Chocha, il y a trois ans...
Chocha est, je crois, bien
près de mourir. Elle a des crises d’étouffement, elle dort tout le temps, mange
à peine. Je pourrais l’emmener chez le vétérinaire pour abréger son agonie, et
en même temps, elle est si accrochée à moi, elle ne demande qu’à rester près de
moi, à être caressée et aimée, et je lui donne tout cela, avant qu’elle ne
glisse dans cet autre part dont on ne revient pas, je prends congé. Je
préfèrerais qu’elle mourût ici, sans le stress du panier, de la voiture, du
froid, de l’inconnu. Elle a au moins dix-huit ans, car il y a dix-sept ans,
quand je l’ai adoptée, c’était une jeune adulte, elle avait eu au moins une
portée de chatons. Elle avait peut-être même deux ans. Elle a eu une longue
vie, en sécurité, la plupart du temps dans des maisons avec jardin. J’ai rempli
mon contrat, et je sais qu’il ne lui arrivera jamais le malheur d’être
abandonnée. Je devrais le prendre avec philosophie, avec résignation, et même
reconnaissance, et je pleure tout le temps. C’était une si jolie chatte, et
dans un sens, si elle a eu la chance d’être adoptée, elle a toujours été
jalousée, d’abord par Picasso, ensuite par Georgette, elle n’a jamais eu ce qu’elle
désirait le plus, mon attention exclusive. Et maintenant, elle l’a. Alors je n’abrège
rien.
Valérie, venue s’occuper de sa
maison, me dit que les jeunes gens d’aujourd’hui, généralement, n’ont plus
aucun réferents culturels. Que même les imbéciles de boomers n’étaient pas dans
ce cas, même s’ils ont épousé des idéologies douteuses, ils ont tous bénéficié
d’une instruction normale, et savent qui sont Racine, Molière, Flaubert,
Rimbaud, Baudelaire, mais pas leurs descendants. Leurs idéologies appliquées
ont produit en série des enfants-loups privés des acquis nécessaires en temps approprié.
De sorte qu’ils n’ont aucun recul sur ce qui nous arrive et gobent n’importe
quoi. J’ai déjà observé sur des quadragénaires intelligents, des lacunes
culturelles énormes qui les gênent pour comprendre le monde et avoir une vie
intérieure, une philosophie, une spiritualité cohérentes. Mais ce sont des quadragénaires.
Les jeunes générations sont probablement déjà des fétus à vau-l’eau dont on fait ce qu’on
veut en changeant la direction du courant. Enfin naturellement, il y a des exceptions, mais elles doivent se sentir parfois bien seules.
Elle m’a parlé d’un prêtre
ukrainien envoyé dans sa paroisse russe, il est ukrainien de nationalité mais
russe d’origine, un Russe qui se renie.
Intelligent par certains côtés, il est fat, content de lui, méprise la
paysannerie, la simplicité, la tradition, ne parle que de réformes, d’oecuménisme,
d’orthodoxie « intelligente et éclairée », il méprise aussi les
Russes, bien entendu, et les traite comme des gens de seconde sorte, à l’intérieur
de la paroisse. J’ai eu comme cela une assistante maternelle, une vieille
soviétique dont le mari avait travaillé au KGB ; elle considérait les
enfants français comme des princes du sang, leur servait les biscuits du goûter
sur un plateau avec des manières de dame de compagnie de l’impératrice, mais
elle était brusque et grossière avec les élèves russes, et j’avais fini par l’engueuler
en lui disant : «Je suis monarchiste, mais dans ma classe, c’est la
démocratie, et la seule personne à qui vous pourriez faire ce cirque, c’est
moi, et je n’en ai pas besoin ».
Je soupçonne que l’on trouve
de tels émissaires dans beaucoup de paroisses orthodoxes en France. Ce ne sont
pas à proprement parler des agents conscients, mais ils sont choisis sur des
critères particuliers, comme on choisit partout, en France, dans les milieux
culturels, depuis des décennies un certain type d’étudiants, de journalistes, d’artistes
en excluant les autres, j’ai même entendu une prof de l’IUFM s’en vanter... Et
partout, ils répandent le mépris et la détestation des Russes, du reste des
Russes pourraient aussi le faire, si on choisissait d’envoyer en Europe ce
genre d’individus. Et ceux qui y vont spontanément pour y trouver le paradis démocratique ne doivent pas s'en priver.
En réponse à ma chronique
précédente, un lecteur d’Annonay m’a confirmé le massacre de cette ville où je
ne retrouverais pas grand chose de ce que j’ai connu dans mon enfance. Je n’arrive
pas à achever mes souvenirs de cette époque, parce que d’une part, je fais le
représentant de commerce pour mes autres livres, entre deux traductions,
corrections et chroniques, et d’autre part, j’ai peur de m’abîmer dans un océan
de tristesse ; je pense à la femme de Lot, qui, se retournant sur Sodome,
fut changée en statue de sel.
Il me semble parfois observer le naufrage du Titanic depuis une chaloupe, mais la musique qui s'en échappe n'a rien de digne, le capitaine et l'équipage ne s'abîmeront pas avec le bâtiment, ils partiront en hélicoptère s'installer en Nouvelle-Zélande pour jouir des fruits de leur sale travail, en tous cas, c'est ce qu'ils croient. Moi, je n'en suis pas sûre. Je pense qu'il leur sera même difficile, après ce qu'ils ont déclenché, de trouver un endroit de la Terre qui les supporte encore. Peut-être leur faudra-t-il aller faire les transhumanistes sur la planète Mars. Cela leur irait bien, et ici, on aurait peut-être enfin la paix.