Sur facebook a surgi cette photo, qui date de quinze ans, déjà. Je suis avec Jules, mon premier spitz. Cette jolie maison était près du monasère saint Nicétas, dont on aperçoit le mur d'enceinte. Maintenant, elle est méconnaissable, complètement saccagée. On l'a entièrement couverte de plastique beige, la jolie palissade a été remplacée par une affreuse clôture d'usine. Circulez, plus rien à voir. Ni à dessiner.
J'ai été invitée à un anniversaire. Le restaurant était bon, mais la musique de fond obsédante, avec ce rythme partout identique qui m'est physiquement pénible, on a demandé de baisser le volume, et j’en étais ravie, mais voilà qu’un des invités sort un micro et une tablette, dans l’intention évidente d’animer la soirée en permanence. Il a commencé par d’interminables et bruyantes félicitations, puis il a branché sa musique, qui n’était pas mieux que l’autre, et ma voisine de table y est allée de son couplet personnel. Là dessus, intervention d’une serveuse : les clients se plaignent, on ne peut pas se servir d’un micro ni diffuser sa propre musique. Je lui en étais très reconnaissante, mais le bonimenteur frustré a fait un scandale, il ne pouvait imaginer une réunion qui ne fût pas dirigée, assourdissante, avec d’interminables congratulations. Accompagné de deux femmes présentes, il a bravé les autorités en chantant une chansonnette en karaoké en l’honneur de l’héroïne de la fête. Les autorités se sont vengées en augmentant le volume du boumboum obsédant, je comprenais mal ce que les gens se disaient, et cette musique infernale me faisait mal à la tête.
Dany, qui était ces jours-ci en tournage à Mourmansk, me disait que la musique abominable, elle l'avait eue, dans le taxi, dans le restaurant de l'hôtel, et jusque dans la caravane de la maquilleuse. Les gens ne peuvent plus exister sans bruit. Avant, la musique les unissait, ils chantaient , jouaient et dansaient ensemble, maintenant, ils sont partout assommés par le bruit, par une espèce de drogue sonore qui détruit leurs derniers neurones. Je me souviens d'une croisière que j'avais faite sur les fleuves du nord, et nous voguions entre le ciel et l'eau absolument lisse, on ne savait plus où commençaient et finissaient l'un et l'autre, la lumière oblique illuminait les arbres et les nuages, c'était, dans le silence, un spectacle d'une si fantastique beauté que la vieille imbécile en charge des loisirs sur le bateau s'était cru obligée de lui adjoindre à pleins hauts parleurs une infecte musique sirupeuse, depuis quand la nature pouvait-elle se suffire à elle-même? Pour la première fois de ma vie, j'étais allée lui faire un scandale.
Ania
Ossipova me dit que d’après beaucoup de prêtres, la maladie et la souffrance
nous rapprochent de Dieu. «Je ne suis pas d’accord, lui réponds-je. Moi, quand
je suis malade et que je souffre, c’est la nuit spirituelle. J’essaie de prier,
mais ce n’est pas très efficace. Je suis plus près de Dieu quand je suis sur ma
terrasse, au soleil et au vent, que je regarde les fleurs dans la lumière et
que nul imbécile ne me casse les pieds avec des engins bruyants ou la radio.
- Oui, à vrai
dire, moi aussi, j’ai du mal à prier quand je suis très malade ou souffre
beaucoup...
- J’ai lu
que le père Séraphim Rose souffrait tellement avant de mourir qu’il reniait
Dieu. Cela lui est passé ensuite, il est mort apaisé, il avait même une expression, dans son cercueil, de profonde béatitude.
J’ai lu aussi le témoignage d’un prêtre qui ne pouvait plus prier tellement il
avait mal. »
J’éprouve un
complet découragement devant certains discours bigots qui nous voudraient
toujours misérables. Une fois, j’ai écrit en commentaire à quelqu’un qui
regrettait le confort où nous sommes encore pour l'instant, que malgré ce confort, beaucoup de vies
étaient très malheureuses. Et puis il y a ceux qui condamnent carrément tout
amour de la vie, la vie ne doit pas nous intéresser, la vraie vie est
ailleurs. Or on me disait aussi, quand je me suis convertie, que le paradis (ou l’enfer) commencaient ici
bas, et le père Alexandre Schmemann, qui était très contemplatif, considérait
que la beauté de la nature nous offrait l’icône du Royaume à venir. J’ai
l’intention de développer tout cela, dans la conclusion de mon livre.
