Encore une journée passée avec Katia,
hier. Nous sommes allées à Rostov, où nous devions rejoindre Liéna pour la
reprise de nos répétitions de folklore. Nous voulions nous baigner dans le lac
Nero avant de dessiner, mais nous nous sommes contentées du dessin, la baignade
est interdite dans ce beau lac, pollué par les égoûts…
Je pensais aux générations de Russes qui avaient
dû s’y baigner et pêcher, nous vivons vraiment une époque formidable.
Le long du chemin qui borde le lac, il y a encore
beaucoup de jolies maisons traditionnelles, qui épousent les courbes du terrain
et accompagnent les fantastiques architectures du kremlin, ses tours et ses
coupoles. Mais déjà, une affreuse baraque prétentieuse est tombée là au milieu avec arrogance, comme un OVNI. Je
ressens une vraie souffrance morale au spectacle de cette laideur
contemporaine, de cette disgrâce vulgaire qui écrase tout, qu’elle soit
visuelle ou sonore, d’ailleurs. Je dois
dire que si Rostov est assez délabrée, elle est moins ravagée par la modernité
que mon pauvre Pereslavl.
Les gens y sont très gentils, spontanés,
communicatifs et serviables, comme presque toujours en Russie, à part dans els
administrations, mais c’est souvent aussi un rituel que de faire la gueule pour
avoir l’air sérieux, et après, on se montre parfois tout à fait compréhensif.
Nous avons passé Rita en contrebande dans la
maison des Pionniers, et elle s’est tue au fond de son sac comme un vrai
partisan. Liéna avait convié deux autres apprenties folkloristes, et un homme
aussi, qui n’est pas venu. Avant, j’étais toujours avec un ensemble d’hommes,
avec mes cosaques bien aimés, et
maintenant, je suis entourée de nanas. Mais d’un autre côté, les hommes et les
femmes, dans la tradition russe, ne chantent généralement pas les mêmes
chansons, parce qu’ils n’avaient pas le même genre de vie. Il y a des chansons
mixtes, et ils chantaient ensemble aux champs, certainement, et pour les fêtes,
mais quand même, une grande partie du répertoire est « regrettablement
genré », comme on dirait chez nous aujourd’hui : les femmes
chantaient en filant, tissant, brodant, il y avait les déplorations de noces,
les déplorations funéraires, les hommes chantaient à cheval, à la guerre, et
tout cela imprimait aux chants une marque particulière. Donc, je me trouve
avec des bonnes femmes en train
d’apprendre un répertoire de bonnes femmes. Et puis, à vrai dire, elles sont
extrêmement bonnes. Liéna est la douceur même, et Katia a tant de points
communs avec moi que j’en suis sidérée. Elle trouve l’amour purement physique
décevant et pas seulement sur le plan affectif. Un prêtre lui avait dit :
«On sait d’instinct ce qu’il faut faire, quand on aime, et on n’a pas besoin de
toute cette pornographie, ces kama soutra et autres », et c’est bien aussi
mon avis, même dans l’amour les gens ne savent plus être vrais et simples, et
abandonnés. Ils ont théoriquement « le choix » et ne choisissent
presque jamais, se mariant peut-être
encore plus mal que du temps des mariages arrangés, par lassitude, conformisme, faiblesse ou
intérêt.
Donc Katia et moi avons la même croix, et nous en
sommes venues à la conclusion que nous étions victimes de l’époque qui a
complètement bouleversé et anéanti les rapports entre les sexes.
Nous avons parlé aussi de l’éducation, des écoles
confessionnelles qui semblent, d’après ce qu’elle dit, offrir le même risque de
dégouter à jamais les gosses de la religion que les écoles catholiques. Nous avons évoqué le cas d’un lycée orthodoxe où les enfants sont
élevés loin de tout comme au XIX° siècle, avec la perspective d’affronter à la
sortie le monde post-moderne dans toute sa démence et sa perversité. Cependant,
les écoles non confessionnelles deviennent de plus en plus le théâtre de toutes
sortes d’expériences déconstructrices et
de pressions perverses, et ne préparent plus des êtres humains, mais des
individus atomisés en compétition les uns avec les autres pour la meilleure
place possible dans une société aliénante, déshumanisée que toute personne
normale ne peut avoir qu’en abomination.
