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dimanche 25 mars 2018

Saccage


Il fait encore très froid la nuit, mais le jour est plein de lumière, d’azur sur la neige éblouissante, de nuées irisées qui passent en jetant des flocons dans de grands rayons de soleil. Le paysage sans cesse s’obscurcit et s’éclaire. 
J’ai voulu aller me promener du côté du  monastère Nikitski, et du lac, c’était le plus beau monastère, et le plus bel endroit de Pereslavl, et tout cela s’abîme à vue d’œil : on construit n’importe quoi n’importe où. Des palissades découpent le gâteau, c’est-à-dire cette merveilleuse lande où l’été, couraient le vent et les fleurs sous les nuages, et qui était restée la même depuis le moyen âge, sous le vaisseau fantastique du monastère et de ses coupoles d’argent. On la découpe en tranche pour en tirer du fric, pour fournir de la distraction au consommateur moscovite, pour bâtir des maisons moches et banales, prétentieuses et mal fichues, des centres commerciaux, des discothèques, des restaurants et des parkings et des centres de sport et de loisir. Pour l’instant, les pétitions et autres actions désespérées des gens du cru et des collaborateurs du musée retiennent encore les requins d’achever leur méfait, mais je ne doute pas qu’ils emploient bien leur temps, harcèlent, soudoient, menacent peut-être, la galette est prête, ils veulent la manger, et le saccage sera consommé. Le saccage complet de Pereslavl, impitoyablement défiguré. Ce que le communisme avait épargné, le libéralisme capitaliste l’achèvera. La seule chose qui aurait pu sauver les environs du monastère Nikitski aurait été une ferme nationalisation de ce parc, de cette réserve naturelle, de ce bien commun historique, de ce refuge de la beauté et de la mémoire, mais cela n’a pas été fait, aussi le site sera pollué, à tous les sens du terme : visuel et écologique. La source de saint Nicétas deviendra un cloaque et le lac une pataugeoire.
Je ne sais plus qui m'interrogeait sur la célèbre "pierre bleue" païenne, un bloc de granit qui était l'objet d'un culte, il est à présent environné de baraques qui m'ont ôté toute envie d'aller le visiter: les pierres païennes bordées de constructions touristiques n'ont certainement pas la même magie...
Ayant vu et constaté, j’ai pris la décision de ne plus aller là bas : c’est trop triste.
Quand j’ai été interviewée par Politvera, elle m’a demandé ce qui me déplaisait le plus en Russie, j’avais répondu les conseils indiscrets des femmes qui veulent mon bien, mais en réalité, cela n’est rien, c'est une broutille. Ce qui me bouleverse, c’est le mauvais goût, et la corruption, mais cela va de pair, car si l’on ne pouvait toujours acheter un fonctionnaire pour massacrer tranquillement un site, la laideur fantasmagorique du post-soviétisme ne rongerait pas ce qui reste de la Russie avec cette rapidité catastrophique.
Comme disait Dany Kogan dans un commentaire, les ascenseurs du diable font peu à peu remonter l’enfer jusqu’à nous, et nous n’aurons bientôt plus que les églises comme refuge...
Je suis allée ce matin à celle du Signe, celle du marchand de vin et spiritueux touché par la grâce. Il y avait beaucoup de vieilles, mais j’arrivais à m’asseoir.  Les fresques donnent une agréable impression d’ensemble, bien que les figures en soient assez raides. Les icônes de l’iconostase m’ont paru  jolies, et même, celle de la Transfiguration brillait comme une étoile, mais l’iconostase lui-même surchargé de dorures, les étouffe complètement. Il me paraît clair que l’iconostase doit être avant tout un support, un écrin. Quand on offre un brillant, on le présente sur du velours sombre et uni, pour qu’il ressorte. Or la plupart du temps, je vois l’iconostase ramener ses dorures en se fichant éperdument d’éclipser les icônes qu’elle supporte. Les gens semblent ne pas imaginer possible de laisser une belle surface de bois lisse et ciré autour des icônes, il faut obligatoirement le torturer, le creuser dans tous les sens de motifs grouillants et l’asperger d’or. Comme le fond des icônes, en Russie, est généralement doré, cela fait beaucoup d’or quand même, je ne voudrais pas dire…
D'un autre côté, je regardais les icônes dont le fond n’est pas doré, eh bien alors il est « bien peint », méticuleusement, c’est-à-dire qu’on le dirait ripoliné, on voit qu’on s’est bien appliqué à ne pas laisser la moindre différence de tonalité, d’épaisseur, et la lumière ne passe plus du tout, ça ne circule pas, c’est juste bien peint.  Il vaut mieux de l’or, au moins il y  a des reflets. Pourtant, je me souviens de la réflexion d'Ouspenski, me toisant au dessus de ses lunettes d'un oeil plein de sarcasme, quand je lui avais demandé de m'apprendre la dorure: "Pourquoi voulez-vous dorer vos icônes? vous êtes riche?"
Que se passe-t-il avec les gens depuis qu’on a quitté le monde traditionnel où tout était spontanément beau ? Plus personne ne voit de liens entre les choses. L’iconostase d’un côté, les icônes de l’autre, aucun rapport entre l’un et les autres. Le monastère et n’importe quoi autour, n’importe où, n’importe comment. On construit sa maison comme un chien pose sa pêche, sans se soucier une minute du paysage environnant et des architectures voisines. Comme si de plus en plus nombreux, chacun de nous était seul au monde. Et en effet, c’est bien de cela qu’ils’agit : plus de liens traditionnels avec les ancêtres, plus de liens historiques, plus de liens spirituels, plus de liens avec le cosmos, plus de liens avec la nature, plus de liens entre nous… Des poissons de banc, au gré des courants.
Un des sens du mot religion, c’est "relier". Je vois sans cesse, dans les commentaires français sur facebook, des gens bien formatés et complètement ignorants accuser « les religions » de tous les maux de la terre, j’en accuse au contraire ceux qui ont rompu tous nos liens, ceux qui ont « éteint au ciel des étoiles qui ne se rallumeront plus », et s’en vantent. La religion, la tradition, l’art, c’est ce qui nous permet de renouer encore quelque chose. Mais la religion d’autrefois, l’art et la tradition d’autrefois étaient aussi portés par l’immense communauté du monde paysan forcément relié, car dépendant du milieu écologique, de la nature, qu’il connaissait bien, qui était son élément. Du reste, quand je lis les psaumes, je le retrouve, cet élément, les Écritures sont pleines de ce monde agricole et pastoral que nous avons laissé assassiner et qui était notre richesse spirituelle et culturelle millénaire irremplaçable, notre humanité lui survivra-t-elle?

Le monastère, je ne sais plus où me mettre pour le photographier

Ces palissades, il y en a des kilomètres. Entre celle-ci et le village de Gorodichtché, si personne n'empêche le saccage, tout sera bâti de baraques recouvertes de plastique et de centres commerciaux et "de loisirs". Le lac et le monastère deviendront complètement infréquentables.  

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