J'ai traduit l'interview qu'a réalisée de moi le père Constantin Kravtchov pour la revue du diocèse de Pereslavl-Ouglitch Kovtcheg (l'Arche).
J’ai rencontré, par Facebook, Laurence Guillon, Française orthodoxe qui a
quitté la France et s’est installée pour toujours à Pereslavl-Zalesski, et dès le jour suivant, nous étions assis dans le salon de thé
français la Forêt, sur le bord de la rivière Troubej.
Je fus agréablement étonné non seulement par la maîtrise
qu’avait mon interlocutrice de la langue russe,
mais par le côté imagé de son discours : ainsi s’expriment non
seulement les intellectuels, mais les gens artistiquement doués et, surtout,
les natures qui pensent par elles-mêmes, les gens de plus en plus rares qui ont «une personnalité d’expression peu commune ».
J’appris bientôt que Laurence ne se contente pas de chanter des
chansons russes et françaises anciennes, participant à des concerts de
collecteurs et d’interprètes du folklore russe, elle ne se contente pas de
dessiner et de peindre des icônes, elle écrit aussi des livres .
Ainsi, je fis connaissance d’une nature créative qui réalise
ses talents variés, et surtout, de quelqu’un dont je partage les idées, une
sœur en Christ, avec laquelle on peut parler de tout, en observant chaque fois
la complète coïncidence de nos avis et de nos approches des événements
historiques et des personnalités, de ce qui se passe ici et maintenant.
Or le 2 décembre, dans ce même café, eut lieu le concert du
duo « Soboriané », Dmitri Paramonov
(Moscou) et Sergueï Solomakhine (Omsk), interprètes de bylines et de
chansons populaires recueillies à travers les villes et les villages de Russie
et de Sibérie, anciennes polyphonies russes, pratiquement inconnues, hélas, de
tous, qui s’effacent et ont presque disparu avec l’authenticité de la culture
populaire. L’organisatrice de ce concert étonnant, Laurence, chanta deux
chansons, une russe et une française, en s’accompagnant à la vielle à roue.
Et j’en vins à songer aux voies impénétrables du
Seigneur : une Française orthodoxe nous découvre, à nous, Russes,
l’héritage spirituel et culturel qu’un siècle de mécréance a extirpé de notre
mémoire, l’âme de notre peuple, qui se déversait autrefois dans ce chant avec
toutes ses peines et ses joies.
Et aussi que nous familiariser avec ce trésor nous est
maintenant vital, comme un contrepoison à tout le mensonge et la boue de
« ce siècle » qui nous assiège de toutes parts dans la « société
de consommation » mondiale qui a exterminé chez les peuples autrefois
chrétiens la possibilité même de se souvenir de ses racines spirituelles et de
retrouver son véritable « moi ».
Laurence, parlez-moi
de votre chemin vers l’Eglise, vous écrivez : « l’orthodoxie m’a
donné quelque chose qu’il était difficile de trouver chez nous, si l’on fait
exception du domaine gastronomique : une tradition intacte, vivante qui
m’a plongée tout de suite dans la profondeur des siècles. En un certain sens,
on peut dire que j’ai eu une éducation vieille France. Mais on ne m’a pas
transmis cette tradition authentique, parce que beaucoup de gens des
générations issues du XIX° siècle croyaient imperturbablement au
Progrès ». Qu’est-ce donc que la tradition authentique ?
La tradition, c’est ce qui transmets depuis la nuit des
temps : les ancêtres nous transmettaient tout ce qui existait depuis
longtemps. C’est quelque chose de vivant, en devenir. On ne peut pas dire qu’il
faut chanter maintenant comme on chantait alors, cela change tout le temps.
Pour moi, le plus important, c’est que cela reste vivant et se transmette.
J’ai un ami qui chantait dans l’ensemble Pokrovski, il m’a
beaucoup appris sur le folklore russe. Il me disait : « Tu comprends,
nos chansons, ce sont des êtres spirituels qui peuvent disparaître, et tant que
nous les chantons, ils existent ».
Et pour moi, c’est vrai. Je suis épouvantée quand je vois
combien de ces êtres ont disparu déjà, chez vous comme chez nous.
