vendredi 14 septembre 2018

Bouton d'or suite...


Je suis partie pour Moscou bien décidée à prendre Bouton d’or, et sur place, j’ai reculé devant l’obstacle. Tout d’un coup m’a envahi un sentiment de panique. Le petit chien est gros pour son âge, la vendeuse m’a dit qu’il ne grossirait plus beaucoup, mais à trois mois, il est aussi gros que Doggie adulte, et il a d’assez grosses pattes. Ce ne serait pas un problème, mais lui, je devrai le prendre avec moi, quand je vais à Moscou ou ailleurs, c’est-à-dire le charrier, en plus de mon sac et parfois un instrument de musique, ou la valise à l’aéroport, et je ne sais pas s’il entrerait dans les limites de poids qui permettent de garder le chien avec soi, c’est-à-dire sous le siège. Il m’a paru assez dominant, et je ne le trouvais pas aussi expressif, ni d’ailleurs aussi joli que mes chiens précédents, mais il faut dire que trois quatre mois, c’est l’âge ingrat du spitz, disons qu’avec Jules et Doggie, j’ai eu la certitude immédiate que j’avais affaire à des intellectuels, même si Doggie me faisait la gueule… J’ai vu tout à coup que Rosie et lui pouvaient s’unir pour courser les chats, avec toutes les conséquences de ce genre de choses, les miaulements furieux, les aboiements, qu’ils pouvaient aussi aller vagabonder ensemble, ce qui ne ferait pas du tout mon affaire, car je me ferais du souci pour le spitz.  Les chats jaloux, qui tous les soirs attendent à quatre sur mon lit, dans les startings blocks, le moment de se jeter sur moi pour avoir la meilleure place, et le matin, qui se battent dans mes jambes pour avoir ce qui leur semble la meilleure gamelle, celle du voisin, plus Rosie qui ne pense qu’à leur voler leur bouffe, et un de plus là au milieu…Et puis je ne sais pas, peut-être quelque chose de plus profond, l’angoisse de ne pas lui survivre, s’il va jusqu’à quatorze ans, j’en aurai quatre-vingt. La réminiscence de mes chagrins… J’ai demandé un délai de réflexion. Le père Valentin m’a dit : « On a trop de peine quand on les perd, et puis, n’avez-vous pas assez de fardeaux ? »
J’avais envie de pleurer, car je ne pouvais me décider, mais la perspective de ne plus avoir de spitz dans ma vie me déprime, cela me manque beaucoup. Seulement peut-être que le train est déjà passé. J’ai moins d’énergie qu’avant, et trop d’animaux. Je préfèrerais avoir un seul spitz que quatre emmerdeurs de chats et une emmerdeuse de Rosie. Mais je les ai…
Le père Valentin m’affirme que là bas, je retrouverai tous mes animaux. « Vous croyez ?
- J’en suis sûr ! »
Je voulais l’appeler Bouton, ils l’avaient appelé Baton…
Le père Valentin avait pris la peine d’inspecter ma traduction, mais il était fou de rage contre l’auteur du livre qu’il trouve nul, bourré d’erreurs, et même d’hérésies, et de passages empruntés mal recopiés er sans références à leur origine.
Je suis pleine d’admiration devant l’étendue de sa culture.
A propos des frasques de Bartholomée, il pense que les Russes ont eu des torts envers les Grecs, mais que d’un autre côté, la Russie les a inondés de fric pendant des siècles et soutenus contre les Turcs. Le baron et lui sont persuadés que cette infamie est une commande américaine. Ils s’attendent à ce que deux églises subsistent sur place, l’exarchat de Bartholomée, et les trois quarts des orthodoxes locaux derrière le saint métropolite Onuphre. Avec toutes sortes d’exactions de la part du pouvoir, bien entendu.
Le Baron me dit que si Poutine n’a pas récupéré les territoires russes qu’on avait fourrés dans l’Ukraine, ce qui aurait épargné beaucoup de sang et de malheur, et la fracture qui se dessine parmi les orthodoxes, c’est qu’on lui avait envoyé un émissaire des banques suisses pour lui faire du chantage, puisqu’à la suite de la Perestroïka, la plupart des avoirs russes étaient off shore…