Un autre
détail me chiffonne chez beaucoup de prêtres qui publient sur les réseaux,
c’est le rejet total de la théorie de l’évolution. Bien entendu, cette théorie
est sur bien des aspects contestée même par des scientifiques, mais ce que l’on
ne conteste pas, c’est que l’homme est apparu bien après que l’aventure de la
vie eût commencé, et que tous les êtres vivants sont liés par une parenté de
structure, une parenté organique. J’aurais bien du mal à faire l’impasse sur
les divers fossiles qui se sont empilés dans les couches géologiques pendant
des millions d’années, et à penser que le récit de la Bible doit être pris dans
un sens littéral, avec un homme créé il y a six mille ans à part de tout le reste, d’une autre nature, en quelque
sorte. Peut-être ne descendons-nous pas du singe, mais nous sommes apparentés à tous les mammifères. Pour
moi, tout est lié, dans le cosmos, j’ai du mal à me représenter Dieu comme une
espèce d’ingénieur assis quelque part qui, nous ayant physiquement équipé d’une
certaine manière, considère que nous devons renier tout cela et vivre dans la détestation de ce qu’Il a installé en nous Lui-même. Cela ne me poserait
pas de problèmes, si on n’exigeait pas de moi cette vision non seulement
aberrante, au vu de ce que je sais, mais même terriblement réductrice. Le père
Barsanuphe me disait que la Création et la Chute ne cessaient de se produire,
et aussi la Rédemption, et la Tansfiguration, qu’il y avait la
dimension temporelle et la dimension éternelle, et qu’elles étaient liées. Pour
moi tout est lié, l’envers et l’endroit, l’en-deçà et l’au-delà, tout est
perpétuellement inspiré et expiré, et nous coopérons avec ce souffle créateur
bienfaisant ou avec l’action destructrice de son antithèse.
D’un autre côté, tout, dans le déroulement de ma vie et de la portion d’histoire dont je suis le témoin, me convainc que la vision chrétienne du monde est juste sur tous les autres plans. Je suis également convaincue, cette fois de façon scientifique, comme pour l’évolution de la vie dans les grandes lignes, de la véracité du Suaire de Turin, ce cinquième Evangile à l’usage des gens comme moi. Or l’inexplicable empreinte du Suaire ne peut provenir que d’un phénomène qui s’apparente à la Résurrection. Quiconque écoute ou lit en détail ce qui a trait au suaire de façon non prédeterminée idéologiquement ne peut qu’être sidéré par ce qu’il représente. Je ne peux pas davantage renier les conclusions de l’étude du suaire que je ne peux renier la présence de fossiles dans les couches géologiques profondes.
Samedi, après les vigiles, je suis allée acheter des tisanes dans la boutique voisine de la cathédrale. La vendeuse, qui a un certain âge, me connaissait visiblement, mais je ne me souvenais pas où je l’avais vue, c’est peut-être elle qui m’a vue, sur internet ou à la télé. Elle m’a donné une consultation de médecine par les herbes, les Russes adorent ça, et d’ailleurs, c’est souvent efficace. La neige est partie, mais comme elle a eu le temps de tout geler, nous nous retrouvons avec novembre morne, marronnasse et ténebreux.
J'ai vu une vidéo qui m'a impressionnée. Un jeune soldat, Zakhar, a tenu tout seul sa position trois semaines, sans avoir plus rien à manger, et s'est filmé: "Je reste impudemment tout seul dans ce cimetière." Et il s'adresse aux drones qui le surveillent: "Qu'est-ce que vous avez, bzzz, bzzz, bzzz au dessus de moi? Si au moins vous me jetiez quelque chose à manger!" Il a le visage d'un Russe d'autrefois, avec de grands yeux clairs, une espèce de douceur, de profonde humanité, il semble issu des photos du XIX° siècle, ou du début du XX°. Grâce à Dieu, il a été évacué. Il est vivant. https://vk.com/video-140038254_456244448