dimanche 24 mars 2019

Les voix intérieures


Au réveil, de la neige partout. Très joli, avec un ciel bleu et rose, et la lune, des arbres fantomatiques, mais les féeries hivernales un 25 mars ça commence à bien faire. Et encore bon, il y a de la lumière, hier, sur la route de Rostov, c’était le mois de novembre…
Après la liturgie du dimanche, le père Andreï  et le père Constantin ont invité les gens à prendre le thé dans un local voisin. Ils veulent restaurer une tradition qu’avait abolie l’évêque précédent. Mais peu répondent à leur appel, et il faut dire que la chose nécessiterait une autre organisation, et en particulier, l’apport collectif généreux de plats et de victuailles pour nourrir les paroissiens affamés, même en carême, car là c’était un peu de thé avec trois biscuits et quatre bonbons. Ils envisagent des manifestations culturelles, ce qui serait aussi une très bonne chose.
Une jeune femme m’a abordée : encore une moscovite venue se replier ici, où elle est assez seule. Elle s’appelle Anastassia. Je vais lui faire rencontrer Katia et Nadia, bien esseulées également.  J’observe une tendance, chez les gens de 25 à 40 ans, à fuir Moscou, même sans conjoints, pour l’instant, surtout des filles. Et le développement des communautés à la fois agricoles et orthodoxes.  Quand on commence à retrouver ses racines spirituelles et culturelles, on trouve insupportable la vie de cyborgs qu’on nous impose de tous les côtés… cela n’est pas compatible.
Je suis retournée chanter avec Katia chez Liéna. Elle avait convoqué deux autres personnes, qui chantent habituellement à l’église du chant znamenié, le chant liturgique ancien, un jeune homme et une jeune femme. Comme c’est le carême, nous avons travaillé des « vers spirituels », si méditatifs et si profonds qu’on oublie tout le reste, et il y a ces moments, où les voix s’unissent, résonnent ensemble, dégagent à l’intérieur de chacun un être beau et immémorial qui est sa quintessence. Pas besoin de drogue pour oublier la laideur et la vulgarité du monde où la modernité nous impose de vivre.
Pour nous rendre à l’endroit où Liéna enseignait, nous avons traversé d’autres quartiers de Rostov : que cette ville pourrait être jolie, que de choses encore à sauver, il y a plein d’églises, souvent fort anciennes, de belles constructions du XVIII ou du XIX° siècle, de charmantes isbas, beaucoup trop d’affreuses cliches récentes également, mais quand même, si se trouvaient dans les administrations des gens normalement cultivés et sensibles à la beauté, on pourrait faire de Rostov un bijou et ce serait, en plus, rentable, cela attirerait les gens, non pas ces hordes hagardes qu’on débarque d’un car, qu’on promène à travers le kremlin et auxquelles ont fait acheter des merdouilles « typiques » dans des cabanes qui défigurent les sites, mais des gens qui viendraient passer leurs vacances, ouvriraient des galeries de tableaux, de jolis restaurants, donneraient des concerts, vendraient de belles choses, feraient vivre cet endroit. Mais non, les gros crétins qui décident n’ont jamais pensé à cela, j’imagine d’ailleurs leur goût, leurs maisons, leurs meubles et leurs fringues…
"C'est vraiment une honte, soupirait Katia, la ville est dans un tel délabrement qu'on se croirait juste après la guerre"...
Pour Pereslavl, c’est quasiment trop tard, mais Rostov pourrait être sauvé. Enfin même Pereslavl pourrait encore l’être en partie mais la lèpre de la hideur moderne le dévore à toute vitesse.
Mais il y a le chant, le « patrimoine immatériel », au retour, et ce matin en me levant, j’avais le chant d’hier qui résonnait toujours en moi, il me suit, il vit. Liéna a dit hier en riant : «Laissons Laurence commencer la chanson, c’est drôle à dire, mais elle a une voix si authentique ! On se croirait dans un village perdu ! »
En effet, cela peut paraître bizarre, mais je me suis rendu compte que, contrairement à ce que j’avais cru toute ma vie, j’étais une sorte de medium, je ne vois pas de fantômes, ni ne les fais apparaître, mais trouvant au fond de moi la porte ouverte, ils s’y précipitent, et ils vivent là, en ma compagnie, c’est même comme cela que j’ai écrit mon livre, et c’est comme cela que je chante, je dirais même que c’est comme cela que je prie.
Je suis un peu comme le petit tsarévich Féodor de mon livre :
Fédia glissa prosterné et cacha son visage sur les genoux de l’enfant, qui lui caressa doucement les cheveux. « Je sais tout, murmura-t-il, je sais tout. Je sais tout de naissance. Toutes les portes sont au fond de moi, il suffit d’avoir les clés… Je sais, Fédia, je sais tout… Les gousli, le cheval noir ! » Il avait presque hurlé, henni le dernier mot, et Fédia avait gémi en écho, réfugié dans les reflets chatoyants de sa robe angélique. « Le cheval noir… répéta l’enfant, d’une voix brisée par les larmes. Et le loup des forêts…. Fédia, mon frère, mon frère ! Que fais-tu de toi ?»
C’est comme cela que lorsque je prétends que le tsar Ivan m’accompagne, je ne le vois pas hanter ma maison, mais il hante le tréfonds de mon âme, et il n’est pas le seul. Quand je chante avec trois Russes qui chantent vraiment, qui ne braillent pas de la culture de kolkhoze mais font de leur être un canal qui laisse passer l’eau vive, c’est tout le peuple russe, depuis la nuit des temps et sans doute même les ancêtres du mien, qui se met à chanter dans mon cœur.


Rostov, photo de la page facebook "малые русские города"





2 commentaires:

  1. Les poules à la rigueur mais les chèvres... cela suppose qu'elles aient des petits pour faire du lait, et cela implique la mise à mort des chevreaux. Je ne connais pas beaucoup de gens, séduits par un retour aux sources, capables de le faire, et même capables d'en assumer la responsabilité, si elles le font faire par quelqu'un d'autre.

    RépondreSupprimer
  2. Oui, j'en suis bien incapable, et je pense ne plus pouvoir assumer tout cela, de toute manière.

    RépondreSupprimer