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jeudi 15 mars 2018

Départ



Déjeuner hier avec ma cousine  Dany, à Montélimar. Nous avons évoqué ceux qui sont partis et ceux qui vont bientôt partir. Dany est la gardienne de nos tombes, elle les visite régulièrement. Nous avons parlé de la foi, car elle est catholique, de la prière. Cela semblait lui poser problème, comment prier ? A vrai dire, moi, j’ai entendu parler de ce qu’était vraiment la prière quand j’ai lu les Récits d’un Pèlerin russe à l’âge de dix-huit ans. Auparavant, au cathé, on me disait qu'il fallait être bien gentil avec tout le monde, mais je sentais déjà que ce précepte comportait certaines limites que la prière, je le découvris plus tard, permettait seule de reculer. 
«J’ai un livre de prières, lui dis-je, pour les dire toutes, celles du matin, du soir, l’office de minuit, les complies, les matines, les vêpres plus les psaumes ou le nouveau Testament, la journée ne m’y suffirait pas. Plus la prière de Jésus qu’on peut dire n’importe où.  Et ces prières sont pleines de sens, souvent très belles.
- Oui, mais il arrive qu’on les dise et qu’on ait la tête complètement ailleurs…
- Cela arrive très souvent et à tout le monde !
- Mais alors est-ce que cela a un sens ?
- D'après saint Païssios, oui, car si nous avons la tête ailleurs et ne comprenons plus ce que nous disons, le diable, lui, comprend, et il tremble…
-C'est imagé! »
La foi est la seule chose qui nous tient debout toutes les deux, même si, dans mon cas, elle n’est vraiment pas inébranlable et si j’ai perdu tellement de temps : «Je ne sais pas si j’écrirai un autre roman, peut-être vaudrait-il mieux peindre des icônes et prier, me préparer à passer de l’autre côté. En même temps, je vois que Dieu m’a poussée en Russie, à travers le père Placide, et c’est de partir qui m’a remis le nez dans mon roman, cela faisait donc partie du dessein providentiel à mon égard. Certes, cela a provoqué chez moi une sorte d’effondrement spirituel, mais c’est que des choses n’étaient pas réglées.
- Tu verras bien par la suite… »
Avec Dany, c’est tout un cortège de fantômes qui descend d’Annonay en Ardèche, dans ce Montélimar de la fin de ma vie qui coincide probablement avec la fin de la France. Quelle étrange impression que de se voir mourir en même temps que son pays millénaire, de savoir que la continuité dans laquelle s’inscrivaient mes ancêtres s’achève plus ou moins avec moi. Déjà, Montélimar n’est plus vraiment Montélimar. Pierrelatte n’est plus Pierrelatte. Ne plus se sentir vraiment chez soi dans son pays vous pousse  à aller rejoindre dans la Mémoire Eternelle le meilleur de ce qui nous était cher.
En dessous du pont, un oiseau blanc pêche dans le Roubion, un grand échassier, avec une aigrette. L’eau plisse à ses pieds d’agiles dentelles. Je regagne l’affreuse église saint Jammes en vieux béton triste. Elle doit dater de la fin des années 40, je l’ai toujours vue. Nos voitures sont garées à côté. « Montélimar, Montélimar, train sans arrêt jusqu’à Pierrelatte », chantait la gare avec l’accent du midi, autrefois, et maman m’y attendait, ou bien, plus loin encore dans le temps, quand je prenais de Paris le train postal de nuit, je sortais alors du compartiment couchette, je tirais ma valise, je regardais au delà de la fenêtre le défilé de Donzère, l’aurore pleine de mistral, je descendais à Pierrelatte dans la bourrasque du quai, et je voyais Pedro venir à ma rencontre. Nous allions acheter le pain et les croissants de l'hôtel, nous prenions le café avec maman...
Quand nous revenions d’Annonay à Pierrelatte en voiture, Montélimar annonçait la fin de la route. Le « rucher des abeilles » est encore là, une ruche géante en béton où l’on vendait des nougats, mais la grande publicité du début du XX° siècle, où une petite fille féroce débitait du nougat à la hache, a fini par disparaître.
 Aujourd’hui, c’est avec ma sœur et le père Gauthier que nous avons repris l’habitude du déjeuner au restaurant qui se faisait avec Patrick. Patrick pour lequel je lis les prières des défunts tous les matins et que nous ne reverrons plus sur cette terre. Son absence était pourtant bien présente. Je pars demain. Mon plombier m’a écrit : « la Patrie vous attend. » La seconde, la dernière, ma dernière arche.



Dernière vision de la Garde au petit matin

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