Hier soir, Jason donnait un concert au bar du café. Cela me fait un drôle d’effet de voir cet Américain « crazy », comme j’en ai connu il y a bien longtemps, nous chanter une musique que j’écoutais il y a bien longtemps, dans les bars de son pays, et qui reflète des existences chaotiques, errantes, saignantes de cow-boys, de camionneurs, de vagabonds en leur donnant une dimension tragique, parfois comique, pleine de larmes, de dérision, de passions déçues, notre univers humain déchu, violent et désespéré. C’est comme une étrange résurgence de ma jeunesse dans ma vieillesse, une sorte de téléscopage temporel. Son univers, dans le registre country, me rappelle les romances cruelles du cosaque Iouri Chtcherbakov. C'est du folklore, c’est vivant, c’est vrai, comme Jason lui-même. Il joue avec des partenaires russes qui ont de bonnes bouilles et n’attendaient que lui, et leur niveau à tous est excellent, ils pourraient tout-à-fait se produire dans des bars moscovites. Ce qui me plaît chez Jason, c'est son côté bargeot. Il est très orthodoxe, c'est son côté Silouane, son nom de baptême, et il a un côté bargeot, un côté Kerouac. Le mélange des deux est très touchant.
Le lendemain, comme je l’avais promis à la matouchka Alexandra, je suis allée fêter l’Annonciation et l’adoration de la Croix, qui cette année tombent le même jour, à la Laure de la Trinité-Saint-Serge. C'est d'ailleurs un événement rare, dû à la date très tardive de Pâque, cette année. Nous fêtons le même jour la Conception du Christ et sa mort rédemptrice sur la Croix. C'est intéressant, aussi, comme téléscopage temporel.
Cela représentait pour moi un
exploit, car le matin, je suis complètement au radar, surtout quand je ne peux
boire un verre d’eau et un café pour remettre mon organisme en route. Conduire
plus d’une heure quand je suis rouillée et mal réveillée, puis assister à un
office monastique interminable sans pouvoir m’asseoir, cela commence à ne plus
être de mon âge. D’ailleurs, je râlais dans la voiture, et je ne suis pas
arrivée de très bonne humeur. La cathédrale de la Dormition, construite par
Ivan le Terrible, est une pure merveille, avec des fresques d’époque, une
iconostase splendide. Le choeur était à la hauteur du reste, c'étaient d'ailleurs plutôt deux choeurs qui se répondaient, avec des effets de
canon qui déferlaient comme des vagues sonores successives, l'écho palpitant d'envols séraphiques: « Nous
vénérons ta Croix, Seigneur, et nous glorifions ta sainte Résurrection ». Voyant
que personne autour de moi ne s’en privait, j’ai voulu prendre une photo, mais
un gardien féroce m’a engueulée, sans doute parce qu’il connaissait tous les
autres contrevenants, et que l’inconnue de service était la proie idéale.
Cependant, il n’avait pas tort et d’ailleurs, prendre une photo dans une église
bondée n’est jamais très facile. Mais disons que moulue et somnolente comme je
l’étais, cette remontrance n’a pas amélioré mon état intérieur. A cause de cet
incident, je mets seulement la photo de l’affiche de Jason pour illustrer la
chronique, tant pis pour la cathédrale, ses moines et ses nombreux fidèles et
pèlerins, ses starets qui distribuaient leur bénédiction à travers les allées de ses jardins, les coupoles dorées et les oiseaux tournoyants.
Pour me
calmer, j’ai recouru à la prière de Jésus, cela m’évitait de fulminer
intérieurement ou de trop penser à mes pieds, à mes genoux et à mes contusions. Quand on vient
vénérer la Croix, il faut surmonter ses petits malaises... Mais honnêtement, si je suis
contente d’avoir assisté à cet office épuisant et d’une grande beauté, cela
n’est pas pour moi, en dépit du cadre vénérable et admirable. J’aime autant ma
cathédrale, où je me sens en famille, ou bien la paroisse du père Valentin. Il
y avait deux sermons, et outre que cela fait beaucoup, et que je
n’en comprends pas toutes les subtilités, je ne pouvais m’empêcher de penser à l'homélie inspirée du père Theotokis, à Solan, qui volait tellement au dessus de
l’étroite bondieuserie... Parfois, je n'ai plus aucune réaction à l'écoute de ces discours sur nos péchés, comme les gosses en classe qui débranchent quand les profs font des remontrances et dessinent ou regardent les nuages par la fenêtre. Je suis toujours restée un cancre, au fond. J'ai besoin qu'on me fasse rêver, qu'on me donne des ailes et qu'on m'inspire de l'amour. Je pense souvent à la chanson de Brassens "le testament" qui est peut-être celle de lui que je préfère:
Tant pis si les croque-morts me grondent,
Tant pis s'ils me croient fou à lier,
Je veux partir pour l'autre monde,
Par le chemin des écoliers...
Je n'exclus pas d'ailleurs que ma mauvaise humeur et ma fatigue n'aient attiré le gardien déplaisant et jeté une ombre sur ce moment, il nous arrive souvent ce que notre état intérieur détermine. Car notre office à la Laure avait certainement plus d'élan et de lumière qu'une étrange cérémonie espagnole, dont un ami catho tradi a envoyé la vidéo à Dany. Des militaires promènent un crucifix cadavérique couché, au son d'une fanfare lugubre. Je me suis souvenue, en voyant cela, des digressions de Dostoievski sur le Christ mort d'Holbein qui pouvait faire perdre la foi au spectateur du tableau. C'est là qu'émergent nos divergences, car notre ami ne voit pas cela, il voit juste que les traditions se perpétuent, oui mais lesquelles? Dany et moi sommes évidemment sorties de cet état d'Esprit....