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mercredi 11 juin 2025

Deuche

 


J’apprécie d’avoir de l’air et beaucoup de ciel, dans mon pigeonnier. Quand j’ouvre la fenêtre, j’ai l’impression d’être dehors. Je regarde se lever la lune et dériver les nuages, j’ai même vu passer une mongolfière, un ballon rouge dans l'immensité du ciel qui voguait et grossissait peu à peu en silence..

Pour la liturgie de la Pentecôte, il y avait du monde, à l’office du petit matin. J’ai énuméré mes péchés sans commentaires en quelques secondes, mais lorsque le prêtre a posé son épitrachlion sur ma tête, j’ai senti la grâce se poser sur moi, d’abord pesante, puis légère, un sentiment de bienveillance et d’apaisement. Mais deux bonnes femmes ont ensuite immobilisé ce pauvre père Alexis très longtemps, une vieille, puis une jeune qui avait l’air d’une vagabonde un peu dérangée, et une fois donnée l'absolution, elle continuait à lui tenir la jambe. Le sacristain en avait tellement marre qu’il est venu ostensiblement replier le lutrin, emporter l’évangile, et souffler le cierge devant les portes royales pour faire comprendre à la pénitente qu’elle commençait à nous casser les pieds. Raconter sa vie un jour de grande fête, quand il y a la queue, c’est pour le moins indélicat...

Au moment de la distribution des prosphores, je me tenais à proximité, parce que ne pouvant rester debout en ce moment, le seul coin où je pouvais m’asseoir était à l’entrée. Mais tandis que je m’approchais, j’ai vu une telle foule se précipiter avant moi, que j’ai renoncé, et suis allée attendre le moment de la communion un peu plus loin. Alors j’ai vu arriver une dame qui me tendait une prosphore avec un sourire. Elle avait remarqué qu’on m’avait coupé la route, et avait pensé à moi. J’en ai été profondément touchée. Les gens sont d’une extrême gentillesse, à l’église, mais même ailleurs, je dirais d'une façon générale que les Russes sont vraiment bons.

J’ai vu Liéna, la jeune femme de Sacha, qui travaille au café avec Gilles. Elle est adorable, très spontanée, avec des expressions gentilles et amusantes de petite fille. Elle avait une jolie robe, une sorte de tafetas à carreaux vert pâle et rose, avec un jupon, elle ressemblait à une gravure ancienne, et comme je la complimentais, elle me dit, enchantée: "Et si vous la voyiez au soleil, elle rayonne!" Liéna a été convertie par l'évêque Théoctiste, et je me souviens du jour où cela s'est passé. Il donnait une conférence, et elle lui posait des questions hardies et naïves qui le ravissaient, et auxquelles il répondait avec une sorte d'humour gourmand. Depuis, son mari aussi, s'est fait baptiser.

Nous discutions devant l’église quand la vagabonde prolixe que le sacristain n’arrivait pas à arrêter nous aborde. Elle était maigre et mal attifée, mais avait dû être jolie, ou aurait pu l’être encore. Elle nous demandait d’appeler pour elle son fils, dont on lui avait retiré la garde, car elle n’avait pas de téléphone. J’avais oublié le mien, la jeune Liéna l’a fait mais sans obtenir de réponse. « Et s’il me rappelle, je lui dis quoi ?

- Que je l’aime, que je prie pour lui et que nous serons tous dans la gloire de Dieu. »

J’avais honte de mon agacement, car il était visible qu’elle n’était pas dans son assiette, et il m’apparaissait que le plus grand de mes péchés actuels était précisément cette irritation de vieille grognon qui me faisait manquer de charité..

Anne-Laure m’a invitée au restau, elle m’a demandé ce que je pensais de l’évolution de notre civilisation. Je lui ai répondu qu’à mon avis, si elle continuait comme ça, elle nous conduirait tous à notre perte, physique et morale, et même intellectuelle, car elle allait contre la vie, elle détestait la vie, et n’en comprenait pas le caractère sacré, c’était une civilisation de mort. « Oui, mais comment s’arrêter sur le chemin du progrès, l’homme n’est-il pas ainsi fait ?" C'est le propos du livre de Barjavel Ravages, que j'avais lu, encore adolescente, dans la foulée du Meilleur des Mondes.

