Il fait encore très
froid la nuit, mais le jour est plein de lumière, d’azur sur la neige
éblouissante, de nuées irisées qui passent en jetant des flocons dans de grands
rayons de soleil. Le paysage sans cesse s’obscurcit et s’éclaire.
J’ai voulu aller me
promener du côté du monastère Nikitski,
et du lac, c’était le plus beau monastère, et le plus bel endroit de Pereslavl,
et tout cela s’abîme à vue d’œil : on construit n’importe quoi n’importe
où. Des palissades découpent le gâteau, c’est-à-dire cette merveilleuse lande
où l’été, couraient le vent et les fleurs sous les nuages, et qui était restée
la même depuis le moyen âge, sous le vaisseau fantastique du monastère et de
ses coupoles d’argent. On la découpe en tranche pour en tirer du fric, pour
fournir de la distraction au consommateur moscovite, pour bâtir des maisons
moches et banales, prétentieuses et mal fichues, des centres commerciaux, des
discothèques, des restaurants et des parkings et des centres de sport et de
loisir. Pour l’instant, les pétitions et autres actions désespérées des gens du
cru et des collaborateurs du musée retiennent encore les requins d’achever leur
méfait, mais je ne doute pas qu’ils emploient bien leur temps, harcèlent,
soudoient, menacent peut-être, la galette est prête, ils veulent la manger, et
le saccage sera consommé. Le saccage complet de Pereslavl, impitoyablement
défiguré. Ce que le communisme avait épargné, le libéralisme capitaliste l’achèvera.
La seule chose qui aurait pu sauver les environs du monastère Nikitski aurait
été une ferme nationalisation de ce parc, de cette réserve naturelle, de ce
bien commun historique, de ce refuge de la beauté et de la mémoire, mais cela n’a
pas été fait, aussi le site sera pollué, à tous les sens du terme : visuel
et écologique. La source de saint Nicétas deviendra un cloaque et le lac une
pataugeoire.
Je ne sais plus qui m'interrogeait sur la célèbre "pierre bleue" païenne, un bloc de granit qui était l'objet d'un culte, il est à présent environné de baraques qui m'ont ôté toute envie d'aller le visiter: les pierres païennes bordées de constructions touristiques n'ont certainement pas la même magie...
Ayant vu et constaté,
j’ai pris la décision de ne plus aller là bas : c’est trop triste.
Quand j’ai été interviewée
par Politvera, elle m’a demandé ce qui me déplaisait le plus en Russie, j’avais
répondu les conseils indiscrets des femmes qui veulent mon bien, mais en
réalité, cela n’est rien, c'est une broutille. Ce qui me bouleverse, c’est le mauvais goût, et la
corruption, mais cela va de pair, car si l’on ne pouvait toujours acheter un
fonctionnaire pour massacrer tranquillement un site, la laideur fantasmagorique
du post-soviétisme ne rongerait pas ce qui reste de la Russie avec cette
rapidité catastrophique.
Comme disait Dany
Kogan dans un commentaire, les ascenseurs du diable font peu à peu remonter l’enfer
jusqu’à nous, et nous n’aurons bientôt plus que les églises comme refuge...
Je suis allée ce matin
à celle du Signe, celle du marchand de vin et spiritueux touché par la grâce.
Il y avait beaucoup de vieilles, mais j’arrivais à m’asseoir. Les fresques donnent une agréable impression d’ensemble,
bien que les figures en soient assez raides. Les icônes de l’iconostase m’ont paru
jolies, et même, celle de la
Transfiguration brillait comme une étoile, mais l’iconostase lui-même
surchargé de dorures, les étouffe complètement. Il me paraît clair que l’iconostase
doit être avant tout un support, un écrin. Quand on offre un brillant, on le
présente sur du velours sombre et uni, pour qu’il ressorte. Or la plupart du
temps, je vois l’iconostase ramener ses dorures en se fichant éperdument d’éclipser
les icônes qu’elle supporte. Les gens semblent ne pas imaginer possible de laisser une
belle surface de bois lisse et ciré autour des icônes, il faut obligatoirement
le torturer, le creuser dans tous les sens de motifs grouillants et l’asperger
d’or. Comme le fond des icônes, en Russie, est généralement doré, cela fait beaucoup
d’or quand même, je ne voudrais pas dire…
D'un autre côté, je
regardais les icônes dont le fond n’est pas doré, eh bien alors il est « bien
peint », méticuleusement, c’est-à-dire qu’on le dirait ripoliné, on voit
qu’on s’est bien appliqué à ne pas laisser la moindre différence de tonalité, d’épaisseur,
et la lumière ne passe plus du tout, ça ne circule pas, c’est juste bien
peint. Il vaut mieux de l’or, au moins
il y a des reflets. Pourtant, je me souviens de la réflexion d'Ouspenski, me toisant au dessus de ses lunettes d'un oeil plein de sarcasme, quand je lui avais demandé de m'apprendre la dorure: "Pourquoi voulez-vous dorer vos icônes? vous êtes riche?"
Que se passe-t-il avec
les gens depuis qu’on a quitté le monde traditionnel où tout était spontanément
beau ? Plus personne ne voit de liens entre les choses. L’iconostase d’un
côté, les icônes de l’autre, aucun rapport entre l’un et les autres. Le
monastère et n’importe quoi autour, n’importe où, n’importe comment. On
construit sa maison comme un chien pose sa pêche, sans se soucier une minute du
paysage environnant et des architectures voisines. Comme si de plus en plus nombreux,
chacun de nous était seul au monde. Et en effet, c’est bien de cela qu’ils’agit :
plus de liens traditionnels avec les ancêtres, plus de liens historiques, plus
de liens spirituels, plus de liens avec le cosmos, plus de liens avec la
nature, plus de liens entre nous… Des poissons de banc, au gré des courants.
Un des sens du mot
religion, c’est "relier". Je vois sans cesse, dans les commentaires français sur facebook, des
gens bien formatés et complètement ignorants accuser « les religions »
de tous les maux de la terre, j’en accuse au contraire ceux qui ont rompu tous
nos liens, ceux qui ont « éteint au ciel des étoiles qui ne se rallumeront
plus », et s’en vantent. La religion, la tradition, l’art, c’est ce qui
nous permet de renouer encore quelque chose. Mais la religion d’autrefois, l’art
et la tradition d’autrefois étaient aussi portés par l’immense communauté du
monde paysan forcément relié, car dépendant du milieu écologique, de la nature,
qu’il connaissait bien, qui était son élément. Du reste, quand je lis les
psaumes, je le retrouve, cet élément, les Écritures sont pleines de ce monde
agricole et pastoral que nous avons laissé assassiner et qui était notre
richesse spirituelle et culturelle millénaire irremplaçable, notre humanité lui survivra-t-elle?
Le monastère, je ne sais plus où me mettre pour le photographier |
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