Et moi qui étais contre l’école à la maison, essentiellement pour des
raisons de socialisation, j’en viens à considérer maintenant que c’est une
mesure salutaire dans le contexte, quand on peut s’en charger, ce qui est loin
d’être toujours le cas. «Pour te dire le fond de ma pensée, Katia, je crois que
l’école n’est pas quelque chose de naturel, et je l’ai ressenti dès mon
enfance. J’étais en révolte complète contre l’école, et comme je ne suis pas
quelqu’un de violent, cela se traduisait par une sorte de résistance passive,
d’émigration intérieure. A part les conformistes et les malléables que sont les
premiers de classe, quel sens peut avoir l’école, pour un enfant ? On l’arrache
à sa famille et on le colle dans un établissement où des gens qui ne lui sont
rien le soumettent à un formatage social décrété par un ministre dans son
bureau, c’est-à-dire par un individu nuisible et dénaturé. J’ai ressenti cela
très tôt, et si je faisais un léger effort pour passer d’une classe dans
l’autre, c’était uniquement pour plaire à ma mère, et parfois à certains
professeurs, car c’est comme cela qu’un enfant fonctionne, par amour, par
respect. L’éducation normale, pour moi, c’estl’éducation traditionnelle. Selon
les hasards de la vie, un enfant naissait chez les paysans, les nobles ou les
artisans, et sa destinée était, sauf exceptions, tracée : remplir sa
fonction là où il avait été placé, de la meilleure manière possible. Naturellement,
il arrivait toujours qu’un artiste ou un guerrier, ou un mystique naquît à une
place qui n’était pas forcément la meilleure pour lui, mais cela se corrigeait
généralement de soi-même, car quelqu’un le remarquait, où il fichait le camp
lui-même pour s’enrôler, ou se faire embaucher ou étudier, ou entrer au
couvent. Autrement, l’enfant apprenait
au fur et à mesure qu’il grandissait ce dont il avait besoin pour survivre et
s’inscrire dans son milieu et communiquer avec les autres, y compris le
répertoire de contes, chants et danses transmis de génération en génération. Il
participait, il était responsabilisé, et il apprenait très tôt toutes les
ficelles de son métier. Il en était
récompensé par l’estime et l’affection de sa communauté familiale ou élargie, et
même s’il n’était pas bon à grand-chose, on lui trouvait quelque chose à faire,
il ne finissait pas SDF sous les ponts, à moins d’une guerre, de la peste ou
autre cataclysme. A « l’âge
ingrat », il était capable de fonctionner, d’assumer et même de se marier.
Il ne passait pas son temps à geindre et à fumer des joints en écoutant une
musique d’abrutis, ou en regardant des films pornos, pétrifié d’horreur devant
l’existence absolument insensée dans
laquelle on lui demande de s’insérer coûte que coûte. L’être humain n’est pas fait pour fonctionner
dans des structures anonymes dont il n’est qu’un rouage. Je me souviens
que l’école de la république se vantait des « petits paysans qui
deviennent ministres », ce qui à mes yeux n’est pas du tout une promotion,
un paysan valant beaucoup mieux qu’un ministre, mais si cela se produisait,
c’était grâce à tout cet héritage que la république s’est employée à
déconsidérer et à supprimer. Mon
beau-père n’avait jamais pu entrer dans ce système, bien qu’il eût étudié et
obtenu son bac latin grec, mais il avait besoin de la liberté de la terre, et
de sa vérité. Il ne pouvait partir, dans un sens, avec les animaux et tous les
impératifs de son métier, mais à l’intérieur de son royaume qu’était la ferme,
il était son propre maître. Maintenant, il n’y a plus de possibilités de vivre
de cette manière, c’est pour tous un esclavage qui ne dit pas son nom, et ce
qu’il reste de paysan a appris le métier auprès d’abrutis déconnectés dans des
lycées agricoles, au lieu de le recevoir de leur père qui l’avait reçu de son
propre père. Je ne parle pas de toute la culture qui allait avec, remplacée par
ce qu’on appelle maintenant « la culture populaire » soit la culture
de masse fabriquée en série, comme tout le reste, pour remplir les poches de
quelques uns en décervelant tous les autres. »
Je remercie Dieu de m’avoir fait rencontrer toutes
ces jeunes femmes. Elles sont de bonne qualité humaine, et nous avons en plus,
avec Katia et Liéna, la possibilité de monter quelque chose ensemble, un groupe
de chant traditionnel qui nous unit et peut faire boule de neige. Le fils des
voisins, Aliocha, a dit à sa mère : « J’ai entendu Laurence chanter
avec une amie, c’était si beau, mais je n’ai pas osé aller écouter… »
Rita adore Katia. Quand elle arrive, elle se met à moduler des sons extatiques jusqu'à ce qu'elle la prenne dans ses bras.
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