- Eh bien dans un sens, si, je crois que dans la Rome antique, tout était déjà en germe. Mais le christianisme a provisoirement recentré la civilisation méditerranéenne et occidentale sur le sens spirituel de l’existence, l’essor technique n’est venu qu’avec la désacralisation du monde qui a succédé à l’humanisme. Moi, si vous voulez, j’ai toujours été archaïque, hostile à cette civilisation depuis mon plus jeune âge. Cependant, je n’en rejette pas tous les aspects. Il me semble que si nous retrouvions la conscience que le monde est sacré et qu’on ne peut pas se permettre d’y faire n’importe quoi, on pourrait commencer à vivre autrement, en nous protégeant, par des garde-fous spirituels, sociaux et juridiques, des individus brutaux, cupides et dominateurs qui ne connaissent maintenant plus aucune limite, plus aucun frein. Je ne suis pas systématiquement passéiste, et beaucoup de recherches et de trouvailles ont été faites pour cultiver autrement, avec moins de fatigue et plus d’efficacité, sans violer continuellement la nature, pour conserver un certain confort sans tout polluer ni détruire, mais le débat est pratiquement interdit, et rendu terriblement confus, sans doute à dessein. »

J'ai vu ensuite la vidéo d'un paysan français qui montrait une poignée de terre en disant: "Il faut enfin se souvenir que cela, c'est sacré, et que nous ne sommes pas des robots." Ce qui est valable pour les citadins de plus en plus dégénérés, mais aussi pour beaucoiup d'agriculteurs industrialisés qui n'ont plus aucun respect du vivant. 

Hier, Sacha Merzlov, un francophile francophone qui a fondé une association « les plus beaux villages de Russie » sur le modèle des « plus beaux villages de France », a voulu me rencontrer au café français. Il a fait travailler ses étudiants sur une lettre que j’avais écrite à Nikita Mikhalkov, au sujet du massacre des environs du monastère Nikitski et de la rive nord du lac, médité par toujours le même genre de rhinocéros irrécupérables et malfaisants. Mais à ma grande déception, le brillant cinéaste ne m’avait pas répondu. Cette lettre a finalement pas mal voyagé, depuis que je l'avais publiée dans mes chroniques, si elle est étudiée en fac !

Le cuisinier du café m'a à la bonne et avait écrit: "Bon appétit!" sur le carton de la pizza que j'avais commandée. C'est un gros nounours au regard d'intellectuel.


Sacha Merzlov est arrivé en Deuche à Pereslavl, et il a fait sensation. Je suis allée photographier la brave petite voiture, avec un pincement au coeur. Il avait amené un couple de Français, Christophe et Chantal, qui projettent éventuellement d’émigrer, au moins d’acquérir ici une position de repli. Ils trouvent Pereslavl totalement détruit, avec des bâtisses moches qui ne présentent aucun intérêt, et pensent plutôt à Rostov, ou au village, il est vrai assez délabré, de Ribnoïé Poretchié. Quand c’est resté beau et authentique, c’est délabré, parce que simplement, personne ne trouve encore de raisons profitables de défigurer l’endroit concerné. Maintenant, en dépit des mutilations subies par la pauvre ville de Pereslavl, j'y ai trop d'amis pour encore déménager ailleurs. Dans un sens, elle m'offre en raccourci le symbole même de la Russie post-soviétique et de la tragédie européenne post-industrielle, post-révolutionnaire. Un chaos hideux où surnagent des éclairs de beauté, et des gens qui luttent parmi les mutants pour sauvegarder les braises de la foi et de la Tradition, et les transmettre.

Chantal m’a dit que lorsqu’on pensait mal, en France, on était complètement ostracisé. Je regardais ces deux aimables Français avec une grande compassion. Des gens qui, autrefois n’auraient jamais imaginé partir, surtout en Russie. Et eux aussi avaient de la compassion pour moi, au spectacle de mon émotion, quand nous avons évoqué Nîmes, Uzès, le Gard, l'Ardèche... Nous nous sommes laissé voler notre pays, notre histoire, tout ce qu'avaient bâti nos ancêtres, ce qu'ils nous avaient transmis et je n'ose imaginer dans quel état sera la population dans un demi siècle. Je prie pour que cela n'arrive pas aux Russes, en proie aux mêmes démons, mais encore vivants, malgré des persécutions et une rééducation que nous n'avons pas connues à ce point. Mais peut-être d'une façon plus sournoise et plus efficace, en fin de compte....

Sacha Merzlov évoquait tous les projets de son association, les problèmes posés aux gens qui essayaient de sauver le patrimoine, l’éventualité d’une coopération avec moi, et là dessus, Slobodan m’écrit, à propos d’une chronique que j’ai faite assez récemment et que Nicolas Bonnal a répercutée, sur la loi qui prive les défenseurs des sites naturels et historiques de tous moyens de s’opposer à leur exploitation immobilière par des barbares. Il n’en revenait pas. Eh si, pourtant, c’est la triste réalité. C'est incompréhensible, mais c'est comme ça.