La différence, à mon avis, entre la France et la Russie,
c’est qu’en Russie, on rassemble tout cela avec un sentiment de piété, c’est
une tradition très souvent chrétienne, parfois païenne, mais une tradition, et
en elle, tout est clair. Mais chez nous, d’un côté, on la recueille mais de l'autre, on n’admet pas la vison du monde des générations précédentes et on ne veut pas avoir l'air d'y adhérer. On a
souvent une mentalité de gauche, trotskiste, pourrait-on dire, et on se défend
de tels sentiments.
J’ai vu par exemple des médiévistes qui aiment la musique
médiévale, mais en même temps, ils me disaient : « mais je ne crois
pas en Dieu ! » Je pensais : « Comment peux-tu
t’intéresser au moyen âge et ne pas croire en Dieu ? Que peux-tu
comprendre alors à tout cela ? » Alors qu’ici, ce n’est pas comme
cela…
Je me souviens quand je suis revenue en Russie en 90,
j’avais l’impression que les Russes étaient pareils à des amnésiques qui
soudain se réveillent et commencent à se rappeler quelque chose. Ils
cherchaient leur mémoire partout.
A ce propos, j’étais alors tombée dans un festival de
folklore près de Novgorod, ce fut pour moi une révélation, parce que c’était du
vrai folklore, pas du toc, pas ce qu’on appelle la « culture de
kolkhoze », mais du vrai chant traditionnel. Il y avait là des jeunes
filles, des grands-mères, des enfants, des gens de tous âges. Ils portaient
leurs costumes, et non une stylisation quelconque, et chantaient très
naturellement et spontanément.
J’étais ivre de joie, et il me semblait que j’avais trouvé
la patrie qui m’avait beaucoup manqué. On m’avait tressé une couronne de
fleurs, mais je ne voulais pas la prendre avec moi, pour ne pas la voir se
faner. Je l’ai jetée dans le lac, et j’ai pensé : « Voici le jour de
tes noces avec la Russie » !
Ensuite, j’ai pensé que je viendrais obligatoirement vivre
en Russie, parce qu’ici j’avais reconnu quelque chose qui m’était très cher et
nécessaire, que l’on ne m’avait pas transmis là bas.
Dans mon enfance, je chantais des chansons enfantines,
parfois assez belles, mais c’était peu.
Ma famille n’était déjà plus paysanne. Mon beau-père était
paysan, mais il chantait très mal, dans sa famille, ils n’étaient vraiment pas
doués pour la musique. Il ne savait rien, malheureusement, et n’a rien pu me
transmettre, à part l’esprit paysan, le savoir-vivre. Or en Russie, le folklore
russe est particulièrement beau, archaïque et original. J’aime les chansons
françaises mais elles sont allées en partie de la noblesse vers le peuple. En
Russie, au moyen âge, les nobles et le peuple chantaient et dansaient la même
chose, c’était une civilisation unique. La civilisation russe, que les
communistes ont anéantie.
Mais elle fut détruite même avant cela, Pierre le Grand, par
exemple, qui voulait à tout prix apporter ici une espèce d’Europe qui n’était
pas la vraie. Comme il existe un faux folklore, il y a aussi une fausse Europe…
Ainsi, je suis venue vivre en Russie et au bout de quelques
années, j’ai rencontré un ensemble cosaque. Un très bon ensemble, l’ensemble «Kazatchi Kroug », dirigé par
Vladimir Skountsev. Il est lui-même vieux-croyant, il connaît beaucoup de
chansons très anciennes, et il a un énorme talent.
Cette rencontre fut pour moi un conte de fées. J’allais,
épuisée, après le travail, dans la maison de la culture « la faucille et
le marteau », qui était dans une ruine complète, il y faisait très froid,
j’écoutais ces bonshommes et je les voyais se transfigurer quand ils
chantaient, sans contrainte, personne ne les dirigeait.
Et je trouve très dommage que beaucoup d’intellectuels
méprisent et ignorent le folklore. Ils ont une formation académique, et d’ailleurs
soviétique.
Chez nous aussi, après la révolution, l’éducation académique
a pris le dessus, on appelait culture seulement ce qui se passait dans une
salle de concert ou un musée. Or pour
moi, au contraire, c’est à cause d’une telle approche que le peuple a été privé
de ses moyens naturels d’expression.