Le père Valentin et lui me disent, et je le crois aussi, que la perestroïka a été voulue par les apparatchiks pour leur permettre d’entrer sur la scène internationale des grands brasseurs de fric en mettant la main sur les richesses du pays. Ils pensent que Poutine a récupéré une partie de l’argent envolé, et qu’il s’est bien débrouillé en Syrie, mais que néanmoins, lui disparu, on ne sait pas ce qui pourrait arriver, car les divers fonctionnaires ne pensent jamais aux intérêts russes. D’ailleurs en réalité, plus j’y pense, et plus il me paraît évident qu’avec la monarchie a disparu aussi, chez les gouvernants, le sens de l’intérêt national : ils sont là pour un temps limité, ou alors ils ont volé le pouvoir et installé une dictature, et pensent à la maintenir en premier lieu, tout en restant otage de l’idéologie qui leur a permis de prendre la place, qu’elle soit ou non absurde et meurtrière, elle l’est toujours d’ailleurs, pour détruire un ordre social séculaire, parfois millénaire, et fatalement, la culture qui va avec, il faut être prêt à n’importe quel massacre.
Le lendemain, j’ai vu Xioucha, qui m’a raconté, de son côté, que ses enfants détestaient la Russie et se moquaient des enfants « patriotes ».  Pourquoi ? A cause de la propagande générale, en tous cas sur Moscou. C’est –à-dire qu’il ne suffit pas de traîner ses gosses à l’église, pour éviter d’en faire des petits cons qui vont soutenir Navalny dans les manifs financées par Soros, et attendrir les libéraux quand ils se font ramasser par les flics. Il faut les élever activement dans leur culture, leur folklore, leur littérature, leur musique, l’amour de leur architecture et de leur histoire. Or l’architecture, on la détruit depuis cent ans. L’histoire, on la falsifie depuis cent ans. Le folklore, on le falsifie aussi, pour en faire de la bouillie de mauvais goût ou des formations qui n’ont plus rien de populaire, et alors qu’il renaît, le ministre ferme son centre d’investigation florissant. Les libéraux, en cela, sont les dignes successeurs des fonctionnaires soviétiques, d’ailleurs, ce sont en réalité les mêmes, avec le même mépris pour tout ce qui est authentiquement russe.
Tout cela, en plus du chien, m’a profondément attristée et je me suis mise à pleurer dans sa cuisine. Puis je lui ai parlé de mon livre et de mon voyage aux Solovki : «Vous ne m’étonnez pas, tous ceux qui sont allés là bas m’ont dit qu’il y régnait une grâce extraordinaire.
- C’est juste, et puis tu comprends, quand j’ai écrit ma première version du roman, dont je ne suis pas spécialement fière, j’avais rêvé du métropolite Philippe. Il me disait : « Comment peux-tu croire, après m’avoir rencontré dans ton livre, que nous ne nous retrouverons pas un jour ? » Et je suis allée le voir, et je l’ai rencontré, je ne dis pas que j’ai eu une vision, mais je l’ai rencontré spirituellement, et j’ai compris que mon livre avait été une initiation spirituelle…
- Mon Dieu, Lolo, mais je ne sais pas comment vous faites, vous êtes tellement sensible, et ces rêves, ces expériences… à votre place, il me semble que j’aurais perdu la tête depuis longtemps !
- Mais en effet, je m’étonne de ne pas l’avoir perdue, et je sais maintenant que si je ne deviens pas folle, c’est que je suis protégée, c’est que j’ai la foi, et même elle se consolide. Je suis une chrétienne nulle, faible, je n’arrive pas à respecter les carêmes et cela m’emmerde souvent d’aller à l’église…
- Vous croyez qu’à l’église, vous êtes environnée de saints ?
- Non, mais c’est vrai que je suis nulle, Dany, elle adore aller à l’église, elle y passerait sa vie ! Enfin toujours est-il que je suis exactement comme mon héros, le beau jeune homme Fédia, et de cette fascination pour le tsar, dont j’étais complètement amoureuse, et entre parenthèses, tu comprends pourquoi j’étais amoureuse de ce personnage ? C'est pour moi un profond mystère...
- Parce que vous êtes comme moi, Lolo, vous n’aimez que les salauds !
- Oh c’est un salaud particulier, mais ce n’est pas faux, sans doute, quoique les fantasmes et la vraie vie soient deux choses différentes. Enfin, de cette fascination dont je n’arrivais pas à sortir, j’émerge depuis qu’à l’instar de mon héros, je suis allée retrouver le métropolite Philippe. Quels que soient les sortilèges du tsar, il a tué le métropolite, et vient un moment où il faut choisir entre les deux. Fédia choisit, et moi, depuis les Solovki, j’ai franchi un stade, ou je suis en train de le franchir, et mon livre sera bientôt fini." 

Jules

Doggie


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