Après, je suis allée au village de Litchentsi, j’étais invitée à participer à une procession depuis celui de Tverdilkovo en passant par Filimonovo, puis à chanter, mais en raison de mon arthrose, j’ai décidé d’attendre tout le monde au point d’arrivée.

Ce village de Litchentsi est ravissant, avec une végétation harmonieuse, un étang. Deux femmes ont pris sur elles la restauration de l’église, qui est très jolie et très lumineuse. C’est dans l’église que j’ai chanté des vers spirituels, sur la vielle et les gousli. Irina, une des responsables du sauvetage des lieux, m’a remerciée avec effusion : « Je vous ai écoutée avec trois oreilles, celles que j’ai de chaque côté de la tête, et celle que j’ai dans le coeur. J’espère que vous reviendrez nous voir, parce que vous m’êtes tellement sympathique ! »

Toutes les personnes présentes étaient vraiment touchantes et gentilles. C’était la vraie Russie, encore presque intacte. J’ai ramené Olga Victorovna, elle m’a confié pendant le trajet qu’un de ses fils jouait chaque année de l’accordéon à la fin de cette procession, mais qu’il avait tout envoyé promener, pour se mettre au goût du triste jour et ressembler à n’importe quel autre petit con. Eh oui, c’est plus facile.

J’ai promis de prendre désormais sa place avec ma vielle, peut-être qu’un jour il reviendra à de meilleurs sentiments.








Claude Ginisty publie une lettre ouverte de l'Eglise Hors-frontières au sujet du négationnisme stalinien, de la restauration douteuse de monuments au petit père des peuples et à ses séides. ORTHODOXOLOGIE: le Synode de l'Eglise Russe hors Frontières met en garde contre la renaissance de l'idéologie de l'ère soviétique
J'en ai souvent parlé ici, et je désapprouve, mais je suis étonnée que cette réaction se manifeste maintenant, et surtout qu'elle ne fasse pas mention de la complaisance occidentale à la renaissance du nazisme en Ukraine et dans les pays baltes, un phénomène que j'observe depuis les années 2000, et qui est largement responsable de la nostalgie du stalinisme, en donnant à ses partisans l'occasion de justifier les purges par l'exemple des trahisons intérieures, de la fourberie extérieure, du soutien à des exactions impardonnables commises par de sinistres guignols à folklore nazi, sous l'oeil impavide, et même approbateur d'un président juif et de ses soutiens français trotskistes. Cela d'autant plus que le patriarche, lors de son voyage aux Solovki, avait pris soin d'évoquer les nouveaux martyrs de Russie. En ce moment, ce ne sont pas les staliniens russes qui persécutent l'Eglise, ni en Russie, ni en Ukraine, où les croyants et les prêtres sont arrêtés, tabassés, torturés, spoliés depuis des années, sans que personne ne daigne en parler, jusque dans les milieux orthodoxes. Les staliniens, je les trouve cons, et je ne ferai jamais l'impasse sur les croyants et les paysans massacrés, mais je ne peux pas dire qu'à l'heure actuelle, je considère cet élan résiduel comme bien dangereux, le totalitarisme a muté, prenant aux deux idéologies ennemies leurs pires défauts, et c'est en Europe que s'est replié son épicentre. Je regrette juste que ces résurgences favorisent les discours délirants sur le "danger russe" et les hallucinations de tous les crétins jamais sortis de leur congélateur depuis les années cinquante. Cela arrange parfaitement les fourbes assassins qui ont provoqué la situation où nous sommes.

2 commentaires:

  1. Laurence, vous avez fait une petite erreur. Le propriétaire de la CV est Sacha MERZLOV. Je le connais depuis 27 ans, quand je l'ai rencontré à Peresslav'l au cours de me première mission pour le PNUD ( décembre 1998). Depuis , on ne s'est plus quitté. J'ai vu sa "deudeuche" quitter la France pour son périple vers la Russie, conduite par Sacha. Elle a été restaurée dans le Périgord. C'est avec Sacha, que nous avons créé son association des Plus Beaux Villages de Russie avec le soutien des Plus Beaux Villages de France, de l'ambassade de France en Russie, dès 2014. Alexandre est très courageux pour défendre et sauvegarder l'authenticité des villages et bourgs russes.

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