Et c’est pourtant cela qui prépare les gens à la culture
supérieure, si tant est qu'elle soit supérieure. Toute la musique classique est imprégnée de
chant populaire, chez les Allemands, les Russes et les Français. Quand il n’y a
plus de terreau populaire, nous obtenons ces constructions intellectuelles
ennuyeuses, contemporaines, arides et sans âme.
Comment voyez-vous l’avenir de la culture traditionnelle
populaire ?
C’est lié à la question de l’avenir de l’humanité en
général. Je ne suis pas sûre que l’humanité ait un avenir. Ou alors ce ne sera
plus l’humanité mais des espèces de biorobots, voilà ce que je redoute.
Je pense que le retour à la culture populaire peut sauver
des gens. J’ai remarqué que dans les familles de folkloristes tout est normal,
les enfants grandissent normalement, ils ne s’ennuient pas, ne se droguent pas,
ils n’en ont pas besoin, parce que le chant, c’est déjà vivre dans une autre dimension. Je l’ai
remarqué en ce qui me concerne, quand j’étais petite, et sur mes élèves à l’école,
les enfants ont besoin d’épopée, de contes, ils ont besoin de ce qui les élève.
Et voilà qu’en Europe, on les prive de cette dimension
supérieure, et cela peut aussi arriver en Russie. On leur donne des livres avec
des illustrations affreuses, des jouets en plastique affreux, on leur chante
des chansons affreuses, dès le ventre de leur mère, ils entendent de la musique
affreuse, d’affreux bruits techniques et ils vivent dans le béton.
Le folklore peut sauver des âmes. Le folklore peut même
préparer les enfants à la vie spirituelle. D’autant plus qu’à notre époque,
elle devient plus difficile.
Elle est difficile pour moi-même. Je vais à l’église en me
poussant, je suis paresseuse, cela m’est difficile. Pour les enfants d'autant plus, avec la pression sociale autour d’eux, les tentations…
Or les enfants qui poussent dans le folklore, ils sont joyeux.
Ils ont une autre dimension, ils sont reliés à leurs ancêtres, à la nature.
Mon ami de l’ensemble Pokrovski m’a raconté que sa mère l’amenait
dans la forêt, près d’un ruisseau, pour qu’il pût entendre les sons de la
nature, c’est comme cela qu’il est venu au folklore. Il faut s’en occuper dès
la petite enfance, parce qu’ensuite, les gens ont des préjugés, des schémas
dans la tête.
C’est pour cela que nous avons des adolescents qui s’ennuient,
toujours insatisfaits, attirés par la drogue, qui ne voient pas de sens à la
vie. Ils ne savent pas ce que c’est que de passer au dessus de soi, de rêver de
choses élevées, par exemple, le grand amour.
Tout cela passe par le folklore, les contes, l’épopée. J’ai
lu « l’Iliade » et « l’Odyssée » quand j’avais neuf ans…
Mais à quel point est-ce possible d’élever les enfants dans
cet esprit ? Il est clair que cela passe par la famille. Mais la famille doit
elle-même participer à cette culture traditionnelle populaire. Sans doute dans
les écoles du dimanche, les paroisses, peut-on d’une certaine manière
familiariser les enfants et les adultes ?
Par exemple Vladimir Skountsev donne des cours dans l’église
saint Dmitri Donskoï à Moscou, parce que
le prêtre pense que c’est une thérapie pour l’âme. Y viennent des femmes orthodoxes
du coin avec leurs enfants car elles ne savent qu’en faire.
J’y ai assisté. Au début, elles avaient peur de chanter et
piaillaient timidement. Quelques mois plus tard, elles chantaient avec autant d’assurance
et de joie que si elles avaient grandi au village. Et les enfants entraient
naturellement dans leur sillage. Nous chantons, ils dansent autour.
Skountsev ne fait pas d’activités avec les enfants, mais il
affirme qu’il leur suffit d’être là pour entrer dans le folklore. Et je vois
que ces femmes aussi se transfigurent, se passionnent, comme moi-même.
D’abord, c’est un moyen de communication, cela relie les
gens. Quand on chante dans un chœur, on apprend à écouter les autres. C’est
beau, parce que nous résonnons ensemble. Mais cela ne concerne pas seulement le
domaine des chants et des danses. Cela touche à tous les domaines. Quand je
vois qu’on détruit les maisons anciennes, sans conscience ni pitié, pour les
remplacer par des monstres…
Le plus affreux n’est pas qu’on les détruise. En Russie, les
maisons de bois vivent cent, deux cents ans, après il faut les reconstruire.
