actifs, sous des formes nouvelles, sous des formes aberrantes de plus en plus maladives et révoltantes. Et tout cela se poursuivra tant que nous n'aurons pas massivement regardé en face la racine de ce mal, et envisagé un repentir commun, en arrêtant de ne voir dans les uns et les autres que de blanches victimes ou des bourreaux très noirs, sans permettre de critiquer ni de remettre en question ni d'envisager les causes profondes.
Votre réponse est sans ambiguïté !
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