Mais autrefois, les constructeurs avaient des savoir-faire et des modèles traditionnels
qui se transmettaient depuis la nuit des temps.
S’il fallait reconstruire une isba, ils le faisaient comme
on chante aujourd’hui une chanson millénaire. On la chantait au XIX° siècle,
nous la chantons au XXI°, mais c’est toujours la même, ou si elle change, c’est
de façon organique. De même la maison, qui est autre dans la continuité. Chaque
fois on ajoute quelque chose de soi, c’est intéressant, mais le modèle est le
même. Cela crée une harmonie, dans laquelle il y a du sens, car tous les
éléments de la construction en avaient un, que ce fût le cheval, le lion ou la
sirène qui la décoraient. Le vêtement, c’était pareil, toutes les broderies
avaient leur sens.
Et maintenant, tout est absolument privé de sens, rien n’est
relié, aucune harmonie. Le mauvais goût total. On ne comprend pas qu’une
couleur ne va pas avec une autre, même des choses aussi simples ont disparu.
Je regarde souvent les enfants, ils sont habillés n’importe
comment. Ma mère ne connaissait pas le folklore, mais elle avait très bon goût,
cela s’est conservé chez les Français, grâce à Dieu. Elle m’ a habillée avec
goût dès ma petite enfance.
Parfois, je souffre vraiment quand je vois certains tableaux.
Et c’est important, c’est important, car là où il n’y a pas d’harmonie, Dieu est absent. Là où est Dieu, règne l’harmonie.
Cela rappelle l’apôtre Paul disant que la connaissance de
Dieu passe par la contemplation de la création, par la beauté…
- Et aussi Dostoïevski… Et c’était ça, le peuple russe. Il
avait un sens étonnant de la beauté.
Quand ma mère était venue ici, je lui avais montré un musée
d’art populaire à Serguiev Possad. Elle était enthousiasmée : « Oh,
quelles merveilleuses choses ils faisaient ! »
Récemment, j’ai vu la photo d’un jouet du musée du jouet de
Serguiev Possad, une petite vache en terre cuite, un sifflet, si tendre et si
vivante. Et je peux m’imaginer quel genre de personne a pu faire cela et le
donner à son enfant. Cet enfant était obligatoirement plus noble, plus
intelligent et plus profond que nos enfants d’aujourd’hui.
Je me souviens, quand je travaillais à l’école, combien ils
étaient nerveux, incapables de se concentrer. Je leur apportais le folklore,
cela avait de grands résultats, bien que nous en fissions peu, car on ne m’en
donnait pas la possibilité. En tous cas, sur les Français, car curieusement, les enfants de riches Russes que j’avais dans
ma classe avaient déjà des préjugés, les !français participaient plus
volontiers, ils chantaient superbement des refrains satiriques et autres, et
les petits Russes méprisaient tout cela.
De cette conversation sur la caractère salvateur de la
culture populaire et à travers elle, du christianisme qui la pénètre et la
nourrit depuis plus de mille ans, et la destruction catastrophique du code
spirituel et culturel de l’homme actuel, nous ne pouvions pas éviter de passer
aux « gilets jaunes » et à ce qui se passe en ce moment en France,
mais c’est là le thème d’une autre interview.
Et combien de thèmes comparables ne surgissent-ils pas dans
ces conversations avec une âme sœur, qui partage nos idées, une nature créative
née en France mais ayant trouvé sa patrie spirituelle, perdue là bas, sa
maison, ici, en Russie, dans l’ancienne ville de Pereslavl-Zalesski !
Saint-Exupéry avait raison : « Il n’y a pas de
plus grand luxe que celui des relations humaines ».
Et l’on peut ajouter : c’est un luxe de plus en plus
rare, à notre époque, quand toujours plus de questions alarmantes concernant l’avenir
le plus proche et le plus discernable restent sans réponses, tout comme la
principale d’entre elles : l’homme du futur sera-t-il un homme….
Prêtre Constantin Kravtsov pour la revue épiscopale Kovtcheg